E. Macron aura-t-il l’audace d’une révolution démocratique ? L’opportunité de la réforme des institutions (JP Moinet)

Quelles leçons Emmanuel Macron va-t-il tirer de la violente tempête qui s’est abattue, avec des radicalités déchaînées le 1er décembre à Paris, des radicalités de Gilets Jaunes contenues avant et après cette date ? L’accalmie doit permettre au chef de l’Etat de s’exprimer et d’agir, avec force, dans trois domaines-clé: l’ordre républicain, la cohésion sociale, la démocratie rénovée.

Ce texte a été publié initialement par Le HuffPost, le 9 décembre 2018.

1- L’ordre républicain. C’est sans doute, compte tenu de la stratégie mise efficacement en oeuvre le 8 décembre par les forces de sécurité, le chapitre devenu le plus facile. La question se posait néanmoins, il y a huit jours après ce samedi noir du 1er décembre: les assauts de violence, même s’ils n’étaient menés que par une minorité radicalisée, provoquaient un spectacle sidérant de désordre incontrôlé. Les images des saccages ont évidemment tourné en boucle, faisant des casseurs les maîtres apparents de la situation à Paris. Images qui ont affolé une partie des Français, inquiété les élus de tout l’arc républicain et donné dans le monde entier une image de Paris en feu…

On a aussi vu l’usage de ces images par certains régimes qui n’ont rien de démocratiques, et on était loin d’une compassion solidaire. A Téhéran par exemple, des ayatollahs ont stigmatisé les violences prétendument subies par le peuple français! Prises de position, comme par hasard, très bien relayées par Russia Today, la TV pro-Poutine évidemment pas mécontente de faire focus sur les désordres de la démocratie française. En creux: ce n’est pas à Moscou qu’on verrait une telle anarchie!

Ne pas détruire les fondements de la démocratie

Emmanuel Macron, d’abord pour son peuple (et son électorat) mais aussi pour l’image de la France, a sans doute nécessité de réaffirmer durablement l’importance de l’ordre public, en toute démocratie. Des protestations, même radicales, font bien-sûr partie du jeu démocratique, l’affirmation des contraires est même son heureux lot quotidien. Mais la violence destructrice ne peut pour autant devenir un outil d’expression, la banaliser serait détruire les fondements même de la démocratie et des principes républicains. Ce n’est pas pour rien si la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, proclamée en 1789, proclame aussi la « Sûreté » (sécurité) comme un principe fondateur essentiel. Les révolutions ont certes fait de la violence un moteur qui a déboulonné (et guillotiné) des pouvoirs, enclenchant des engrenages de Terreur et de dictatures. C’est précisément pourquoi les espaces démocratiques modernes ont établi que l’usage de la force (physique) ne pouvait être portée que par l’Etat (de droit), soit pour se défendre d’attaques extérieures (c’est le rôle des Armées), soit pour assurer la sécurité intérieure pour les citoyens et leurs institutions (c’est le rôle de la Police). Cette importance du respect de l’ordre républicain est sans doute l’un des enseignements que pourra relever Emmanuel Macron, qui est dans le rôle institutionnel classique de tout Président de la République en période de troubles.

2 – La cohésion sociale. Il est clair que la réponse du pouvoir exécutif ne saurait s’en tenir à une réponse sécuritaire. Les revendications des gilets jaunes ont beau être diverses, confuses, parfois contradictoires (« halte aux taxes », « plus de services publics »…), elles expriment à l’évidence des souffrances sociales, exprimées par les catégories les plus modestes de la population, souffrances qui n’ont pas su être suffisamment traitées par Emmanuel Macron et le gouvernement d’Edouard Philippe. Qu’il s’agisse de mesures, d’attitudes ou de propos, le début du quinquennat a été jalonné d’épisodes qui ont été perçus comme des signes de déconnexion, d’incompréhension, voire de mépris, signes qui ont attisé des ressentiments, des colères, devenues éruptives et violentes. A tort ou à raison? Compte tenu des débordements, la question est devenue assez secondaire.

