Victor K, alias Vincent Crouzet, est devenu romancier après avoir travaillé comme agent de terrain pendant plus de 20 ans à la DGSE (service français de renseignements extérieurs). Son dernier livre « Service Action-Louve Aplha »(éd Robert Laffont) est une plongée palpitante dans la vie intense du Service Action (SA), cette unité de la DGSE en charge des opérations les plus clandestines (et musclées). Bon connaisseur des rapports de forces qui s’instaurent sur les théâtres guerriers, il répond ici à nos questions sur ce qui se déroule actuellement à l’Est de notre Europe en Ukraine mais aussi sur les opérations de déstabilisation provoquées par la Russie en Afrique. Entretien.
-La Revue Civique: on assiste à une bataille des drones des deux côtés de la frontière russo-ukrainienne ? Quel est l’intérêt d’une telle confrontation sachant que les drones sont généralement abattus avant d’atteindre leurs cibles ? Est-ce surtout un intérêt ou calcul d’ordre psychologique ?
-Vincent CROUZET : Côté russe, c’est une question de carence missilière : faute de disposer d’un stock nécessaire de missiles, les Russes utilisent désormais les drones, moins coûteux. Leur utilisation est purement psychologique et vise à épuiser l’opinion ukrainienne. En fait, c’est bien l’inverse qui est provoqué : chaque séquence d’attaques de drones renforce plus encore la cohésion nationale. Mais ces vagues obligent aussi la défense aérienne à utiliser massivement les anti-aériens du bouclier fourni en très grande partie par le Pentagone. Là, encore, il s’agit aussi, peut-être d’attrition…
Côté ukrainien, c’est très différent. Si les résultats de frappes d’objectifs sont nuls, en revanche Kiev teste 1/ la réaction militaire et politique russe 2/ celle des alliés très réticents aux frappes sur territoire russe, mais surtout habitue les opinions à la violation du sacro-saint tabou du sanctuaire russe. Cette guerre est asymétrique, l’agressé ne pouvant frapper l’agresseur sur son territoire. Comme si l’Ukraine devait se défendre avec une main liée dans le dos. Évidemment, cette restriction majeure, imposée par l’allié américain, est conditionnée par le risque d’emploi de l’arme nucléaire par la Russie. Néanmoins, cette posture, injuste, est en train d’être, jour après jour, éprouvée par ces attaques de drones. Qui aurait pu imaginer, il y a quelques années, Moscou frappé par les airs ?
« On sent bien depuis plusieurs mois l’effritement d’un régime qui n’est plus tout à fait pyramidal »
-Après plus d’une année de guerre, la Russie de Poutine n’a pas réussi, malgré sa destruction massive de villes ukrainiennes, à prendre vraiment le dessus sur les Ukrainiens, soutenus en armements par les puissances occidentales. Une guerre multiforme et durable n’est-elle pas l’hypothèse la plus probable ?
-La thèse d’une guerre durable est défendue par de nombreux experts militaires. J’y crois moins : les effondrements et naufrages militaires soudains, dans les oblasts de Kiev, Kharkiv ou Kherson, ont montré que les forces russes peuvent subir des défaites massives et rapides. En fait, le sort de ce conflit se joue principalement à Moscou. On sent bien depuis plusieurs mois l’effritement d’un régime qui n’est plus tout à fait pyramidal. Des guerres de clans au coeur du système sécuritaire et militaire apparaissent au grand jour, sur le devant de la scène internationale, les gesticulations et outrances de Prigojine n’étant que la partie immergée d’un iceberg de haines recuites entre tchékistes et chefs militaires…
En Ukraine, « le rôle de la guerre de l’ombre est considérable »
-Sur le théâtre ukrainien, notamment à l’Est de l’Ukraine, quels peuvent-être les rôles des services de renseignements, occidentaux (dont Français) d’une part, et russe d’autre part ?
-Le rôle de la guerre de l’ombre est considérable. Les services russes ont longtemps pensé qu’ils étaient prédominants sur le théâtre ukrainien, tant les liens entre SVR-FSB et SBU (service de sécurité ukrainien) ont été interdépendants par le passé. Ce sont des services « frères », issus de l’URSS, avec des formations d’agents comparables, une organisation et des méthodes semblables. Une « chasse aux sorcières » a nettoyé le renseignement ukrainien au printemps 2022, démasquant, grâce aussi aux renseignements américains, des dizaines de taupes et désorganisant le maillage russe. Les services occidentaux sont en fait très présents en Ukraine depuis 2014, avec une prépondérance anglo-saxonne.
Il est notamment possible que des forces spéciales britanniques SAS aient permis, sur certains axes, d’encaisser des premiers chocs au cours des journées cruciales de l’offensive russe sur Kiev. Côté français, on restera très prudent sur notre présence en Ukraine, et notamment sur celle, hypothétique, du Service Action. Ce qui reste certain, c’est que les capacités d’emploi des unités opérationnelles de la DGSE leur permettraient de participer à la formation du personnel ukrainien, à la protection de l’acheminement de l’armement, etc… Enfin, nos services jouent pleinement leur rôle « classique » de recueil du renseignement, afin d’apporter une aide essentielle à la prise de décision des hautes autorités. L’inverse serait une anomalie.
« On parle beaucoup du Mali mais Wagner saigne aussi la République Centrafricaine, déstabilise le Soudan et le Burkina-Faso, joue un rôle malveillant à Madagascar et dans l’Océan Indien »
-Vos écrits (la série chez Robert Laffont) sont de pure fiction mais la réalité, en matière de services de renseignements, ne dépasse-t-elle pas la fiction ? Ce que vous racontez, par exemple sur les épouvantables exactions commises par le groupe de mercenaires russes Wagner, qui opèrent en Ukraine et en Afrique, recouvre quelle part ou proportion de la réalité ?
-J’essaie, sans jamais rien dévoiler, de rester au plus proche de la conjoncture et de la réalité. Je considère qu’un roman d’espionnage est légitimé par le réalisme. Cependant, je refuse à me renseigner (et d’ailleurs il ne me le serait pas possible) sur les actions réelles du Service Action sur les théâtres d’opérations. Je me contente, en fait, en connaissance de la structure et de ses savoirs-faire, de calquer ses capacités sur une intrigue plutôt romanesque. Parfois, sans le savoir, je rejoins la réalité. C’est le cas avec « Louve Alpha » où je ressuscite le SMERSH (instrument de terreur du NKVD pendant la seconde guerre mondiale), au moment où les cercles ultra-nationalistes russes réclament son rétablissement pour punir les traîtres et les ennemis.
Concernant Wagner, je suis indigné par l’impunité des crimes des mercenaires russes, notamment au Sahel. Dans « Louve Alpha », j’évoque le cas du village malien de Moura, victime d’une exaction digne d’Oradour-sur-Glane. Ce qui se déroule au Sahel, très au-delà d’ailleurs de nos intérêts, est ignoble. Les démocraties occidentales se doivent de réagir. On parle beaucoup du Mali mais Wagner saigne aussi la République Centrafricaine, déstabilise le Soudan et le Burkina-Faso, et joue un rôle malveillant à Madagascar et dans l’Océan Indien. Lutter contre Wagner, c’est rendre d’abord service aux Africains, même contre leur gré. Et c’est aussi un enjeu de civilisation.
Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET
(01/06/2023)