Georges Malbrunot (©D.R.)

Otage en Irak pendant 124 jours, le journaliste Georges Malbrunot revient dans cet entretien sur sa détention, et un épisode : « Pendant une semaine, je croyais vraiment que ma dernière heure avait sonné. J’étais prostré dans une attitude pré-mortem, me préparant à affronter ce moment. Ce qui rendait l’attente d’autant plus insupportable ce sont les conditions dans lesquelles les kidnappeurs d’Occidentaux en Irak exécutaient leurs otages : souvent par décapitation. » L’ex-otage évoque par ailleurs l’assassinat du Premier ministre libanais – et la piste brouillée du Hezbollah – les relations de la France avec le régime syrien des El Assad, et la délicate médiatisation des otages : « la mobilisation, même si elle part d’un bon sentiment, peut s’avérer contre productive. Bernard Bajolet, qui mouilla sa chemise d’ambassadeur de France à Bagdad à l’époque avant de devenir le patron de la DGSE, l’a très clairement affirmé peu après notre sortie d’Irak ».

La REVUE CIVIQUE : 124 jours de détention, c’est long, très long quand on est enfermé… Quel souvenir le plus pénible gardez-vous toujours en mémoire, neuf ans après la prise d’otages dont vous avez été victime ?
Georges MALBRUNOT :
Sans le moindre doute, les menaces de mort que nos ravisseurs avaient proférées contre nous. Il y en eut deux. Une première, après dix jours de détention, mais la personne qui nous menaça nous avait plus ou moins laissé comprendre qu’il s’agissait de faire pression sur Jacques Chirac, le Président de la République qui, comme dans toutes les affaires d’otages, a le dernier mot en France.
En revanche, la seconde menace, deux mois et demi après notre capture, m’a fortement ébranlée. Pendant une semaine, j’ai côtoyé la « dame en noire », comme Proust appelait joliment la mort. Je croyais vraiment que ma dernière heure avait sonné. J’étais prostré dans une attitude pré-mortem, me préparant, dans un mélange de soumission et de révolte, à affronter ce moment.

Le poids de l’angoisse

Ce qui rendait l’attente d’autant plus insupportable ce sont les conditions dans lesquelles, les kidnappeurs d’Occidentaux en Irak exécutaient leurs otages, souvent par décapitation, avec une barbarie à vous glacer le sang. C’est pourquoi, assis au fond de notre dernière geôle – une pièce de quinze mètres carrés environ dans une banlieue de Bagdad – nous guettions, en les redoutant, chaque bruit métallique, chaque son qui pouvait ressembler à un couteau ou une épée qu’on aiguisait avant de préparer un billot. Je fixais un point sur le mur devant moi, en écoutant un filet d’eau s’écouler du lavabo. Il faisait froid. Nous ne nous parlions pratiquement plus avec Christian Chesnot, mon compagnon d’infortune. J’ai alors réalisé ce que voulait dire avoir l’estomac noué par la peur. J’avais mal au ventre d’angoisse. Heureusement, au bout de cinq jours, un de nos gardiens est venu nous dire qu’inch allah – si Dieu le veut, en arabe – notre situation allait s’arranger.
Et, s’il en est, – car toute épreuve n’est pas forcément faite uniquement de mauvaises choses – quel « bon souvenir » gardez-vous de cette détention ?
D’avoir finalement été capable de surmonter cette épreuve. Une épreuve que j’essayais aussi souvent que possible de vivre comme une épreuve initiatique. Comme si on me soumettait à un exercice sportif intense, face auquel je n’avais pas le droit d’échouer. Je me disais souvent : imagines que tu traverses la Manche à la nage, la rive en face sera tôt ou tard en vue. Cela m’aidait à tenir. Bien sûr, le meilleur moment a été, non pas la libération en elle-même, mais trois jours avant, lorsque celui des ravisseurs qui venait régulièrement enregistrer des vidéos preuves de vie nous dit qu’il avait besoin d’une « last picture for our liberation ». J’ai eu l’impression de maigrir soudainement de dix kilos, tant le poids de l’angoisse s’était quasiment envolé, même si nous avions été échaudés au moins une fois auparavant par une annonce de fausse libération.

Dans les motifs exprimés par les ravisseurs, il y avait notamment la suppression de la loi interdisant en France le port des signes ostensibles religieux – voile islamique notamment – à l’école publique. Cela n’était-il pas fou et « surréaliste » de prendre des journalistes en otages en Irak, pour cette raison affichée ?
Il s’agissait en fait d’un prétexte, même si nos ravisseurs – des salafistes pour la plupart – étaient préoccupés par les conditions dans lesquelles les « Français musulmans », comme ils disaient, pratiquent leur religion dans l’Hexagone. Notre capture était un enlèvement d’opportunité, il n’avait pas été programmé par le groupe, « l’Armée islamique en Irak », qui nous captura quarante minutes, après nous avoir repéré sur une route entre Bagdad et Nadjfa, au sud de la capitale irakienne. Lorsque les ravisseurs ont vu que la mobilisation politico-médiatique en France atteignait un niveau auxquels eux-mêmes ne s’attendaient pas, certains d’entre eux ont pensé qu’ils pouvaient sans doute obtenir une contrepartie autre que financière. Ils ont alors imaginé cette histoire du voile à l’école, qui visait aussi à tester les capacités des autorités françaises à engager une négociation avec eux.

