Razika Adnani est philosophe, islamologue et conférencière franco-algérienne. Membre du Conseil d’orientation de la Fondation de l’Islam de France et membre du conseil scientifique du centre civique du fait religieux, elle est auteure de plusieurs ouvrages, dont « La nécessaire réconciliation, Laïcité et islam, mission possible ? » et « Maghreb : l’impact de l’islam sur l’évolution sociale et politique », une étude socio-politique publiée par Fondapol en décembre 2022. Cette interview porte sur cette étude de la Fondation pour l’Innovation politique, dont on trouvera le lien en fin de cet entretien mené par Jean Corcos pour La Revue Civique.
-La Revue Civique : Vous notez un parfait parallélisme entre les pays du Maghreb : même islamisation dès le 7è siècle ; même refoulement du passé berbère, avec liens de sang revendiqués avec des personnages arabes ; même type de sociétés où « l’obéissance est une vertu » ; référence à l’islam dans les Constitutions dès l’indépendance ; et ces dernières décennies, progrès de l’islamisme partout. En Tunisie, la nouvelle Constitution de juillet 2022 supprime toute référence aux droits de l’Homme, et en Algérie la liberté de conscience n’est plus reconnue; le Maroc, au départ le pays le plus conservateur, semble avoir mieux évolué, pourquoi ?
-Razika ADNANI: Dans le domaine de la modernisation, lors de la période de la Nahda, le Maroc a été beaucoup plus en retard et beaucoup plus conservateur en comparaison avec ses deux voisines : l’Algérie et la Tunisie. Sur le plan constitutionnel, l’Algérie a reconnu dès son premier texte, celui de 1963, l’égalité en droit entre les hommes et les femmes et son respect des droits humains tels qu’ils sont inscrits dans la Déclaration de 1948. La Tunisie a, elle aussi, reconnu la Déclaration universelle des droits de l’Homme dès 1959, même si l’égalité entre les femmes et les hommes n’a été explicite dans la Constitution qu’en 2014.
En 2011, après les événements que le Maroc a connus dans le sillage de ceux qu’on appelle « les printemps arabes », ce pays a très vite promulgué une nouvelle Constitution (celle de 2011) qui a voulu répondre à certaines revendications de la population d’une part et, se mettre au même niveau que ses deux voisines d’autre part. Le Maroc a donc marqué une certaine évolution sur certains points comme l’affirmation de l’égalité homme/femme et réaffirmé sa reconnaissance des droits de l’Homme, évoqués dans la Constitution de 1992. En revanche, les révoltes populaires en Algérie et en Tunisie ont débouché sur un recul quant aux droits humains. La Tunisie ne les évoque plus à partir de juillet 2022 et l’Algérie, si elle reconnaît toujours la Déclaration universelle des droits de l’Homme dans son préambule, a préféré à partir de 2020, dans le chapitre droits et liberté, remplacer l’expression des droits de l’Homme par l’expression « droits fondamentaux », qui est très vague et que les islamistes préfèrent à celle des droits humains et de la Déclaration universelle de 1948. En 2020, l’Algérie a également renoncé à la liberté de conscience. Cependant, sur le plan du respect de ces droits humains, la liberté et l’égalité, le Maroc ne fait pas mieux que ses deux voisines. Il a tout comme l’Algérie et la Tunisie promulgué des lois qui ne sont pas en accord avec ces deux valeurs et ne respectent pas la Déclarations des droits de l’Homme en soumettant notamment les femmes aux règles discriminatoires de la charia. La Tunisie a aboli certaines règles de la charia en 1957 dont la plus coriace, la polygamie.
« L’islam est est fondé sur l’obéissance et l’inégalité »
–Le Malékisme, doctrine juridique de l’islam, et le soufisme, ésotérique et mystique, sont les deux modes de pratique musulmane au Maghreb. Pourriez-vous les décrire rapidement ? On les oppose parfois. Or, vous dites qu’en fait ils ne se contredisent pas. Pour quelle raison ? Vous écrivez que « l’islam tel que les musulmans l’ont construit à partir du Coran est fondé sur l’obéissance et l’inégalité »; s’oppose-t-il donc par principe aux droits de l’Homme ? Et enfin, que penser des oppositions retenues par les islamologues entre « islam modéré », « islam politique », « wahabbisme », etc. ?