Des décisions sociales précises, concrètes, volontaristes

Il s’agit désormais pour Emmanuel Macron lui-même non pas de dire seulement qu’il a pu faire des erreurs – il l’a déjà dit, par exemple lors son intervention télévisée, à Brest, après une itinérance mémorielle chahutée: il s’agit de prendre des décisions précises, adressées aux catégories sociales les plus modestes, par exemple celles qui sont en activité au niveau du SMIC. Il s’agit pour lui, en rappel aussi de toutes les mesures prises destinées à renforcer le pouvoir d’achat des Français les plus modestes (et il y en a eu plusieurs, qui ont été jugées inaudibles, comme le plan grande pauvreté ou la hausse du minimum vieillesse), d’aller plus loin et plus fort dans la présentation d’un plan de cohésion sociale qui, en lien avec les discussions entamées avec les syndicats, doit aussi intégrer ces territoires oubliés de la République: les banlieues et quartiers populaires d’une part, les zones périphériques et rurales d’autre part, autant de « zones » qui se sentent abandonnées par un pouvoir central et les décideurs des grandes métropoles, zones où les protestations radicales prospèrent, récupérées par les mouvements politiques entrés en compétition directe sur ces terrains: mouvements lepénistes et mélenchonistes.

La difficulté, en ce domaine social où des messages convaincants doivent être adressés, est que la France n’a pas de grandes marges de manœuvres budgétaires. Non pas à cause « des contraintes de Bruxelles » ou son prétendu diktat, comme le martèlent avec facilités démagogiques les mêmes mouvements lepénistes, mélenchonistes et petits (mais nombreux) apparentés, mais à cause des Budgets de l’Etat français qui ont, depuis une quarantaine d’années en France, accumulé avec constance les déficits: ce qui aboutit aujourd’hui à un endettement qui a atteint 100% de notre produit intérieur brut ! Un niveau inquiétant, qui est l’un des plus hauts d’Europe, qui ne vient que de l’incapacité française – qui contraste avec la capacité allemande – à équilibrer ses propres comptes publics.

On peut toujours puiser un peu dans la caisse publique mais chacun voit bien que les limites de ses disponibilités ne sont pas extensibles. Ce raisonnement n’est pas audible pour beaucoup de gilets jaunes, qui ne sont que dans la préoccupation de leur fin de mois. C’est la difficulté. D’où l’importance aussi, pour le Président de la République, de prendre des mesures sociales qui aient des effets économiques possibles pour la croissance, l’emploi, donc le pouvoir d’achat des Français et, accessoirement, les recettes fiscales (liées à la consommation). La hausse du SMIC, de ce point de vue, peut être la bonne mesure: elle soulage les fins de mois difficiles des salariés les plus modestes, elle redonne des capacités de consommation, qui seront bonnes aussi pour l’économie française, le commerce, la croissance et donc l’emploi.

Ce lien, de conciliation, entre le social et l’économique, entre la nécessité de distribuer (socialement) et celle de dynamiser (l’économie) est sans doute le point essentiel, attendu, dans l’intervention présidentielle (et la pédagogie future). C’est bien la mise en perspective de son action politique à la tête de l’Etat, pour les prochaines années du quinquennat, qui est en jeu.

Notre vieille démocratie représentative

est peut-être en panne (d’imagination)

3 – La démocratie rénovée. Les gilets jaunes ont aussi révélé une demande sous-terraine, et profonde, de l’opinion. Une frustration, un sentiment d’abandon mais plus positivement aussi un souhait d’expression, un désir de reconnaissance, symbolisé par ce gilet fluorescent que tout le monde peut voir, sur le bord des routes, en cas de panne ou d’accident. C’est que notre vieille démocratie représentative est peut-être elle-même en panne, elle si corsetée dans une Vème République pyramidale et symboliquement monarchique. En tout cas en panne d’imagination pour sortir de la crise de la représentation politique, qui touche tous les partis et qu’aucune alternance présidentielle n’a su enrayer.

Le temps est donc peut-être venu de traiter profondément cette crise là aussi. Et de faire d’un mal protestataire, qui peut très mal tourner, un bien démocratique innovant. Une réforme constitutionnelle était prévue cet été. Elle a été reportée à 2019 du fait de l’irruption estivale de « l’affaire Benalla ». Voilà donc une occasion aujourd’hui, une grande fenêtre de tir et d’opportunité pour le chef de l’Etat: pour aller plus loin dans la réforme des institutions, dans le sens d’une démocratie ouverte à la consultation et la participation des citoyens.

