Syrie de demain: la probabilité d’une partition (par Georges Malbrunot)

La Syrie en zones d'influence séparées

Avec la multiplication des zones contrôlées par des groupes rebelles rivaux, eux-mêmes soutenus par des parrains aux intérêts concurrents, la perspective d’une partition de la Syrie paraît de plus en plus crédible, explique dans cet article (publié dans Le Figaro, 5.10.15) le grand reporter, Georges Malbrunot, spécialiste de la région. Un démantèlement du pays, où les influences divergentes seraient maintenues dans une sorte de « partage communautaire », comme au Liban.

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L’accroissement de l’implication russe, turque, saoudienne et iranienne aggrave la fragmentation de la Syrie jusqu’à créer une partition de fait en quatre zones d’influence. Au cours des mois qui viennent, chacun des parrains de ces « mini-États » va chercher à renforcer son poids en vue de négociations de paix. Il s’agit d’abord, notamment pour Moscou, de stabiliser certaines lignes de front. Mais au final, une absence d’accord entre les belligérants et leurs sponsors consacrerait le démantèlement du pays et son partage communautaire, comme le Liban l’a connu à l’issue de quinze années de guerre civile.

La zone gouvernementale, prorusse et pro-iranienne

Elle s’étend du « grand Damas », la capitale et sa périphérie, jusqu’à la côte méditerranéenne, fief du régime où Moscou possède des intérêts stratégiques, en passant par les villes de Homs et Hama. Elle inclut également les enclaves d’Alep – la partie encore sous contrôle gouvernemental –, de Daraa au sud, ainsi que les Druzes de Sweida et de sa région. Au printemps, alors que le pouvoir souffrait cruellement d’un manque d’hommes pour aller combattre ses opposants, les alliés iraniens de Bachar el-Assad l’ont convaincu de garder uniquement cette « Syrie utile » pour ne pas « perdre inutilement » des hommes dans des « secteurs indéfendables » comme la ville d’Idlib, au nord-ouest.

Cette « Syrie utile » ne recouvre plus que 20 % du territoire, mais elle est encore peuplée d’environ la moitié de la population du pays. Face aux rebelles, les principaux acteurs sont l’armée syrienne, ses milices, les combattants pro-iraniens (Hezbollah, chiites irakiens, Afghans, etc.) et maintenant les Russes. Avant l’intervention de Moscou, le contrôle gouvernemental sur Alep, Der Ezzor ou Daraa était incertain. Aujourd’hui, la donne a changé. Dans ces secteurs, les bombardements, y compris les plus cruels aux barils d’explosifs, visent à faire partir les populations civiles et à détruire des infrastructures que l’opposition ne pourra plus utiliser. Ailleurs, la nouvelle stratégie du gouvernement syrien vise, selon un proche de Bachar el-Assad, à constituer, en appui de la coalition irano-russe, des « armées locales » pour défendre ces enclaves (« l’Armée de la côte » près de Lattaquieh, des loyalistes druzes au sud, ou la IVe Division, dirigée par Maher, le frère de Bachar el-Assad, pour le grand Damas). La récente constitution de « centres opérationnels » tripartites vise à coordonner localement ces nouvelles unités.

La zone sous influence turco-saoudienne

Au nord-ouest de la Syrie, avec un couloir débouchant sur la Turquie, elle comprend la province d’Idlib et une partie de celle d’Alep. C’est là que le régime a subi au printemps de sérieux revers qui ont alarmé ses alliés russes et iraniens. Les avancées rebelles ont été menées grâce à l’appui des Saoudiens, Turcs et Qatariens qui ont fait taire leurs différences pour rassembler sous le nouveau label de « l’Armée de la conquête » les groupes armés – salafiste Ahar al-Sham, djihadiste al-Nosra, etc. – qui bénéficient depuis de leur aide financière et logistique. Ces factions sont aujourd’hui les premières cibles des frappes russes, qui visent à établir une « ligne de défense » de la zone progouvernementale, du nord de Lattaquié jusqu’au nord de Hama. « Pour cela, nous devons notamment reprendre les villes de Jisr al-Chorough et Maarat al-Nooman », affirme un proche d’Assad. Ce n’est donc pas un hasard si Jisr al-Chorough et Maarat al-Nooman ont été bombardées jeudi par l’aviation russe.

Dans ces régions, les raids russes ont déjà provoqué une radicalisation de certains groupes d’insurgés. L’un d’eux, composé de djihadistes tchétchènes, ouzbeks et tadjiks, vient ainsi de prêter allégeance à Nosra. D’où le risque accru de voir se constituer un mini-émirat qaidiste dans cette partie de la Syrie, où les services de renseignements turcs sont actifs dans le choix des rebelles à aider, armer et financer. C’est du côté syrien de la frontière que la Turquie compte établir une « zone de sécurité », en y injectant des combattants fidèles, mais les États-Unis s’y opposent, les jugeant trop radicaux. Par-delà cette zone d’influence, Ankara ne renonce pas à établir un régime favorable à ses intérêts à Damas. De leur côté, en réponse à l’intervention russe, les Saoudiens ont affirmé que « l’aide » logistique aux rebelles de l’Armée de la conquête allait « s’intensifier ». D’où un risque de guerre par procuration entre la Russie d’un côté et l’axe turco-saoudien de l’autre.

