Michaël de Saint Cheron, intellectuel et auteur aux multiples travaux et écrits, est un grand spécialiste de l’oeuvre et de la pensée d’André Malraux. Il est l’auteur de « Malraux et le Bangladesh » (Gallimard), qui porte des leçons universelles sur les ressorts de l’engagement. Qui concernent l’actualité du combat des Ukrainiens pour leur liberté, et la nôtre en Europe. Entretien ici pour La Revue Civique, mené par Marc Knobel, essayiste et historien.
–Marc Knobel : Michaël de Saint-Cheron, vous êtes philosophe des religions, écrivain et votre œuvre est considérable. Vous étonnez encore vos lecteurs en publiant un livre inattendu, mais important. Il y a cinquante ans, André Malraux s’engageait pour l’indépendance du Bangladesh. Les éditions Gallimard ont publié votre livre « Malraux et le Bangladesh », pour marquer à la fois le cinquantenaire de l’indépendance de ce pays et le 120e anniversaire de la naissance d’André Malraux. Pourquoi fallait-il y consacrer un livre et en quoi cette histoire est-elle saisissante ? Pourquoi devrions-nous nous rappeler de cette tragédie ?
-Michaël de Saint-Cheron : Votre question, cher Marc Knobel, est tout à fait importante et je vous en remercie. Ma première réponse, je la ferai en vous rapportant les paroles de Dany Laferrière, ce magnifique écrivain, académicien français, originaire d’Haïti, qui a compris à la première seconde la sottise de la réponse d’un directeur du supplément littéraire d’un grand quotidien national à mon attachée de presse : « Il n’y a pas pour l’instant de projet d’article sur le cinquantenaire du Bangladesh libre. » Voici la réponse de Dany Laferrière que j’ai transmise aussitôt à ce fort bon journaliste, par ailleurs, qui n’en a rien fait : « Vous pouvez à tout moment remplacer le Bangladesh par n’importe quel autre lieu du monde, même Saint-Denis sur Seine. Il s’agit de la fièvre de Malraux à transmettre à la jeunesse. Malraux s’est levé pour le Bangladesh. Je me lève pour Malraux. »
C’était un mois avant l’invasion de l’Ukraine par Poutine. Laferrière ajouterait aujourd’hui évidemment: l’Ukraine.
Ma réponse personnelle à votre question serait celle-ci : j’ai écrit ce livre pour dire combien l’appel d’un écrivain tel que Malraux, voici 50 ans, pouvait avoir d’écho chez des jeunes gens qui cherchaient leur voie. Il y a toute une éthique de l’engagement et de la fidélité, à l’Inde et à la figure de Gandhi comme à celle de Nehru, dans cette aventure.
–Comment votre travail s’est-il construit ?
– La première chose à dire est que depuis 1998, grâce à la dernière compagne de Malraux, Sophie de Vilmorin, j’avais, dans mes archives, souvent en copies, plus rarement à l’état de manuscrits, presque toute la correspondance capitale de Malraux, de 1971 à 1973, avec ses interlocuteurs privilégiés, qu’ils soient Indiens ou Bangladais. Ainsi, ai-je les lettres du Président de la République du Bangladesh, Abu Sayeed Chowdhury et d’autres personnalités bangladaises éminentes, comme les copies d’anciens amis ou disciples de Gandhi, amis de l’écrivain, comme le poète Raja Rao. Puis, quelques années après la mort de Sophie de Vilmorin, sa chère fille, Claire de Fleurieu, me fit un cadeau exceptionnel, destiné après moi à rejoindre le fonds Malraux à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, un ensemble d’une vingtaine de pages manuscrites et dactylographiées écrites par Malraux entre l’été et l’automne 1971 intitulées « Résolutions. Propositions de la conférence, New Dehli », « Organisation de l’Ecole de guerre », « Voix du Bangladesh », qui n’avaient jamais été ouvertes, ni donc lues depuis cinquante ans.
Lors du premier confinement lié au Covid, en 2020, je me suis dit : c’est le moment d’écrire ton livre sur Malraux et le Bangladesh. J’ai donc commencé à sortir toutes mes archives et aussi toute la presse (en grande partie provenant de l’ancien fonds d’André Malraux). Pour être clair, il me faut préciser que cette histoire marque en quelque sorte ma naissance intellectuelle, lorsqu’à 17 ans, le 6 juillet 1973, je découvre à la télévision le film du voyage que fit Malraux au Bangladesh et en Inde, soit un an et demi après son appel, lorsque Mujibur Rhaman, le père de l’indépendance, invita officiellement l’écrivain français pour lui témoigner la reconnaissance du Bangladesh.