On a dit qu’une lourde rançon (15 millions de dollars) avait du être versée par les autorités françaises pour votre libération (source : The Times). Est-ce que cela vous paraissez une information et une estimation crédible ?
L’information me parait crédible. Mais sur cette question des rançons payées aux ravisseurs, je m’en tiens à une certaine retenue, j’ignore s’il y a eu ou pas rançon payée à l’Armée islamique, qui nous a répété à plusieurs reprises qu’elle ne voulait pas d’argent en contrepartie de notre libération. Ce que je peux en revanche vous dire c’est que très probablement, nous avons été libérés parce que les autorités américaines, qui administraient l’Irak, ont accepté de relâcher un des responsables de l’Armée islamique, détenu dans leurs prisons.

Le « coût politique », selon Chirac

Nous l’avons appris de la bouche d’un journaliste irakien d’Al Jazeera, proche de nos geôliers. L’intéressé, Sabah al Qaïssi, confia à ce confrère en 2008 ou 2009 avoir recouvré la liberté en échange de celle de « deux journalistes français ». Sur le coup, cela m’a fait sourire. En effet, j’avais été très dur dans mes papiers contre les États-Unis, qui avaient commis tant d’erreurs, après avoir sans peine renversé Saddam Hussein du pouvoir à Bagdad en avril 2003. En fait, ce sont eux qui ont ouvert les clés de notre geôle, le 21 décembre 2004. Ce qui explique sans doute pourquoi trois semaines plus tard, lors des vœux à la presse, Jacques Chirac a évoqué à l’oreille d’un confrère « le coût politique » de notre libération.

Il y a une sorte de discours officiel, des autorités, qui sur le moment ne reconnaissent jamais avoir discuté, voire négocié, avec les preneurs d’otages. Ce qui se fait, de tout temps, et en tout lieux, en ce genre de circonstances, l’État français ne pouvant se désintéresser du sort de ses ressortissants. Mais ne trouvez-vous pas qu’il peut apparaître y avoir « deux poids deux mesures », quand les otages sont journalistes : ils ont, en tout cas médiatiquement, un véritable traitement de faveur, en comparaison à ce qui est réservé aux otages non-journalistes ?
Il y a indiscutablement une sorte de corporatisme qui explique pourquoi la profession en parle autant quand des journalistes sont kidnappés, et souvent assez peu quand ce sont des personnes exerçant une autre profession.

Le sujet de la médiatisation des otages pose questions. Selon vous, faut-il ou non médiatiser les otages (mobiliser pour cela), ou est-ce ne pas forcément rendre service aux otages eux-mêmes de le faire ? Et comment avez-vous vécu, lors de votre détention en Irak, la forte médiatisation de votre cas ?
Sur cette question, j’avais en 2005 à ma libération une position assez iconoclaste. Je pensais qu’il ne fallait pas trop médiatiser ce genre d’affaires, pour une raison très simple : en parler beaucoup fait monter les enchères. Nos ravisseurs jubilaient sous leurs cagoules noires. L’un d’eux nous dit même : « mais vous êtes plus célèbres que votre Président en France, tout le monde manifeste pour vous ». Il nous fit un signe du pouce qui exprimait son évidente satisfaction. Or, depuis l’affaire des otages au Liban, nous savions que la mobilisation, même si elle part d’un bon sentiment, peut s’avérer au final contre-productive. Bernard Bajolet, qui mouilla sa chemise d’ambassadeur de France à Bagdad à l’époque avant de devenir le patron de la DGSE, l’a très clairement affirmé peu après notre sortie d’Irak.

Pour une « mobilisation séquencée »

Je suis plutôt favorable à une mobilisation séquencée, un peu de ramdam au début pour montrer aux ravisseurs que le pays concerné veut récupérer ses ressortissants. Mais lorsque les canaux de la négociation ont pu ensuite être trouvés, il faut se calmer. En parler donc modérément mais régulièrement surtout si ca dure, mais surtout pas tous les jours. Il y a dix ans, c’était plutôt mal vu de prôner une certaine discrétion. Je suis content de voir qu’aujourd’hui, on a changé d’attitude, hélas à cause de la multiplication d’enlèvements de Français aux quatre coins du monde.