L’Observatoire de la démocratie, vaste enquête d’opinion Viavoice réalisée depuis 2014 pour La Revue Civique, la Fondation Jean Jaurès et un groupe de partenaires médias[1], montre une très large aspiration des citoyens (ils sont près de 75% à le souhaiter) à être consultés sur des thèmes, des sujets, et pas seulement à l’occasion d’élections sur des personnes à élire. Ce désir d’écoute et de consultations sur des sujets n’a quasiment aucun débouché institutionnel aujourd’hui en France. C’est une défaillance qui n’est pas sans conséquences. Les mouvements populistes prospèrent avec d’autant plus de facilités. Et les formes les plus radicales ont trouvé la rue, avec toutes ses dérives, pour s’exprimer. Les gilets jaunes sont aussi une alerte utile. Pour un ressaisissement démocratique d’ensemble.

Le temps est donc peut-être venu, par la réforme attendue des institutions de la Vème République, d’aller en cette direction. En complément de la démocratie représentative, qui a bien sûr toute sa légitimité et qui la gardera d’autant plus s’il y a réforme profonde, des espaces de démocratie participative sont à ouvrir sans craintes, à côté mais aussi au sein même du système institutionnel. Des propositions, venues de gauche, de droite ou d’ailleurs (les ONG, le monde académique ou le secteur éditorial), permettent d’imaginer diverses formes innovantes: la présence de citoyens dans les assemblées représentatives, parlementaires pourquoi pas, par la voie du tirage au sort par exemple. Un CESE ( Conseil économique social environnemental) totalement rénové aussi, qui intégrerait non seulement comme aujourd’hui des représentants des « corps intermédiaires » (syndicats, entreprises, associations) mais pour moitié de ses membres des citoyens eux-mêmes, là encore directement désignés par voie de tirage au sort (en respectant des répartitions par régions).

L’audace doit s’imposer pour

mettre en mouvement la citoyenneté

En ce domaine, l’audace doit s’imposer. Et cette crise des gilets jaunes peut permettre au sommet de l’Etat d’aller fortement en cette direction d’une réforme ambitieuse de la démocratie française. Proposée dans cet esprit depuis plusieurs années par la Revue Civique et les parties prenantes qu’elle a pu associer ou sensibiliser, une innovation démocratique pourrait utilement voir le jour : que chaque année, hors des élections programmées ou non, soit organisée aussi à l’échelle du pays tout entier une grande consultation des citoyens, appelés dans les bureaux de vote à se prononcer sur des thèmes, des propositions, des sujets, pouvant notamment provenir d’un CESE transformé en « Maison du citoyen », entouré d’un collège d’experts – sondeurs, universitaires, politologues par exemple – qui garantirait la qualité et l’impartialité de la formalisation des questions posées à tous les citoyens.

Une telle réforme aurait pour grand intérêt de mettre en mouvement la citoyenneté de manière positive. Il ne s’agit pas, dans cette logique de consultation, d’entrer forcément dans une démarche référendaire: les consultations ont un grand sens, elles enclenchent une démarche délibérative où les forces politiques ont bien sûr toute leur place et leur rôle, actif: pour soutenir ou refuser telle ou telle proposition ou sujet. Les résultats de ces consultations n’ont pas forcément force de Loi comme c’est le cas pour un référendum. Les acteurs de la démocratie représentative, la présidence de la République et le Parlement, avec la légitimité liée à leur élection, auraient toute latitude de traduire le résultat d’une consultation civique nationale, en projet ou proposition de loi.

Une démocratie rénovée, bien sûr ne résoudrait pas les préoccupations immédiates de fin de mois, mais elle répondrait amplement à une aspiration populaire, affirmée parfois dans la plus grande confusion par des gilets jaunes aux demandes hétéroclites, qui cherchent néanmoins à alimenter le débat démocratique.

Les moments que nous vivons sont tendus, ils sont historiques au point de pouvoir faire jaillir aussi des initiatives et des idées qui peuvent prendre, dans ce contexte troublé et troublant pour beaucoup de citoyens, une dimension « transformative ». Ce que le chef de l’Etat a perçu pour l’économie, il doit désormais prendre une dimension ambitieuse en matière sociale et démocratique.

Jean-Philippe MOINET, fondateur et directeur de La Revue Civique,

est chroniqueur et analyste pour divers médias. 

Il a aussi été Président de l’Observatoire de l’extrémisme.

(le 9/12/18)

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[1] L’Observatoire de la démocratie 2018 (qui sera renouvelé début 2019) est consultable ici: http://revuecivique.eu/articles-et-entretiens/citoyens-vie-publique/observatoire-democratie-2018/