Entretien en profondeur avec Franz-Olivier Giesbert, auteur de « Dieu, ma mère et moi » (Gallimard) : sa foi, son christianisme hédoniste, la place de la joie, le plaisir d’entrer dans les églises… L’écrivain-journaliste évoque aussi sa double personnalité – sa « schizophrénie dangereuse ! » -, et bien d’autres sujets : son attachement à la Laïcité et le syndrome grec… des Français qui refusent, à ses yeux, de « voir un certain nombre de réalités ».
La REVUE CIVIQUE : dans votre dernier livre Dieu, ma mère et moi, le propos est particulièrement direct et intime ; la démarche n’est vraiment pas habituelle : parler de Dieu, de la relation étroite entretenue avec lui… Comment le sujet est-il venu ?
Franz-Olivier GIESBERT : C’était au début de l’été, j’avais décidé d’écrire un roman, j’avais réuni une documentation pour me plonger d’abord dans le sujet, et mon projet a changé. Ce livre m’est tombé dessus, en fait. C’est assez mystérieux. Comme la foi d’ailleurs. D’habitude, je suis assez organisé, je prévois souvent un an à l’avance le livre que je vais commencer à écrire. Là, cela n’a pas été le cas : c’est venu d’un seul coup, assez naturellement, comme une évidence.
Une évidence venue d’où ?
De deux éléments. Le premier, c’est la conversation que j’ai très régulièrement avec ma mère, qui est morte depuis longtemps, il y a une vingtaine d’années. Je converse souvent avec elle, au sujet de ma vie, de ma pratique de la religion, des moments où je sens que je la déçois, ou que je la décevrais si je faisais telle ou telle chose… Ma mère est toujours très présente en moi. C’est quelque chose que je devais sans doute, par l’écriture, évoquer. Le deuxième élément, c’est que j’arrive à un moment de vie, celui de la transmission, du partage. Je me dis qu’il faut en faire profiter les autres : les livres que j’ai lus et aimés, les idées et les rencontres que j’ai pu avoir, les expériences de l’esprit que j’ai pu vivre… Avec ma mère, une série d’évocations me sont venues. Saint-Augustin par exemple. Et le livre est parti comme cela ; je n’ai pas pu m’arrêter.
Vous vous êtes livré…
Oui, c’est un livre-livraison d’une démarche personnelle, sur ce que je crois. Cela me fait penser à une collection qu’il y avait autrefois chez Grasset, nommée « Ce que je crois ». Où est paru notamment un très bon essai de Mauriac.
Cette livraison sur Dieu, dans un monde et un milieu journalistique qui est souvent très loin du sujet – ou qui en fait un sujet de dérision – c’est un acte courageux, non ? Vous n’avez pas hésité à vous livrer ainsi ?
Non. J’ai toujours été croyant, je ne l’ai jamais caché. Cela n’a d’ailleurs jamais embêté personne.
Cette relation singulière à Dieu, vous ne l’aviez jamais autant détaillée.
C’est vrai, mais je ne l’avais jamais caché non plus, tout le monde le savait. Ce n’est pas un coming-out de la foi. Ce n’est pas non plus une conversion, ni un événement pour moi. J’ai toujours été comme cela. Mais je ne m’assume pas plus qu’avant. Je n’ai jamais été prosélyte, je n’aime pas le prosélytisme d’un point de vue général. Bien sûr, un livre est un acte en direction des autres, qui diffuse des idées. Mais ce livre n’est pas un acte de prosélytisme car il y a tellement de pistes dedans, je les ouvre, les mets en partage. Oui, c’est un partage.
Pas de prière, je dis juste Merci
De manière pudique, vous évoquez aussi dans ce livre, au détour d’une page et d’un déjeuner avec le philosophe Derrida, la maladie, le cancer que vous avez eu. Cette épreuve n’a-t-elle pas, aussi, contribué à ces confessions sur Dieu ?
Non, je ne crois pas que cela ait joué un rôle dans l’écriture du livre. J’ai toujours été croyant.