» Vous avez montré au monde qu’on n’assassine jamais assez pour tuer l’âme d’un peuple qui ne se soumet pas. »
-Dès mars 1971, sous le nom de Bangladesh, la province orientale qui était séparée du Pakistan, autoproclame son indépendance, provoquant la répression féroce de l’armée pakistanaise. On estime qu’il y aurait eu un million de morts, neuf millions de déplacés. Dans votre livre, vous racontez cette scène poignante. Le 21 avril 1973, débarquant à l’aéroport de Dacca, capitale du nouvel État du Bangladesh, aux cris de “Vive Malraux ! Vive Malraux !” lancés par les enfants bangladais, le héraut de la liberté, flanqué de couronnes de fleurs, après avoir pris dans ses bras un petit garçon et l’avoir embrassé, s’approcha des personnalités venues l’accueillir et prononça ces mots : « J’embrasse la pauvreté sur un seul visage. Ne pouvant pas embrasser tout le monde, j’embrasse le Bangladesh sur un seul visage ». En quoi cette parole est-elle symbolique ? En quoi devrait-elle résonner encore de nos jours ?
– En réalité, les chiffres officiels font état d’un nombre de morts allant de 1 à 3 millions avec 10 millions de réfugiés en Inde. Pour répondre à votre question, je dirai, avec un recul de près de 50 ans, que depuis ce 21 avril 1973, je n’ai jamais entendu aucun homme politique, responsable religieux, intellectuel, arrivant dans un pays qu’un Etat plus puissant avait voulu écraser par la force, prononcer des paroles aussi poignantes que celles de Malraux. Il disait que François d’Assise, l’admirable Saint chrétien, avait embrassé une lépreuse en lui disant à peu près : « J’embrasse la pauvreté sur ton seul visage. » Eh bien, il fallait le dire, huit siècles après et surtout pour l’agnostique qu’il était !
Ensuite, il y a une chose capitale à dire et à faire entendre aujourd’hui à Poutine : « Salut, morts des forêts qui nous entourent ! Vous avez montré au monde qu’on n’assassine jamais assez pour tuer l’âme d’un peuple qui ne se soumet pas.»
Cette parole, Malraux l’a clamée dans l’amphithéâtre bondé de l’université martyre de Rajshahi, où le Président de la République Abu Sayeed Chowdhury lui conféra le titre de docteur honoris causa. Cette parole, il faudrait l’écrire en lettre de sang et l’envoyer à Poutine ! Peu lui en chaut naturellement.
« Donner conscience aux hommes de la grandeur qu’ils ignorent en eux. » (André Malraux)
– Vous êtes un fin et scrupuleux connaisseur de la vie et de l’œuvre d’André Malraux et vous lui avez consacré de nombreux ouvrages. Que vous dit l’homme ? Que dit son œuvre ? Et, en quoi et pourquoi, faut-il encore célébrer l’homme et l’œuvre, peut-être plus aujourd’hui qu’hier ?
– Son œuvre dit une infinité de choses parfois complexes, souvent très simples et d’une force infinie. Je rappelle toujours quand j’évoque Malraux à des élèves, deux paroles de lui, que je qualifie de térébrantes. La première est écrite dans la préface au Temps du mépris (1935), roman qui dénonce la torture et le système carcéral nazi : « Donner conscience aux hommes de la grandeur qu’ils ignorent en eux. » Et cette autre, au début de ses Antimémoires « L’une des plus profondes [métamorphoses] que puisse créer l’homme, c’est celle d’un destin subi en destin dominé. » Ces deux paroles disent tellement ce que fut l’écrivain, l’homme d’action, le combattant antifasciste, le ministre, le concepteur fascinant du Musée imaginaire.
– Vous êtes également un fin lecteur et connaisseur des œuvres de Levinas et d’Elie Wiesel…
– Oui, Levinas, Wiesel mais aussi le poète judéo-alsacien, ont marqué ma pensée et mon travail depuis les années 1980. Je veux dire ma dette à l’égard de la pensée majeure de Levinas et de l’enseignement que je reçus de lui, avec d’autres, dix ans durant, le samedi matin, rue Michel-Ange, à l’Ecole de l’Alliance israélite, qu’il avait dirigée si longtemps avant d’être appelé comme professeur de philosophie à Poitiers puis surtout à la Sorbonne. C’était un Maître dans tous les sens du mot. Sur Wiesel ensuite, j’ai beaucoup beaucoup publié : huit livres en vingt ans, écrits sur et parfois avec lui comme notre dialogue Le Mal et l’exil. Ce fut un ami, un maître, un homme au charisme puissant.
