- Le FN a catalysé une série de protestations, de craintes et d’hostilités, contre l’Europe, l’étranger, les élites, le gouvernement, la crise, le « système »… ce qui en fait non seulement le premier parti de France mais le premier mouvement d’extrême droite en Europe. Même si les élections européennes sont considérées comme sans conséquence majeure, favorisant un vote défouloir sans risque, le niveau atteint par le FN provoque un coup de semonce et un profond malaise, qui ne peut rester sans effet.
- L’illusion nationaliste est un signe des temps, de crise, de doute, de repli et, finalement, de grande faiblesse. Elle est à la mesure du déficit de pédagogie sur l’Europe, sur le monde et de l’incapacité française à regarder les réalités en face et à s’en prendre à elle-même plutôt que chercher chez les autres les causes de ses propres problèmes. Tous les grands défis actuels, celui de l’emploi et de la croissance, de la fiscalité et de l’équilibre des comptes publics, de l’immigration et de l’intégration, de l’énergie et de l’environnement, devraient appeler une réponse européenne, claire et forte. Mais c’est l’idée même d’une Europe puissance, d’une Europe solution, qui est devenue inaudible : non seulement pendant trois courtes semaines de campagne électorale mais depuis des années, la scène nationale (politique et médiatique) n’a eu de cesse, à coups de promesses, de mots et de démagogies, d’entretenir l’illusion que le pouvoir réel était exclusivement national (voir parisien !) et que, pour sortir de la crise, seul suffisait le volontarisme d’un pouvoir limité aux frontières de l’hexagone (voir d’un homme seul situé à l’Élysée !)
- Le FN met à nu cette dérive, cette illusion d’optique propre à la France, et oblige à en tirer, tôt ou tard, les enseignements. Cette fuite en avant d’une partie de l’opinion, inquiète et coléreuse – un quart des suffrages exprimés lors de ces élections européennes – est en fait un risque de terrible retour en arrière, elle est sans doute le signe politique d’une crispation identitaire et d’un déclin supplémentaire. Car comment ne pas voir que sortir de l’Union européenne serait une orientation bien pire que celle dénoncée ? Comment ne pas comprendre qu’une France isolée s’enfoncerait dans une crise économique, sociale et politique bien plus grave que la crise actuelle ? Comment ne pas voir que les sirènes du nationalisme et du retour aux frontières d’il y a 40 ans fermeraient dangereusement les horizons de la France, y compris pour ses emplois et les débouchés de ses entreprises ? Sachant que l’État-nation, surendetté, ne peut être que de faible recours. Résultat d’une quarantaine d’années de mauvaise gestion, l’État ayant laissé filer, au gré des vents électoraux et de promesses à courtes vues, les déficits publics et les comptes sociaux.
- La crise a aujourd’hui bon dos, l’Europe est devenue bouc-émissaire, mais ce sont nos propres comptes, et notamment ceux des droits sociaux continuellement acquis à la hausse depuis 50 ans, qu’il faudrait régler. Mais voilà le problème national : à cette douloureuse logique comptable, personne, dans la classe politique, n’ose s’essayer. Il est plus facile de tempêter contre Bruxelles que de s’en prendre à soi-même ! La machine à illusions est lancée depuis trop longtemps pour s’arrêter d’un seul coup. Sauf si des troubles en venaient à emporter le pays dans le chaos et une crise de régime. Ce qu’il ne faut évidemment pas souhaiter, même si l’hypothèse n’est plus à exclure. Si aucun sursaut collectif n’a lieu, un dérèglement politique et démocratique peut en effet s’ajouter au dérèglement économique et social.
- Une refondation politique, à la fois républicaine et européenne, est donc un impératif pour les partis de gouvernement, qu’ils soient de droite, de gauche ou du centre. D’une part, pour qu’ils sachent tenir (et faire entendre) un discours de vérité sur les dangereuses illusions du nationalisme. En cela, un vaste chantier d’information civique, sur les réalités européennes qui nous entourent, nous concernent et nous portent, devrait être mis en œuvre pour, en dehors de tout esprit partisan, montrer que la France ne peut et ne pourra s’en sortir seule mais en coopération active avec ses voisins.
- Cette refondation politique est aussi devenue un impératif pour chacun des partis de gouvernement pour qu’ils rebâtissent, de manière crédible, des projets de société et une méthode où les citoyens pourraient avoir toute leur place. Pour cela, il faut que les institutions politiques s’ouvrent davantage à l’écoute et la consultation des Français (et pas seulement par la voie, instrumentalisée, du référendum ; diverses formes de consultation, sur des thèmes ou des projets, peuvent en effet avoir lieu pour faire respirer la démocratie en dehors des élections). Il faut aussi que la diversité des opinions (et des profils) soit mieux prise en compte (par exemple au Parlement, par l’instauration d’une dose de proportionnelle), il faut encore, et peut-être surtout, que les partis politiques classiques ouvrent largement leur porte pour ne plus être des lieux clos des professionnels de la politique. Car, si on veut entendre un message positif (ou moins négatif) dans le vote FN, c’est aussi celui d’un vote coup de gueule, sans adhésion idéologique forcément marquée d’extrême droite mais visant à bousculer l’édifice des partis classiques, trop fermés à l’expression démocratique, trop fermés aux acteurs de la société civile, trop limités au petit jeu de quelques ambitions personnelles.
- À la droite UMP et au centre UDI-Modem dans l’opposition, à la gauche socialiste au pouvoir, et aux écologistes plus ou moins indépendants, de trouver les voies rapides d’une telle refondation politique qui permettrait, hors des démagogies et des pièges tendus aux Français par les extrêmes, de redonner aux citoyens un espoir, un horizon, une vision crédible, positive et entraînante de l’avenir. Vaste mais impératif programme pour tous les courants de pensée. S’il n’est pas mis en œuvre rapidement, une impasse aboutirait à des lendemains qui, au-delà d’une gueule de bois électorale, déchanteraient vraiment. L’Europe et la société française sont aujourd’hui en paix. Mais l’histoire a montré qu’on ne se prémunit jamais assez des avancées et des dangers du nationalisme, qui utilise toujours la crise et des boucs-émissaires pour menacer de l’intérieur les démocraties. Que cette bruyante alerte serve à une chose : à une profonde refondation française, civique et démocratique.
Jean-Philippe Moinet
(26/05/2014)