Députée des Hauts-de-Seine, Constance Le Grip (Renaissance), ancien députée (LR) au Parlement européen, a été la Rapporteure de la Commission d’enquête qui a récemment tiré le signal d’alarme sur les ingérences russes en France et pointé les complicités du RN de Marine Le Pen. Elle répond à nos questions sur l’ampleur des ingérences russes dans notre pays et les manières d’y répondre et, à l’avenir, d’y résister.
-La Revue Civique : la mission parlementaire sur les ingérences russes en France, dont vous avez été la Rapporteure, a pointé une série d’éléments accréditant clairement la complicité du RN de Marine Le Pen avec la Russie de Poutine, la parti lepéniste servant de « courroie de transmission » selon les termes du rapport. La Russie menant des attaques en guerre « hybride » contre les démocraties et contre la France en particulier, cette complicité ne relève-t-elle pas d’une forme « d’intelligence avec l’ennemi » ?
-Constance LE GRIP : S’agissant des liens entre le Rassemblement National et la Russie de Vladimir Poutine, je ne crois pas que nous nous situions dans le cas de figure de l' »intelligence avec l’ennemi ». L’intelligence avec l’ennemi est une incrimination édictée par le Code Pénal français, dans une section du Livre IV du Code Pénal relatif aux crimes et délits contre la Nation, l’Etat et la paix civile. On se situe alors dans le fait d’entretenir des intelligences avec une puissance étrangère ou une organisation étrangère, en vue de susciter des hostilités ou des actes d’agression contre la France! J’ai très clairement écrit dans mon rapport, remis au nom de la Commission d’enquête de l’Assemblée Nationale sur les ingérences étrangères, qu’il y a une proximité politique et idéologique incontestable entre le Rassemblement National et le régime de Poutine, des accointances, complaisances et connivences avérées, qui perdurent, et un soutien constant aux positions de la Russie sur les grands sujets internationaux. Le relais par Mme Le Pen et par le Rassemblement National – et avant par le Front National – du narratif russe, et particulièrement des priorités et choix de Poutine, m’ont amenée en effet à employer ce terme de « courroie de transmission ».
« Pour des patriotes, comme aiment à se présenter les dirigeants du RN, quel paradoxe à être depuis au moins 10 ans, quasi-systématiquement alignés sur les positions du Kremlin »
L’année 2014 est très éclairante à cet égard. Alors que la Russie annexe illégalement la Crimée, en y envoyant des hommes armés, et y organise ensuite un referendum totalement bidon, qu’aucun pays ni organisation internationale ne reconnait, sur le « rattachement » de la Crimée à la Russie, Mme Le Pen s’empresse de déclarer que la Crimée est russe, l’a toujours été, et que la consultation électorale a été tout à fait libre et démocratique! Elle le répétera d’ailleurs encore avec obstination le 24 mai dernier, lorsqu’elle est auditionnée par la Commission d’enquête. C’est aussi au cours de cette même année 2014 que le Rassemblement National présidé par Marine Le Pen se voit octroyer un prêt de 9,4 millions d’euros par une banque russe (le micro-parti de Jean-Marie Le Pen obtenant, lui aussi, un prêt russe de 2 millions d’euros). Ces concomitances de date laissent pour le moins songeur…
En effet, pour des patriotes, comme aiment à se présenter les dirigeants du RN, quel paradoxe à être ainsi, et depuis au moins 10 ans, quasi-systématiquement alignés sur les positions du Kremlin, et à ne pas s’insurger avec force et condamner les atteintes directes faites, par exemple, dans de nombreux pays d’Afrique francophone, contre les intérêts français, contre nos soldats, contre la France, atteintes directes qui sont le fait de milices armées, d’officines et d’agents d’influence russes ou liés et payés par la Russie ? Quelle terrible collusion !
« La Russie est, à date aujourd’hui, la principale menace en terme d’ingérence contre notre pays »
-Le RN a bien sûr invoqué un procès « politique » à son encontre mais les faits relevés sont effectifs et certifiés, par beaucoup d’observateurs indépendants aussi. Dans quelle mesure l’expression politique, naturellement libre en démocratie, doit-elle se prémunir des dérives de mouvements qui, sous couvert de liberté, propagent un révisionnisme sur les événements actuels ? Comment la démocratie peut-elle se protéger des ennemis de la liberté, dont fait partie la Russie d’aujourd’hui avec le régime agressif de Poutine ?