Mais après l’épreuve, on est forcément différent. En tout cas, des questions peuvent se poser différemment, celle de la mort en particulier.
Bon, c’est vrai qu’avec le cancer, j’ai eu un peu peur sur le moment. Normalement, comme tout le monde dans ce genre de circonstance. Quand j’ai appris que j’avais cette maladie, ce n’était évidemment pas très simple et, je le raconte un peu dans le livre, j’allais davantage dans les églises… mais je me suis rendu compte ensuite que cela correspondait simplement à une période où je marchais davantage, pour faire de l’exercice physique. Or, quand je marche, quand je passe devant une église, j’y rentre très souvent. C’est aussi simple. J’ai fait du jogging quand j’étais plus jeune, ensuite du vélo. Maintenant, je marche, j’aime faire de grandes ballades. Et à Paris, Rome ou ailleurs, j’entre dans les églises. J’allume un cierge. Généralement à l’autel de la Vierge Marie. Je ne fais pas de prière, je dis juste merci. Et je repars, tranquillement. Il est vrai que tous ceux, pas seulement les chrétiens, qui sont portés par un sentiment religieux sont généralement bien plus forts devant la mort. Ils la regardent un peu plus dans les yeux, ils ont moins peur, pas à cause de la perspective de vie éternelle – personnellement, je n’y crois pas ! – mais parce qu’ils relativisent les choses, leur foi a fait qu’ils ont une place dans l’univers qui n’est pas forcément au centre, ils ne font donc pas de la mort toute une histoire… Je raconte dans le livre comment André Frossard, par exemple, faisait des blagues, à l’approche de sa propre mort.
Vous évoquez aussi des moments particuliers, où vous avez été transporté par la foi dans votre jeunesse, en Algérie aux portes du désert, dans une église en Égypte ou, en Asie, quand vous avez croisé des personnes comme transfigurées par la foi.
Oui, c’étaient des épisodes d’extase mystique, même si le mot est un peu boursouflé pour évoquer ce sentiment de fusion avec l’univers. Mais ce n’était pas vraiment des moments où j’étais « en croyance ». Car j’ai toujours cru, avant même ces moments. J’ai d’ailleurs toujours cru, sans m’interroger.
Vous avez toujours cru, sans avoir de doute ?
Non, je n’ai jamais eu de doute. J’ai eu bien sûr des passages. Par exemple du Dieu Créateur au Dieu Univers, à l’âge de 18 ans. Avec une conception qui n’est plus totalement ou seulement chrétienne, c’est un christianisme panthéiste ou un christianisme africain, beaucoup plus ouvert sur le monde. Une conception qui se rapproche des thèses du philosophe et théologien Giordano Bruno (1548-1600), condamné à mort et brûlé du temps de l’Inquisition pour hérésie.
Une foi qui puise aussi ailleurs, un syncrétisme ?
C’est un mot que je n’aime pas beaucoup. Je viens du christianisme et je me considère toujours comme chrétien, la figure du Christ est pour moi celle du plus beau des prophètes, l’église est ma maison, le temple aussi d’ailleurs, cela m’est arrivé d’apprécier comme ma maison une synagogue, une mosquée, un temple bouddhiste… J’ai donc ma propre base, tout en m’inspirant aussi parfois d’autres religions. Mais le mot de syncrétisme a quelque chose de très péjoratif, notamment dans le propos du clergé catholique. Simone Weil a des mots magnifiques, que j’évoque dans le livre, pour évoquer ce qui me correspond bien. Elle écrit qu’elle est « aux portes de la chrétienté » – moi, je suis dedans – et qu’elle est devenue chrétienne par les philosophes grecs, par les religions d’Asie, etc.
Par une sorte de filiation…
Oui. Pour ma part, j’étais d’emblée chrétien, contrairement à elle. Mais je me suis ouvert aux philosophes grecs et aux religions d’Asie, qui m’ont enrichi et finalement conforté dans ma foi. Les dernières paroles de Bouddha, par exemple, sont magnifiques.
