Depuis des années, l’historien Marc Knobel a de salutaires obsessions et une puissante détermination. L’une de ses salutaires obsessions, sur laquelle il a beaucoup travaillé et mené de profondes recherches, est cette diffusion sans frontières, sans retenues et sans toujours grandes oppositions, des haines multi-formes qui s’entretiennent.
Cet auteur y travaille depuis des années, avec la précision des historiens rigoureux doublée d’une conviction républicaine qui, chez lui, j’en témoigne modestement, est chevillée au corps. En 2012, dans « L’internet de la haine », il mettait à nu, dans un livre déjà très documenté, l’assaut des « racistes, antisémites, néonazis, intégristes, islamistes, terroristes et homophobes », cette armée d’intolérants virulents, et parfois violents, qui monte avec véhémence « à l’assaut du Web ».
L’année suivante, le même Marc Knobel, que la Revue Civique s’honore d’avoir en son conseil éditorial, publiait un livre « Haine et violences antisémites », où il traitait plus spécifiquement de l’antisémitisme flamboyant, qui a surgi de la première Intifada en 2000, pour se développer avec virulence de Gaza à nos quartiers parfois. Jusqu’aux événements vécus en France de ces dernières années.
Redoutable anesthésie au Mal lui-même
Dans ce nouvel et important ouvrage, « L’indifférence à la haine. Racisme et antisémitisme » (Berg international éditeurs), Marc Knobel recueille utilement un nombre de textes, de données et d’analyses, qui viennent éclairer d’une lumière crue l’actuelle réalité de l’indifférence, répandue en notre société comme une redoutable anesthésie non pas à la douleur mais au Mal lui-même. Ce qui, in fine, relève, selon la célèbre formule d’Anna Harendt, d’une cruelle « banalité du Mal ». Cruelle d’abord, pour toutes les victimes ciblées, du racisme, de l’antisémitisme et de son masque si facile à porter aujourd’hui, l’antisionisme, cruelle indifférence pour toutes les victimes du terrorisme intellectuel ou moral de l’intolérance, victimes du terrorisme tout court. Qui a frappé, tout dernièrement au couteau, à Jérusalem, mais aussi à Marseille.
Cette indifférence ambiante et environnante est cruelle aussi, aujourd’hui en France, pour la société elle-même: car c’est bien l’indifférence qui facilite la propagation de toutes les formes d’intolérances et d’extrémismes, y compris bien sûr, celle de l’extrême droite qui, dans toute l’Europe et tout particulièrement en notre pays, vient récupérer et instrumentaliser les peurs. Pour les transformer en propagande (qui n’a plus besoin de s’afficher d’ailleurs), qu’il s’agisse de la xénophobie ou de l’europhobie. La machine qui consiste à alimenter un extrémisme à partir d’un autre est une machine infernale, que la France démocrate et républicaine, celle des Lumières et qui transcende heureusement tous les clivages (politiques, sociaux, religieux et ethniques), va devoir enrayer. Tôt ou tard. Mais le plus tôt possible serait le mieux !
Mais on le voit bien, autour de nous, on en est loin. L’utilité publique du dernier livre de Marc Knobel, quoi qu’on puisse dire, ici ou là, des textes que l’ouvrage rassemble opportunément, réside en l’interpellation qu’il porte haut : qu’il s’agisse des victimes du djihadisme, dans les trop nombreux pays touchés, qu’il s’agisse des victimes des persécutions, des guerres, des violences et des viols, qui fuient vers nos paisibles pays européens pour simplement se « réfugier », qu’il s’agisse du fléau actuel du racisme et de l’antisémitisme devenu « ordinaire », dans certains quartiers, dans certains dîners… pourquoi tant d’indifférence, pourquoi tant de renoncements, pourquoi tant de faiblesses finalement ?!
La société française, traversée de pulsions national-populistes à tendance clairement xénophobe, serait-elle malade au point de laisser « tomber » l’une de ses grandes régions entre les mains d’un FN lepéniste « banalisé », dont le masque féminin de la vitrine électoral, au Nord comme au Sud, cache une arrière boutique qui continue à colporter des thèses, curieusement nommées « identitaires » (quel euphémisme !), que l’histoire de l’après guerre mondiale (la Seconde) avait cru dégager pour toujours du continent européen.
Une large indifférence affaiblit la vitalité,
sociale et politique, du pays
L’histoire, bien heureusement, ne se reproduit jamais à l’identique. Et il est clair que l’Europe de 2015 n’est pas celle des années 30. Mais une sourde mais large indifférence affaiblit la vitalité, autant sociale que politique, de nos sociétés européennes qui ont peut-être trop longtemps vécu dans l’illusion d’être à l’abri des secousses du monde,. Notamment celles du très Proche-Orient.
Merci à ce livre de Marc Knobel de nous faire réfléchir sur cette histoire en marche, sur nos responsabilités, à la fois individuelles et collectives. Car il s’agit bien, aujourd’hui, de contribuer à (r)éveiller des consciences, que les tenants démagogues du national-populisme-xénophobe cherchent, tous les jours, à endormir, en bassinant un public de leurs mots, de leur dénonciation du soit-disant « droit-de-l’hommisme moralisateur », qui relèverait d’une soit-disant « pensée unique » ou « idéologie du politiquement correct ». On voit qui travaille avec allant, depuis quelques années, et avec succès parfois, à l’anesthésie républicaine et démocratique : des Le Pen à trois générations jusqu’au trio Buisson-Zemmour-Villiers, en passant par les Soral-Dieudonné dont le répugnant spectacle parcourt l’Internet en toute impunité, le flot des démagogues de tous poils fabrique une forme moderne d’indifférence au Mal qui est, l’histoire nous l’a démontré, l’antichambre du Mal lui-même. Qui prospère d’autant mieux, qu’il y a beaucoup de faiblesses, et pas mal de complicités, sur son chemin.
Marc Knobel rappelle les mots de Martin Luther King : « Ce qui m’effraie, ce n’est pas l’oppression des méchants, c’est l’indifférence des bons ».
J’ajouterai, en simple complément, la formule d’Elie Wiesel, que j’ai gardé pour toujours en mémoire de mes vitales rencontres avec le Prix Nobel de la Paix, rescapé des camps d’extermination : « le contraire de l’amour, ce n’est pas la haine, c’est l’indifférence. Le contraire de la justice, ce n’est pas l’injustice, c’est l’indifférence ».
Jean-Philippe MOINET,
Directeur de la Revue Civique, auteur, chargé d’enseignements et conseil,
a été Président-fondateur de l’Observatoire de l’extrémisme.
► « Le sonneur d’alerte a eu tort d’avoir eu raison trop tôt ». Par Jacques Tarnero.