-Le Rassemblement National a eu beau tempêter, menacer, accuser, crier à la manipulation, il est indéniable, comme vous le soulignez, que mon rapport est étayé par les déclarations faites au cours des nombreuses auditions que la Commission d’enquête a menées. Chefs de nos services de renseignement, universitaires, chercheurs, experts, journalistes d’investigation, tous ont clairement documenté la réalité et la dangerosité des ingérences étrangères en France, en provenance principalement de la Russie et de la Chine, la Russie étant, à date, aujourd’hui, la principale menace en terme d’ingérence contre notre pays. Et les liens entre le parti de Mme Le Pen et la Russie de Poutine sont incontestables.
Si la liberté d’opinion et la liberté d’expression doivent bien sûr être préservées dans nos démocraties, et si toutes les opinions en matière internationale peuvent être entendues, nous ne saurions être naïfs ou faibles et laisser nos systèmes démocratiques être affaiblis, attaqués, ou manipulés. Les ennemis de nos libertés et de nos démocraties savent souvent très bien exploiter à fond notre système libéral, notre appétence pour le débat d’idées et notre respect du débat contradictoire, et retourner nos valeurs et nos garanties des libertés fondamentales contre nous. En interdisant il y a un an la diffusion de RT(la télévision Russia Today) et de Spoutnik sur le territoire de l’Union européenne, ces deux chaînes étant de véritables instruments de propagande du Kremlin, les institutions européennes ont fait le bon choix et eu le bon réflexe. C’était la bonne décision pour protéger nos démocraties !
Plus globalement, et pour dépasser le cadre des medias dits « alternatifs » pro-russes et autres relais d’influence véhiculant sur internet les éléments de langage du régime de Poutine, quand ce ne sont pas des « fermes à trolls » ou des « bots » qui tentent d’inonder la toile de leurs « fake news » fabriquées à Moscou, c’est à nos medias, à la société toute entière, à nous tous, de nous informer de manière correcte et appropriée, de nous former afin de détecter, deviner, analyser, décrypter, les malinformations, les désinformations, les manipulations d’information. A nous de prendre pleinement conscience de la guerre informationnelle qui nous est menée.
Nos services de renseignement, nos agences spécialisées (je pense par exemple à VigiNum, en charge de la lutte contre les ingérences numériques étrangères), font pour leur part un remarquable travail. Mais tout ne peut pas reposer sur notre appareil d’Etat ! A nous tous de nous responsabiliser. Eduquer, informer, se former. Des mesures réglementaires et législatives peuvent sans doute aussi être envisagées, pour plus de transparence et de préservation de notre espace informationnel de liberté, pour mieux protéger nos savoir-faire industriels et technologiques, les fruits de notre recherche et de notre innovation.
« Nous sommes incontestablement dans un momentum particulier pour ce qui concerne les diverses ingérences étrangères, et tout particulièrement russes, que nos dirigeants ont choisi de révéler »
–Une vaste campagne d’ingérence et d’intox russe (avec l’utilisation massive de faux sites internet) vient d’être dévoilée et dénoncée par le ministère français des Affaires étrangères, cette campagne de manipulation de l’information impliquant divers grands acteurs, dont des acteurs étatiques et paraétatiques russes. La France ne pourrait-elle pas enclencher une action diplomatique plus forte encore – avec par exemple le renvoi du territoire français de nouveaux diplomates russes – doublée d’actions judiciaires ?
-Vous avez parfaitement raison d’évoquer la toute récente affaire « Doppelgänger » (plus précisément, sa deuxième vague). Pour la première fois en effet, le 13 juin dernier, la Ministre française de l’Europe et des Affaires étrangères dénonçait « l’existence d’une campagne numérique de manipulation de l’information contre la France impliquant des acteurs russes et à laquelle des entités étatiques ou affiliées à l’Etat russe ont participé en amplifiant de fausses informations ». La Ministre ajoutait que Paris était en lien étroit avec ses alliés « pour mettre en échec la guerre hybride menée par la Russie ». Cette campagne massive, qui dure depuis au moins un an, a visé plusieurs sites de médias français (au moins Le Figaro, Le Monde, Le Parisien, 20 Minutes) mais aussi le site du Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, et d’autres sites gouvernementaux, avec la création de sites miroirs. D’autres medias européens ont aussi été visés.