La joie, aussi, tient une place de choix chez vous.
C’est quelque chose qu’on observe chez les chrétiens et les croyants en général, même s’il peut y avoir aussi une vision « doloriste » de la foi, qui est celle de Simone Weil. Quand elle parle de la « pesanteur de la grâce », quand elle évoque le Christ, la douleur est très présente. Je m’inscris, de ce point de vue, dans une autre tradition, beaucoup plus hédoniste. Je ris aux éclats quand je lis les imprécations de Saint Augustin contre la masturbation. Mon christianisme est en cela « africain », il y a de la joie dedans. J’aime Nietzche, il fait partie de mon univers. Dans son « instinct vital », on n’est pas loin de l’idée de Dieu. Il n’est pas dans une culture du malheur. A partir de Saint- Anselme et ses très beaux textes, l’Église découvre d’autres choses. Les textes sur « la joie pleine » ou « la joie parfaite » apportent quelque chose de plus au christianisme. Oui, la joie est pour moi une dimension essentielle, indissociable, de la foi.
Je suis joyeux parce que je ne m’interroge pas
Mais comment vivez-vous concrètement cette joie, car elle n’est pas évidente en soi pour les êtres humains que nous sommes ? Est-ce la joie qui vous amène vers Dieu, ou votre croyance en Dieu qui vous amène à la joie ?
C’est une excellente question… Je dirai que ça marche dans les deux sens. Pour ma part, j’ai un tempérament toujours optimiste et joyeux, même quand ça ne va pas. C’est comme ça, peut-être parce que j’ai une foi de charbonnier en un Dieu univers. Je suis joyeux parce que je ne m’interroge pas, parce que je ne suis pas en proie au doute. La joie est entrée en moi, j’étais un foetus. La foi a donc toujours vécu de paire en moi avec la joie. Les deux éléments sont très liés. Si j’avais subitement des doutes, je perdrais cette joie. Mais ce n’est pas une joie de projection, du type : « quand je mourrai, je renaîtrai un jour », parce qu’il y aura résurrection ou une vie éternelle, je ne crois pas en la vie éternelle…
Quelles sont alors vos sources de joie ?
C’est avoir l’idée de jouir du temps et du monde. C’est très nietzschéen comme idée : fondre dans le monde, c’est être dans la joie.
Pourtant, être journaliste et plongé dans l’actualité parfois morbide, ce n’est pas vraiment observer un monde joyeux…
Journaliste, c’est un métier, comme d’autres sont électriciens, médecins ou boulangers. Je fais mon boulot et, par ailleurs, j’ai ma vie. J’ai d’ailleurs toujours été un dangereux schizophrène ! Je suis d’un côté dans l’actualité, de l’autre romancier, d’un côté dans la réalité tragique de l’information ou son commentaire coléreux, de l’autre dans l’optimisme intérieur et la béatitude un peu « benêt » du ravi de la crèche… Je sais bien que j’ai plusieurs personnages en moi, je ne ressens pas de gêne par rapport à cela. Le sujet de la cohérence des vies est pour ceux qui ont une haute idée d’eux-mêmes, qui veulent laisser une image, je ne suis pas dans cette logique là.
Pourquoi le sujet de Dieu ne fait pas partie du débat public, sauf quand il s’agit du fondamentalisme ou fanatisme religieux, qui est un autre sujet d’ailleurs ? Pourquoi la relation à Dieu est autant évacuée ou occultée, même si on sait que la pratique religieuse – là encore un autre sujet – relève en France d’une petite minorité ?
