Grand spécialiste de l’Islam, du monde arabe et du Moyen-Orient, Gilles Kepel était l’invité, en mai dernier, de la French-American Foundation. L’occasion d’un subtile tour d’horizon des sujets sensibles actuels, qui concernent les États-Unis et la France. La Revue Civique était présente et reprend ici les propos assez prémonitoire de l’auteur de « Passion arabe » (Gallimard ; 2013) à propos de la Syrie, devenue selon lui « la clé de voûte – clé de voûte inversée d’un immeuble en ruine – d’une ligne de faille structurante du Moyen-Orient, dans laquelle les États-Unis mais aussi les pays européens se trouvent pris, avec un système d’alliances qui, en partie, leur échappe ». Il évoque aussi le Qatar et ses revers : « en soutenant à fond les Frères musulmans un peu partout, le Qatar, à mon avis, a perdu une grande part de son influence ». Il explique pourquoi.
La Syrie : une faille structurante du Moyen- Orient dans laquelle les États-Unis mais aussi les pays européens se trouvent pris.
Dans un Moyen-Orient traversé de courants multiples et complexes, le cas de la Syrie est particulièrement tragique. Rappelons que la situation en Syrie est l’aboutissement des « révolutions arabes » de décembre 2010. Ces révolutions ont été l’expression de revendications démocratiques contre des régimes dictatoriaux ou autoritaires, et ces revendications ont été encouragées par la diplomatie américaine dès le milieu des années 2000. Se sont juxtaposés à ces revendications des enjeux d’hégémonie et de rapports de forces internes au monde arabe. Par exemple, à l’intérieur du monde sunnite, entre l’Arabie Saoudite et le Qatar. Ou entre le monde sunnite et le monde chiite. Et la Syrie est devenue la clé de voûte – clé de voûte inversée d’un immeuble en ruine – d’une ligne de faille structurante du Moyen-Orient, dans laquelle les États-Unis mais aussi les pays européens se trouvent pris, avec un système d’alliances qui, en partie, leur échappe.
Dans les deux camps qui s’affrontent en Syrie, il y a d’une part l’Iran, allié à l’Irak. On a d’ailleurs trop peu souligné le caractère paradoxal de cette situation : l’intervention américaine en Irak a laissé place à une alliance Irak-Iran ! Il y a donc un axe Iran-Irak-régime de Assad-Hezbollah-Hamas. Il faut se rappeler que le Hamas, qui a pris le pouvoir à Gaza en 2007, était présent à Damas, capitale syrienne, et a travaillé étroitement avec l’Iran, qui s’est ainsi offert deux frontières avec Israël : en instrumentalisant le Hezbollah au Liban au Nord et le Hamas à Gaza au Sud. Pour l’Iran, cela a donc été l’occasion, à partir de cette date et jusqu’à aujourd’hui, de construire une ligne de défense avancée qui lui permettra, en cas d’attaque, de répondre. En faisant tirer sur Israël, depuis Gaza ou depuis le Liban, avec des missiles à courte portée et en menant un certain nombre d’actions qui auront pour objectif d’entamer les capacités militaires et défensives de l’État hébreu. À travers le Hamas et le Hezbollah, l’Iran a trouvé le talon d’Achille d’Israël, ce que les États arabes auparavant étaient incapables de faire, empêtrés qu’ils étaient dans une logique quasiment américano- soviétique de conflit ou d’opposition de puissances à puissances, entre les uns et les autres. L’Iran dans cette stratégie n’a pas grand-chose à perdre, en envoyant le Hezbollah et le Hamas au casse-pipe et en ne risquant pas de voir ses villes vitrifiées par une opération massive israélienne, une telle action de rétorsion étant impossible, ou en en tout cas très difficile, à mener politiquement par Israël. À cet axe Iran-Irak-régime de Assad- Hezbollah-Hamas, avec aussi le Djihad Islamique qu’il ne faut pas oublier à Gaza, il faut bien sûr ajouter la Russie.
Des alliances compliquées
Face à cela, qu’y a-t-il ? Il y a un axe assez improbable où se trouvent l’Arabie Saoudite et le Qatar, qui se détestent entre eux, le premier finançant les salafistes le second les Frères musulmans, se trouve aussi la Turquie (avec des enjeux complexes à gérer), les États-Unis et l’Europe dans des proportions différentes, et Israël qui, « objectivement », est l’allié de l’Arabie Saoudite et du Qatar. Notamment quand il bombarde l’armée de Assad, qui livre des armes aux Hezbollah, qui lui-même combat l’Armée syrienne Libre, dont le Qatar, et divers milliardaires koweïtiens et d’autres pays du Golfe financent l’armement et un certain nombre de brigades. La situation en Syrie est donc complexe car ces alliances ne vont pas de soi. Elles sont compliquées à gérer. Et la présence d’Israël dans cette affaire est difficile à admettre dans le camp arabe des anti-Assad car il est immédiatement utilisé par le camp d’en face !