Les cantons kurdes dans le nord

Ils s’étendent sur une bande de terre le long de la frontière avec la Turquie. Ils ont acquis une semi-autonomie, tout en maintenant certains liens avec les services de renseignements syriens à Damas. Les Kurdes sont les seules forces sur lesquelles les Occidentaux peuvent s’appuyer au sol. Cette collaboration a permis l’an dernier d’empêcher la chute de Kobané entre les mains de Daech et, au printemps, de reprendre Tal al-Abyad aux mains des djihadistes. Leurs liens maintenus avec Damas alimentent toutefois l’animosité des Arabes vivant encore dans cette zone. D’autant que ces derniers accusent les Kurdes de pratiquer un mini-nettoyage ethnique dans des secteurs mixtes, prélude aux opérations de nettoyage ethnique de grande ampleur qui accompagneraient un effondrement brutal du pouvoir à Damas. Même s’ils sont la branche syrienne du PKK (les rebelles kurdes de Turquie), considérée comme « terroriste » par Washington, les combattants kurdes syriens ont reçu une aide logistique américaine. Des commandos des forces spéciales les assistent même sur le terrain. « Même si les Kurdes ont accepté de ne pas attaquer des positions à l’ouest de l’Euphrate, car les Américains et les Turcs ont tracé une ligne rouge pour s’y opposer, ils se sont établis comme une force politique et militaire qui aura sa place dans tout accord futur », souligne Marc Piérini, ancien ambassadeur en Turquie et en Syrie.

La zone Daech au nord et à l’est

Elle recouvre le désert syrien, de l’est d’Alep en passant par Raqa, Der Ezzor, jusqu’à la frontière irakienne. Daech cherche maintenant à descendre vers Damas, après s’être emparé de Palmyre, que l’offensive russo-syro-iranienne pourrait viser prochainement. L’organisation djihadiste est engagée dans une bataille pour le leadership de la rébellion. D’où ses attaques cet été contre la ville de Marea, près d’Alep, et contre d’autres groupes comme al-Nosra. Contrairement à l’Irak, Daech est en expansion en Syrie. L’État islamique y contrôle la majorité des puits de pétrole, dont le brut est ensuite revendu au marché noir. Du cash fort utile pour acheter des loyautés et faire vivre les gens dans un pays en plein chaos. Daech dispose par ailleurs, le long de l’Euphrate, d’un secteur agricole encore prospère. Des atouts dont sont privés les autres groupes rebelles, qui dépendent de leurs bailleurs de fonds des pays du Golfe, lesquels peuvent, à tout moment, couper le robinet, sous pression américaine. C’est dans ce trou noir de l’Est syrien que les dirigeants de Daech se cachent, grâce à l’appui de certaines tribus sunnites. Autre atout : le régime syrien a longtemps épargné les positions djihadistes. Mais à terme, la Turquie a intérêt à ce que Daech disparaisse pour pouvoir étendre sa zone d’influence sur ce qui est aujourd’hui la partie syrienne du califat.

Une partition complète peut-elle être encore évitée ?

Les intérêts des parrains régionaux du conflit sont désormais à peu près clairs. Soucieuse de consolider le régime dans ses bastions, voire de les élargir avant l’ouverture de négociations, la Russie pourrait exporter en Syrie le modèle de l’Abkhazie, cette enclave prorusse en Géorgie. L’Iran, de son côté, compte maintenir une continuité territoriale entre Bagdad, Damas, l’Hinterland alaouite et le Liban. Un axe chiite destiné à contrer l’influence wahhabite prosaoudienne à travers ces pays. Quant à l’Arabie du roi Salman, elle tient plus que jamais à installer un pouvoir sunnite à Damas pour affaiblir l’Iran en Syrie, mais aussi en Irak, où Riyad n’a jamais digéré que la guerre américaine de 2003 ait offert le pouvoir aux chiites irakiens, sous orbite iranienne depuis la chute de Saddam Hussein. Mais la percée djihadiste aux dépens des groupes rebelles modérés empêchera probablement Riyad d’atteindre un but politique acceptable par les États-Unis.

« Comme la guerre civile au Liban, le drame syrien va se terminer par un accord de Taëf sur un partage communautaire et confessionnel du pays entre les puissances régionales », anticipe un diplomate arabe au Moyen-Orient. D’ici là, chacun avance ses pions, y compris la France, mais avec la quasi-disparition des rebelles modérés, Paris risque d’être privé de relais à la table des négociations. Et devant la persistance de nombreux obstacles au règlement du conflit, l’hypothèse d’une partition de la Syrie tient plus que jamais la corde. Premier de ces obstacles, la présence d’Assad au pouvoir. Tout le monde a fini par accepter qu’il participe à l’amorce d’une transition politique. Mais rien ne dit qu’à la fin de cette période de transition, ses alliés russes et iraniens le lâcheront.

Deuxième obstacle : la résilience de Daech, qui profite du chaos. « Nous sommes dans un conflit long, probablement sur une génération », affirme au Figaro Anwar Gargash, le ministre émirien des Affaires étrangères. Troisième écueil : l’aspiration kurde à une large autonomie ne plaide pas non plus en faveur du maintien d’une Syrie unie, même si elle risque d’être bloquée par les Occidentaux. Dans ces conditions, le démarrage de négociations, annoncé par Moscou, dans un groupe de contact réunissant outre la Russie et les États-Unis, la Turquie, l’Iran, l’Arabie saoudite et l’Égypte paraît pour le moins compliqué. Nul ne voit l’Arabie saoudite s’asseoir, à court terme du moins, en face de la Russie et de l’Iran. L’éclatement de la Syrie paraît bel et bien en marche.

Georges MALBRUNOT

(article paru dans Le Figaro, 5.10.15)

L’entretien de Georges Malbrunot dans la Revue Civique sur son expérience d’otage

Malgré l'intervention aérienne de la coalition internationale et les bombardements contre les positions djihadistes  - ici les avions français -  le partage du territoire syrien semble très avancé, et même irrémédiable pour bon nombre d'observateurs. L'intervention russe, en protection du régime de Damas, a conduit aussi à figer les positions. Provisoirement ?

 

 

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