-Le malikisme est la deuxième doctrine juridique de l’islam sunnite fondée par Malek ibn Anas à Médine au VIIIe siècle. Elle considère que l’islam ne peut se réaliser sans sa dimension juridique. Le soufisme est une doctrine qui revendiquait à l’origine un islam spirituel et ésotérique.
Cependant, les deux doctrines ont fini par trouver un terrain d’entente et ont cohabité parfaitement pendant des siècles et continuent de cohabiter, bien que le wahabisme accuse le soufisme d’hérésie. Cohabitation s’expliquant par le fait que l’islam soufi a fini par accepter la charia. Dans les deux doctrines, la vérité est révélée et transmise et non construite par la pensée et l’intelligence. Dans l’islam malékite, elle n’intervient qu’en dernier recours car la première source du savoir est le Coran, ensuite les hadiths (les paroles) du prophète, ensuite les traditions de ses compagnons, ensuite les habitudes des habitants de Médine. Dans le soufisme la vérité est dévoilée à certaines personnes qui sont les saints. Ce sont les deux points communs les plus importants entre les deux doctrines.
« La solution dont les musulmans ont besoin réside
dans l’islam libéré de la politique et de l’esprit salafiste »
Concernant les droits humains, oui, l’islam tel que les musulmans l’ont construit et le pratiquent ne les reconnaît pas. Il est fondé sur l’obéissance et l’inégalité qui s’opposent à l’égalité et la liberté, deux valeurs fondamentales des droits de l’Homme. Certaines évolutions ont été réalisées dans ce domaine lors de la Nahda, mais on constate, à partir de la seconde moitié du XXe siècle, un renoncement à ces acquis et un retour progressif au passé. L’étude que j’ai menée est une sonnette d’alarme que je tire sur ce phénomène de renoncement aux valeurs de la modernité qui n’épargne pas les musulmans d’Occident. Jusqu’où peut-il aller ? Concernant les islamologues, je précise que toute personne qui parle de l’islam n’est pas forcément un islamologue. Un islamologue est une personne qui pense l’islam d’une manière objective, donc scientifique, qui se libère au maximum de ses idées reçues pour chercher la vérité.
Quant à « l’islam modéré », il n’est pas l’opposé de « l’islam politique ». Modéré est le caractère de ce qui fait preuve de mesure, qui se tient éloigné de tout excès, et un islam qui n’est pas dans l’excès n’est pas forcément un islam non politique. Bourguiba était très modéré mais a pratiqué un islam politique. Il reconnaissait l’islam comme religion de l’État dans la Constitution qui a été promulguée pendant sa présidence en 1959. Elle affirme le respect des enseignements de l’islam et celui-ci comme religion de l’État. C’était donc un islam politique modéré qui est évidement diffèrent de l’islam politique non modéré des wahhabites ou des talibans. La solution dont les musulmans ont besoin ne réside pas dans l’islam modéré mais dans l’islam libéré de la politique et de l’esprit salafiste.
« Le « féminisme islamique » est une perversion du féminisme »
–Le rapport aux femmes est un « fil rouge » de votre note. Si pendant la période de la « Nahda » les femmes avaient conquis le droit de sortir de la maison, de s’instruire et de travailler, des règles discriminatoires ont été maintenues, « les modernistes étant imprégnés de traditions ». La France coloniale a maintenu le « statut personnel » censé respecter la religion, et les codes de la famille après l’indépendance se référaient à la Charia. Aux vues de la poussée islamiste récente (construction de mosquées, exhibitionnisme religieux), peut-on imaginer qu’elles soient demain le fer de lance du changement, comme en Iran aujourd’hui ?
-En effet, lorsque les pays musulmans ont voulu se moderniser au début du XXe siècle, l’obstacle contre lequel ils se sont heurtés était celui de l’égalité entre les hommes et les femmes. Les modernistes et les démocrates n’étaient pas émancipés de leur désir de dominer l’autre et cet autre était la femme et la France n’a pas donné le bon exemple. Elle a imposé, dans les pays qu’elle occupait, la modernisation du droit pénal et commercial mais a abandonné le statut personnel aux traditions et à la religion. À leur indépendance, ces pays ont continué sur la même logique. Les démocrates et les modernistes ne se sont pas libérés de l’esprit du patriarcat et l’islamisme est un patriarcat. C’est un point commun qui fait qu’ils se sont entraidés pour garder les femmes dans une situation d’infériorité juridique qui perdure.