C’est bien sûr un lourd défi devant lequel se trouvent les diplomaties occidentales et l’alliance transatlantique. On a dit que l’Europe était quasi absente. Pour ce qui est de la capacité décisive ou décisionnelle, c’est un peu vrai. Mais la France, par exemple, a été très en pointe sur la volonté de faire partir Bachar El Assad. On peut certes lui reprocher d’être dans la gesticulation mais la France n’est pas complètement démunie dans cette affaire, elle est même directement « partie prenante ». D’abord, il faut se rappeler que les révolutions arabes ont commencé en français. Elles ont commencé à Tunis et ce n’est pas un hasard, parce que l’Afrique du Nord est compénétrée, même au niveau des classes moyennes inférieures, par le fait de penser et de s’exprimer en français, même si cela fait parfois l’objet de l’opprobre des « barbus ». Rappelons par exemple que, dans l’Assemblée constituante tunisienne, il y a dix députés qui sont élus de France (5 de France du Sud, 5 de France du Nord). Tous sont Français, binationaux. On peut très bien avoir aujourd’hui, quelqu’un qui, au titre de sa tunisianité, est député à Tunis et, au titre de sa francité, adjoint au maire, voire maire, d’Aubervilliers ou de La Garenne-Colombes en région parisienne.
La Tunisie est d’ailleurs peut-être le pays où la situation est la moins catastrophique, où la société civile a gardé une force autonome la plus grande et où les contradictions à l’intérieur de la mouvance islamiste apparaissent avec le plus d’acuité. Les tanks et les forces de police du mouvement Ennahda au pouvoir en Tunisie traquent ainsi les salafistes à la frontière algéro-tunisienne. Alors que le mouvement islamiste a été porté au pouvoir par l’aura de l’opposition martyre à la dictature et par sa capacité d’organisation, ce mouvement aujourd’hui se fragmente ou se réfracte car il est obligé de mettre les mains dans le cambouis de la gestion et du pouvoir, ce qui provoque une très forte impopularité, liée à une situation économique très dégradée.
La France « partie prenante »
La France est donc « partie prenante » dans les bouleversements qui ont leur impact en Syrie. Les États-Unis ont joué aussi un rôle important dans l’émergence des révolutions arabes. D’ailleurs, les « complotistes » arabes avaient vu, là, une opération « américano-sioniste » destinée à affaiblir les pays arabes face à Israël. C’est aussi une raison pour laquelle nous avons relativement peu, en France, en comparaison proportionnelle par exemple avec la Belgique, de djihadistes qui partent volontaires pour la Syrie : il y a une tendance, au sein de l’Islam radical français, qui soutient Bachar El Assad, lui-même longtemps soutenu par l’iranien Ahmadinejad et le vénézuélien Hugo Chavez, considérés comme deux héros de la lutte anti-israélienne et anti-sioniste. Pour ces radicaux, affaiblir Assad ce serait affaiblir la lutte contre Israël. En Syrie, sur le terrain, des victoires obtenues par le régime syrien – victoires tactiques sans doute – sont dues, pour partie, à ce fait.
Le Qatar : en soutenant un peu partout les Frères musulmans, ce pays a perdu une grande part de son influence.
Qu’en est-il de la situation et du rapport de forces en ce qui concerne les États du Golfe, qu’on nomme en arabe « les États en carton » ? Rappelons qu’ils vivent tous sur le traumatisme de l’invasion du Koweït par l’Irak de Saddam Hussein en 1990 et qu’ils ont la crainte d’une double hégémonie Iran-Irak. Tous ont donc essayé de s’en prémunir. Ces États, considérant que l’Arabie Saoudite ne pouvait servir de caution et de protecteur, se sont considérablement rapprochés de l’Occident, pour des raisons militaires, des États- Unis mais aussi de l’Europe.