Oui, peu de débat c’est vrai sur cette question, et c’est bien dommage. Je trouve ce sujet important et je suis triste qu’on n’en parle pas, ou si peu. Je pense notamment que le fait religieux devrait être un axe important de l’enseignement. L’histoire des religions est aussi importante que l’histoire des civilisations. Cela devrait donc être enseigné aux enfants, dans les premières années de leur scolarité. D’un autre côté, je suis tout à fait opposé à l’idée que la religion entre dans la sphère politique. Elle n’a pas sa place dans le domaine du politique. La gestion de la Cité, dans notre République et c’est très bien, n’a rien à voir, ni rien à faire avec la religion. Je suis très attaché au principe de Laïcité. Et je regrette que, ces dernières années, il y ait eu quelques coups de rabot sur la République laïque. Pour moi, il n’y a pas de compromis possible concernant le principe de Laïcité. Quand j’entends évoquer l’hypothèse de revenir sur la loi de 1905, je suis très inquiet. Si cette loi venait à être mise en péril, on serait fondé à s’interroger vraiment sur notre avenir.
On ne vous a jamais fait le reproche, simplement en évoquant votre foi dans vos écrits, de porter atteinte à l’esprit de Laïcité ?
Jamais. Car on me sait très laïc et républicain. Dans le passé, déjà ancien, il a pu arriver qu’on conteste certaines de mes positions par exemple en faveur de Jean-Paul II. Mais le reproche de vouloir que le religieux influe sur la société, c’est un reproche qui ne m’a jamais été fait, car il est aux antipodes de ma pensée et de mes écrits. Pour moi, la foi est une affaire personnelle.
Un classique chez nous : la politique de l’autruche
A propos de la politique, et ce qui est apparu au cours de la dernière campagne présidentielle, vous vous êtes demandé si les Français n’avaient pas tendance à ne pas voir les réalités en face. Que vouliez-vous dire ? Que ce soit à droite ou à gauche, où les radicalismes se portent bien, y a-t-il une « fuite en arrière » des Français ?
Je ne voudrais pas parler de régression idéologique mais il y a quand même une réalité chez les Français : ils aiment bien évacuer les réalités et les problèmes qui les dérangent. Ils n’ont pas envie de prendre des décisions difficiles, ils ont tendance à toujours les reporter. C’est un classique chez nous, la politique de l’autruche. On refuse de voir les réalités, soit sur le problème des finances publiques, soit sur les problèmes de Laïcité – on l’a vu à propos de la viande halal –, il y a souvent une tendance au déni de réalité, le tout enveloppé dans des principes politiques ou idéologiques qui mériteraient, précisément, d’être confrontés au réel. Je pense qu’on se rapproche un peu des Grecs. On a bien vu, les Grecs ont vécu au-dessus de leurs moyens pendant très longtemps, jusqu’au jour où la situation est devenue vraiment catastrophique et quand on leur a demandé de faire des efforts, ils sont sortis faire des manifs dans la rue pour protester contre les autres… Cette logique là, on la retrouve un peu en France. Notre rôle à nous, les journaux, est de parler de la réalité, de la rappeler.
Il y a en plus en France un syndrome très particulier, qu’on ne retrouve développé à ce point dans aucune autre démocratie, une double sublimation : la sublimation d’un homme providentiel et d’un État providentiel. Sachant que les vraies solutions ne pourront venir ni d’aucun homme seul – la monocratie – ni de l’État, surendetté et donc plombé pour de longues années. L’absence de débats sur la responsabilité des citoyens, sur le rôle de la société civile, sur la dimension européenne et mondiale – n’est-elle pas un symptôme de nos enfermements ou aveuglements idéologiques ?
Il est vrai qu’il y a quelque chose de pathétique dans le refus français de voir un certain nombre de réalités. C’est cela qui est le plus angoissant. Ce n’est pas seulement les problèmes que nous avons devant nous, qu’on pourrait résoudre en quelques mois ou quelques années. Ce qui est très inquiétant, c’est le discours officiel, les facilités à masquer les réalités, le refus de les voir en face, les tendances à toujours trouver des biais pour les éviter. Notre fonction, dans les journaux, c’est d’éveiller, d’éclairer, de choquer aussi, en disant les choses qu’il ne faut pas dire. C’est notre fonction, peut-être la seule vraiment utile, dire la vérité. Même – et surtout peut-être – quand elle n’est pas bonne à dire, ni facile à entendre.
Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET
(in La Revue Civique 8, Printemps-Été 2012)