C’est la première fois que la France procède aussi clairement à une attribution et dévoile une opération, il faut le souligner. De même que nos services de renseignement font de la contre-ingérence, nous avons des agences et des services spécialisés en capacité de détecter de telles campagnes de désinformation et de mettre en place des contre-mesures. Nous sommes incontestablement dans un momentum particulier pour ce qui concerne les diverses ingérences étrangères, et tout particulièrement russes, que nos dirigeants ont choisi de révéler et de mettre en lumière. L’opération Doppelgänger avait déjà été documentée en 2022, pour ce qui concerne sa première vague, par des sites d’investigation américains et par Facebook, sans que cela ne fasse vraiment du bruit.
Je ne doute pas que, dans les chancelleries européennes et peut-être même occidentales, les discussions aillent bon train pour élaborer la riposte mais, aussi et surtout, renforcer les dispositifs de détection et de protection. En matière d’ingérences numériques étrangères, qu’il s’agisse de cyberattaques ou de désinformations, il en va comme en matière d’espionnage : la contre-ingérence se nourrit d’une certaine discrétion. Faut-il le rappeler ? Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, de nombreux diplomates russes présents dans les ambassades occidentales ont déjà été renvoyés en Russie.
« Le déni de réalité, l’ignorance, l’aveuglement, la complaisance, qui ont longtemps sévi dans notre pays, m’inquiètent, oui… Pour ma part, j’appelle à un véritable sursaut citoyen »
-L’opinion française semble pour partie assez indifférente aux enjeux géostratégiques, y compris quand les menaces touchent l’Europe et la France, et concernent nos libertés fondamentales. Sous l’influence de l’extrême droite comme de la gauche radicale LFI (notamment), on entend la petite musique « pacifiste » tenter son oeuvre de neutralisation des positions face aux agressions russes. Est-ce que cela vous inquiète pour l’avenir ? Et comment agir efficacement, selon vous, à ce penchant Français là pour éviter qu’une large partie de l’opinion, peut-être par lassitude aussi concernant la guerre en Ukraine, bascule dans une indifférence pouvant profiter à l’agresseur ?
-Le déni de réalité, l’ignorance, la désinvolture, la méconnaissance, l’aveuglement, la complaisance, qui ont longtemps sévi dans notre pays, m’inquiètent, oui, car je crains que, sans doute dans une moindre mesure, ils ne soient toujours répandus dans notre pays. Vous pointez à juste titre l’indifférence aux enjeux géopolitiques et aux relations internationales qui frappent une grande partie de l’opinion publique française. A part les éventuelles conséquences directes et concrètes de ces enjeux pour leur vie quotidienne…
Sans doute la guerre menée par la Russie à l’Ukraine et, avant, la place tenue par la Chine dans la pandémie de Covid19, ont-elles éveillé, et c’est tragique de le dire, l’intérêt d’un plus grand nombre de nos compatriotes pour les sujets internationaux. Les médias ont bien sûr un rôle essentiel à jouer en la matière. Les auditions et le rapport de la Commission d’enquête de l’Assemblée Nationale, qui ont recueilli un vrai écho dans la presse, vont peut-être contribuer à sensibiliser nos compatriotes à la réalité des menaces qui planent sur notre démocratie et nos libertés. De même, le prochain rapport annuel de la Délégation Parlementaire au Renseignement, dont une partie pourra sans doute être déclassifié, pourra-t-il apporter lui aussi des éléments d’information importants pour informer, sensibiliser et faire prendre conscience.
La révélation de l’opération Dippelgänger par le Gouvernement participe elle aussi de ce momentum de conscientisation. Car, pour se protéger d’un danger, encore faut-il en être conscient. Nos services de renseignement ont opéré cette prise de conscience salutaire, quoiqu’un peu tardive à mon avis. La DGSI organise par exemple un grand nombre de contacts et de réunions pour informer et former élus, membres des milieux économiques et universitaires, fonctionnaires, des réalités des ingérences et des tentatives qui peuvent être menées.
Pour ma part, j’appelle à un véritable sursaut citoyen, pour ouvrir les yeux sur les réalités géopolitiques auxquelles nos démocraties sont confrontées, sur l’agressivité et la volonté de déstabilisation dont font preuve à notre égard des puissances autoritaires et hostiles, et sur la résistance collective qu’il nous faut leur opposer. La guerre hybride qui nous est menée, et dont les ingérences sont l’expression la plus répandue, appelle ce sursaut citoyen. Celui-ci doit se fonder sur la responsabilité, la transparence et l’engagement de toute la société.
Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET
(21/06/2023)