Or, le Qatar, qui menait cette politique de médiation, d’assurance multirisques – qui était à la fois en relation avec Israël et le Hamas, qui tissait des liens dans les réseaux palestiniens, libanais, etc. – a beaucoup investi en Europe, et en particulier en France sous le quinquennat précédent, et a vécu les révolutions arabes comme une aubaine en se voyant devenir la grande puissance du monde arabe sunnite. Dans mon livre, je compare le Qatar à un tigre et l’Arabie Saoudite à un éléphant (reprise de l’image théorisée par Hô Chi Minh pendant la période de la guerre d’Indochine, où le tigre représentait selon lui le Vietminh communiste et le pachyderme le corps expéditionnaire français). Le pachyderme saoudien se trouve englué dans un problème de gouvernance majeur. Le roi est extrêmement âgé, il a réussi à survivre à deux princes héritiers dont on pouvait penser qu’ils allaient lui succéder, mais aucune lignée familiale n’est en mesure de s’imposer aux autres. Le pays en est largement paralysé. L’Arabe Saoudite, avec son immense puissance, n’arrive pas à projeter celle-ci dans la région du fait de cette gouvernance problématique. Cela a offert une fenêtre d’opportunité au Qatar.
Captation des dieux du stade
Mais en soutenant à fond les Frères musulmans un peu partout, le Qatar, à mon avis, a perdu une grande part de son influence, qui venait notamment de son outil majeur de « soft power », la chaîne Al Jazira. Chaîne que plus personne aujourd’hui ne regarde en Égypte, en Tunisie ou ailleurs, car elle est devenue le canal de propagande des Frères musulmans. Elle a perdu pour cela beaucoup d’audience. Il y a une zone d’incertitudes aussi quant à l’avenir en matière de gouvernance. La relation avec la France, aussi, est devenue très compliquée. Les investissements en banlieues, même s’ils suivaient ce que les Américains ont essayé de faire pendant une période, posent de gros problèmes au monde politique. Le fait que le Qatar ait racheté des droits de football, le PSG, a conduit à ce que la captation des dieux du stade français s’organise sous contrôle d’un émirat gazier… Qu’au kabyle Zidane, qui a permis la victoire de l’équipe de France en 1998, en incarnant la réussite et l’intégration modèle d’un enfant d’immigré nord-africain, succède un Franck Ribéry, Ch’ti converti à l’Islam, dont il fait une ressource identitaire centrale et qui a peut-être une perspective de retraite dans l’émirat gazier, cela participe d’une transformation majeure des représentations. Que le propriétaire du PSG ait sans doute forcé la main des autorités publiques françaises pour qu’il y ait un événement populaire avec photos place du Trocadéro, ce qui a conduit à des émeutes incontrôlées, tout cela reflète un certain nombre de dysfonctionnements dans la manière dont le Qatar se projette.
Cette « démesure » de la politique qatarienne – imputable pour l’essentiel au Premier ministre et cousin de l’émir, Hamed bin Jassem – a mis la politique de l’émirat dans une situation compliquée : elle a accru les tensions, pour un petit État, certes fort riche mais qui multipliait les inimitiés et les facteurs de risque. Cela est probablement l’un des facteurs – avec l’état de santé déclinant de l’émir – qui a conduit celui-ci à abdiquer en faveur du prince héritier Tamim, second des fils qu’il a eus avec sa troisième épouse Cheikha Moza, fin juin 2013. Ce passage des générations s’accompagne d’une marginalisation de Hamed bin Jassem, dont il reste à mesurer l’effet réel, en attendant que les faits démontrent le « recentrage » du nouvel émir sur une ligne plus prudente et conciliatrice.
Gilles KEPEL, auteur de « Passion arabe » (Gallimard)
(In La Revue Civique n°12, Automne 2013)
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Créée en 1976 à l’occasion du bicentenaire des États-Unis, la French-American Foundation s’est donnée comme objectif d’améliorer les relations entre la France et les États-Unis. Avec un bureau de chaque côté de l’Atlantique, cette Fondation organise des rencontres (par exemple avec Gilles Kepel), des débats et des groupes de travail visant à favoriser le dialogue et de nouer des liens entre les deux rives de l’Atlantique. C’est dans ce cadre qu’en 1981 a été lancé le programme « young Leaders » qui réunit chaque année dix Français et dix Américains de 30 à 40 ans, sélectionnés pour leur réalisation, leur leadership et appelés à jouer un rôle important pour leur pays. Ensemble, ils participent à deux séminaires, deux années consécutives, afin de réfléchir aux enjeux communs de leurs pays et d’approfondir leur connaissance de l’autre. Sur le même modèle, en 2012, a été lancé le programme « Jeunes Espoirs » qui offre, à des jeunes lycéens et collégiens français de milieux défavorisés obtenant de bons résultats scolaires, la possibilité de partir à la rencontre des États-Unis, de ses habitants et de sa culture. |