Pour que les femmes soient demain le fer de lance du changement dans le monde musulman, il faut que les hommes dominent leur désir de domination, que les femmes cessent de se soumettre à l’islamisme et que le féminisme retrouve son vrai sens. Malheureusement, ce n’est pas le cas aujourd’hui. Bien au contraire, il y a un retour en arrière et un renforcement d’un discours religieux conservateur, ce qui n’épargne pas les femmes et a affaibli énormément leur combat pour leur droit d’avoir les mêmes droits juridiques que les hommes. Aujourd’hui, celles qui se disent « féministes » veulent que leur combat soit limité et encadré par la charia. Ces femmes se voulant des « féministes islamiques » ne revendiquent que ce qui ne va pas à l’encontre des lois de la charia, alors que celles-ci les discriminent. C’est une perversion du féminisme qui est néfaste pour le féminisme. Ce courant que se veut un « féminisme islamique » est très actif en Iran. D’ailleurs beaucoup de celles qui ont participé à la révolte des femmes dans ce pays sont voilées. Elles rejettent le voile imposé par les mollahs mais pas le voile voulu par la femme comme elles le prétendent. Alors que le voile est la pierre contre laquelle se heurte tout changement de la situation des femmes mais aussi des sociétés musulmanes.
Un travail à faire au sein de l’islam et la nécessité, dans les sociétés musulmanes, de séparer l’Etat de la religion
–Vous écrivez : « quand une civilisation est fondée sur une religion et que celle-ci contrôle tous les domaines, l’évolution est encore plus difficile si la religion elle-même n’évolue pas. Il faut donc mener un travail en son sein ». Comment « construire un islam nouveau à partir du Coran, adapté aux valeurs de l’humanisme » ? Qui peut en faire une lecture renouvelée et à partir de quelle légitimité ? Le plus simple ne serait-il pas à la fois la montée en force d’élites non religieuses – penseurs, philosophes, artistes –, et une forme de laïcité à la française ?
-Quand j’ai commencé à prendre l’islam comme sujet de réflexion, la question que je me suis posée est : y a-t-il une solution pour sortir de l’impasse dans laquelle se trouvent les sociétés à majorité musulmanes et qui les empêche d’évoluer dans le domaine social, politique et humain ? Pour certains, il n’y a pas d’autres solution que la sortie de l’islam. Pour ma part, j’étais convaincue que si cette solution était possible sur le plan individuel, il était impossible de l’envisager sur le plan de la communauté des musulmans et qu’il fallait que le changement se fasse au sein de l’islam.
Mon travail m’a permis de constater qu’il y a dans les Coran des versets qui ont une portée universelle et dont l’interprétation peut s’accorder parfaitement avec les valeurs de la liberté, de l’égalité et de l’humanisme tels que le verset 105 de la sourate 5, La Table servie : « Ô les croyants vous êtes responsables de vous-mêmes, celui qui s’égare ne vous nuira point si vous avez pris la bonne voie », recommandant le respect des libertés individuelles, et le verset 70 de la sourate 17, le Voyage Nocturne : « Certes, nous avons honoré les fils d’Adam », qui peut être un fondement pour valoriser l’humain quel que soit son sexe, sa couleur ou sa religion. Le problème est que ces versets font partie de ceux que les musulmans ne prennent pas en considération. Ils leur ont préféré d’autres versets. Depuis des années, je ne cesse de dire que si les musulmans ont choisi certains versets, pourquoi ne pas en choisir d’autres aujourd’hui ? Il ne s’agit pas d’une relecture du texte coranique uniquement mais de faire d’autres choix. Pour cela, il faut se libérer de l’épistémologie salafiste.
Ce travail revient aux musulmans de confession ou de culture. Cela ne veut pas dire que les autres n’ont pas le droit de participer au débat d’idées, d’autant plus qu’ils sont concernés par les problèmes qui se posent au sein de l’islam. Ce travail de réforme ne sera pas fait par les religieux, car leur objectif a toujours été de protéger leur discours et par la même leur pouvoir. Dans le monde musulman, l’État a lui aussi une responsabilité dans cette réforme, et son premier devoir consiste à séparer l’État de la religion, c’est-à-dire entre le domaine de l’État et celui de la religion. C’est une réforme politique qui permettra à la réforme de l’islam de se faire, et qui ne peut être à l’abri d’un retour en arrière que si elle est accompagnée de ce travail au sein de l’islam.
Propos recueillis par Jean CORCOS