– Vous connaissez bien l’Asie, la Chine notamment et l’Inde. Quel regard contemporain portez-vous sur ces deux pays ? La Chine vous inquiète-t-elle ?
– Il y a un demi-siècle déjà, j’ai appris grâce à Malraux une chose essentielle, que l’on peut contester comme tout, mais qui est tellement vraie sur le plan géopolitique même s’il pensait, d’abord, au plan intellectuel. Il disait « Si vous partez de la pensée qui nous a formés – c’est-à-dire, en gros la pensée judéo-méditerranéenne – l’autre pôle, évidemment ce n’est pas l’Extrême-Orient, c’est l’Inde, parce que dans l’Extrême-Orient, il y a quelque chose de commun avec nous : il y a un cosmos. Il y a un ordre japonais. Il n’y a pas d’ordre hindou. Il y a le tourbillon des millénaires » (Jean-Marie Drot, Journal de voyage avec André Malraux; INA).
En effet, toute l’Asie extrême se caractérise par un ordonnancement des valeurs, une hiérarchisation de la société – très différent somme toute du système des castes hindou –, un ordre supérieur, que l’on ne retrouve pas dans le monde hindou. Comme s’il pensait qu’il n’avait pas été assez clair, quelques minutes plus tard, Malraux revint sur cette question, mais cette fois en citant le Védânta, qui, bien que fondamentalement hindou, marqua tant le bouddhisme :
« La pensée a des états et si vous n’éprouvez pas d’état, la pensée n’a pas d’importance. »
« Si vous étendez ça sur l’immense continent, c’est ce que j’appelle les ailes nocturnes. Entre les Chinois et nous, il y a toujours le moment où nous pouvons retrouver ce que j’ai appelé un cosmos, c’est-à-dire un ordre, une qualité, mais elle a une qualité diffuse et perdue, c’est quelque chose comme le crépuscule, enfin, le coucher du soleil. Tandis que [dans] la Grèce, le Japon, la Chine, l’Égypte, il y a la pyramide n’est-ce pas, il y a un truc pointu… L’Inde n’a pas de pointe. »
» Cette guerre des Russes contre l’Ukraine devrait être un signal, à tous les pays dominés par la volonté d’expansion, que cette fois le monde démocratique, le monde libre, ne laissera plus faire. »
Tout cela veut dire quoi au fait ? Que la Chine de Xi Jingping veut dominer le monde, dominer les Etats-Unis et disons l’Occident, ramener par la force Taïwan dans le giron de la République populaire et fait preuve d’une politique expansionniste des plus dangereuses pour la stabilité du monde, à la Poutine. L’Inde n’en a strictement rien à faire de dominer le monde, Modi, le nationaliste, veut avant tout une Inde hindoue et peu importe les conséquences pour les musulmans, qui sont tout de même au moins 200 millions (14,2% sur 1,38 milliards d’habitants) et pour les chrétiens, bien moins nombreux (2,3%). Donc oui, la Chine inquiète beaucoup le monde entier par sa volonté d’expansion.
Cette guerre des Russes contre l’Ukraine devrait être un signal, à tous les pays dominés par la volonté d’expansion, que cette fois le monde démocratique, le monde libre, ne laissera plus faire. Encore faut-il que toute la volonté des Etats-Unis et de l’Europe dans cette guerre-ci fasse fléchir le tyran russe. Ce n’est pas gagné.
– Le monde est chaotique. La guerre frappe à notre porte et l’Ukraine est aujourd’hui écrasée par l’ours russe et les folies de Poutine ? Ce monde vous inquiète-t-il ?
-Qui ne serait inquiet d’entendre Poutine traiter le président Volodymyr Zelensky et son gouvernement de « néonazis », alors que ses grands-parents et arrières grands-parents juifs ont été pourchassés et persécutés par les vrais nazis ? Qui ne serait plus qu’inquiet, angoissés, de voir le président fasciste russe redire que sa priorité était d’écraser à tout prix le peuple ukrainien. Jamais la guerre n’a été si proche de notre Europe. Avons-nous utilisé toutes les armes économiques et diplomatiques que nous avons, contre le tyran ?
Malraux, après d’autres, avait remarqué que seul un ennemi commun pouvait unir le monde contre lui. L’Europe et le monde libre tiennent aujourd’hui cet ennemi commun en train de commettre des crimes de guerre sous nos yeux. Mais que pouvons-nous réellement faire quand il brandit la menace nucléaire ? Nous n’avons qu’une certitude que personne ne pourra nous arracher, c’est la parole de Malraux au Bangladesh : « On n’assassine jamais assez pour tuer l’âme d’un peuple qui ne se soumet pas. »
Propos recueillis par Marc KNOBEL, historien et essayiste.
(15/03/22)