Le Premier Ministre libanais, Rafiq Hariri a été assassiné dans un attentat en 2005, il y a presque dix ans déjà. Vous avez évoqué rapidement la piste chiite du Hezbollah libanais, allié de l’Iran et du régime syrien. Qu’en est-il de cette piste aujourd’hui ?
Le Figaro a été en effet le premier média fin août 2006 à parler d’un groupe de plusieurs personnes qui avaient été en contact entre eux juste avant l’attentat grâce à leurs téléphones portables, dont ils s’étaient ensuite débarrassés. Cette piste – celle des écoutes téléphoniques entre comparses – est, neuf ans après les faits, le seul élément de preuve dont dispose le Tribunal spécial sur le Liban, créé par les Nations unies pour faire la vérité et qui a commencé le 16 janvier dernier ses travaux à La Haye. Mais ce genre d’écoutes ne constitue pas une preuve intangible de la culpabilité de ceux qui ont utilisé ces portables. Cet assassinat a été exécuté par des professionnels. Ses commanditaires ont pris soin de cloisonner hermétiquement la contribution de chacun de ceux qui ont aidé à sa logistique et à son exécution. Comme vous le savez la Syrie, qui ne supportait plus l’émergence d’un leader sunnite d’envergure mondiale comme Hariri dans son pré carré libanais, a été rapidement montrée du doigt. Certains estiment que cet assassinat est le résultat d’un « joint-venture » entre certains cercles du pouvoir à Damas, en Iran, et au sein du Hezbollah, leur allié au Liban. C’est une hypothèse vraisemblable. Mais on ne rend pas la justice avec des hypothèses. Pas plus qu’avec des « faux témoins » stipendiés par une partie, comme cela a été le cas dans l’affaire Hariri. Bref, ce crime devrait rester impuni, les quatre accusés, membres du Hezbollah ont comme par hasard disparu. En tous cas, ils ne sont pas à La Haye et sont introuvables, peut-être ne sont-ils même plus de ce monde ?

À propos de la Syrie, les positions officielles françaises ont beaucoup varié ces dix dernières années : Jacques Chirac, après l’attentat qui a couté la vie à Hariri, était fermement opposé à une normalisation avec le régime de Hafez El Assad ; puis Nicolas Sarkozy, a voulu normaliser et lui a déroulé le tapis rouge à Paris ; François Hollande, a voulu une intervention militaire et sa destitution… Comment analysez-vous ces évolutions ?
Vis-à-vis de la Syrie, la France est passée d’un ostracisme excessif sous Jacques Chirac à un emballement, sans doute là encore excessif, quand Nicolas Sarkozy s’est rapproché à partir de 2008 de Damas. Et lorsque la révolte a éclaté en mars 2011, le même Nicolas Sarkozy a rapidement durci le ton et excommunié Bachar el-Assad, voulant probablement faire oublier une amitié un peu encombrante. Faut-il rappeler que Bachar el-Assad déjeunait avec son épouse Asma, le 9 décembre 2010 à l’Elysée.

L’intolérable répression syrienne

Face à l’intolérable répression des manifestants par le pouvoir syrien, la France de Nicolas Sarkozy a immédiatement voulu se placer du « bon côté de l’histoire », pensant que, comme en Égypte et en Tunisie quelques mois plus tôt, le pouvoir syrien allait s’effondrer rapidement. C’est là qu’une grossière erreur de diagnostic a été commise. Ensuite, face à la brutalité de cette répression, l’émotion a pris le dessus, et le drame syrien a été traité comme une question de politique intérieure française. Lorsque François Hollande a succédé à Nicolas Sarkozy en 2012, on est resté sur le même cap. Le régime Assad n’a plus à terme d’avenir politique. Mais la stratégie de confrontation directe adoptée par son ancien allié français n’a pas fonctionné. Jusqu’à maintenant, en tous cas. Y en avait-il une autre ? Les historiens le diront peut-être dans quelques années.

Vous avez été le premier à révéler aussi qu’Alois Brunner, criminels de guerre nazi, a très probablement été protégé en Syrie, par Hafez el Assad, jusqu’à sa mort en Syrie. N’est-ce pas la preuve que l’antisionisme radical de certains régimes de pays arabes et musulmans masque en fait un profond, virulent et idéologique antisémitisme (celui dans lequel les nazis ont plongé, et fait plonger l’Europe dans la tragédie de la Deuxième Guerre mondiale) ?
Quand on pose la question aux intéressés, ils répondent qu’étant eux-mêmes sémites, ils ne peuvent pas être antisémites. C’est parfois vrai. Reste que leur discours a chez certains des relents d’antisémitisme. Mais sur cette question, je ne crois pas qu’on puisse généraliser. Ce qui est intéressant de constater actuellement, c’est plutôt le rapprochement qui s’opère entre les pays arabes sunnites – leurs directions du moins – et Israël, les uns et les autres partageant la même crainte de voir l’Iran chiite posséder la bombe atomique et les menacer directement. Mais là encore, il convient de se méfier de discours parfois trompeurs. Une chose me paraît sûre : beaucoup de pays arabes et avec eux leurs peuples ont accepté l’existence d’Israël, et l’État hébreu le sait très bien, car il connait mieux que quiconque son environnement. Ce qui devrait l’inciter à hâter la conclusion d’un accord de paix avec ses voisins palestiniens.

Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET
In La Revue Civique n°13, Printemps 2014) 

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