Au-delà du fameux « Jour J » – le débarquement du 6 juin –, le Directeur du Mémorial de Caen, rappelle ici qu’il y a eu 100 jours décisifs et meurtriers, la « bataille de Normandie » et ses 100 000 morts ! La stratégie, explique Stéphane Grimaldi, comportait les bombardements de villes comme Saint-Lô ou Caen, pour désorganiser la riposte allemande. Elle fut payante. Mais au prix fort : 20 840 Américains, 16 130 Anglo-Canadiens et 54 800 Allemands tués, soit plus de 100 000 morts en comptant les civils normands. « Qui le sait ? Qui sait ce que fut cette bataille, coincée entre l’épopée du 6 juin et la libération de Paris, « libéré par son peuple »… ? » s’interroge Grimaldi. Qui ajoute : « derrière cet oubli national, voire cette indifférence pour cette population bas-normande il y a de l’injustice (…) Ces malheureux Normands ont été souvent les oubliés de l’histoire ».
Le 22 juin 1941, les troupes allemandes ont franchi avec 3 000 chars, sur des centaines de kilomètres, la vaste frontière de l’Union Soviétique. Le nom de code de cette offensive fulgurante lancée sans déclaration de guerre était : « Barbarossa ».
Hitler avait dit, en mars 1941, au haut commandement : « La guerre contre la Russie sera telle qu’elle ne pourra être menée de façon chevaleresque. Ce combat est un combat idéologique, il s’articule sur des différences raciales et devra être mené avec une dureté sans précédent, sans aucune pitié ». Et, en effet, les Allemands tueront 21 millions de Russes « sans aucune pitié ».
Cette attaque allemande – retardée en raison des échecs militaires successifs de Mussolini en Yougoslavie et en Grèce, qui ont obligé Hitler à venir à son secours – fut en Europe le tournant de la Seconde Guerre mondiale. Ce tournant fut non seulement celui de l’histoire militaire, mais aussi celui de l’indicible brutalité de la Seconde Guerre mondiale.
Les quelques mois de retard pris furent sans doute fatals à l’armée allemande, qui misait sur une guerre courte et violente, devant être terminée avant l’hiver : la fameuse « Blitzkrieg » qui lui avait tant réussi en Pologne, puis en France.
Dès les premières semaines de l’attaque, Staline, dépassé et défait (qui avait, entre 1936 et 1938, fait assassiner ses meilleurs officiers et ainsi complètement désorganisé l’armée soviétique), demanda aux États- Unis et à l’Angleterre l’ouverture d’un second front occidental.
Le second front, rapidement promis par les Alliés, sera dans un premier temps établi en Afrique du Nord, à partir de 1942 (débarquement du 8 novembre 1942). Il s’agissait, entre autres choses, de rassurer l’impatience de Staline, dont l’armée et le peuple à ce moment de la guerre opposaient une résistance absolument héroïque, mais toujours sans succès militaire probant.
Il faudra donc en vérité attendre le 6 juin 1944, alors que la Wehrmacht recule depuis Stalingrad (2 février 1943 : reddition de Paulus), pour que ce second front, qui ouvre véritablement la route de l’Allemagne, soit enfin une réalité militaire. N’oublions pas que les Alliés piétineront en Italie jusqu’à la fin de la guerre.
Ce débarquement en Normandie contre « la forteresse Europe », initialement prévu en mai, fut définitivement décidé lors de la conférence Quadrant du 17 au 24 août 1943 à Québec. À cette conférence décisive participent Roosevelt et Churchill. La grande différence entre eux est que Churchill considère, à juste titre, que Staline est un « boucher » et qu’il y a probablement urgence à l’arrêter à Berlin.
Opération « Boléro »
Ce débarquement a naturellement demandé des mois de préparation. Il fallait financer, équiper, entraîner et transporter en Angleterre, en traversant l’océan toujours infesté de « U-Boote », une gigantesque armée américaine et canadienne (opération « Boléro »). Il fallait acheminer des milliers de véhicules, des millions d’hommes et de tonnes de matériels. Il fallait donner à cette opération « Overlord », dont le but était d’aller jusqu’à Berlin, toutes les chances de réussite à partir d’une base arrière qu’était l’Angleterre, car un échec eut été un désastre sans doute irréversible aussi bien sur le plan militaire que politique.
Ce débarquement de Normandie, dont le lieu resta secret jusqu’au dernier jour, en partie grâce à l’incroyable opération (de diversion) « Fortitude », a donc été, dès 1941, perçu comme le tournant nécessaire de la guerre. Il était le prélude de ce véritable second front, qui allait enfin permettre de prendre l’armée allemande, toujours très vaillante, en tenaille. Mais contrairement aux nombreuses idées reçues sur ce sujet comme sur tant d’autres, il n’était nullement décisif. Ce qui l’était, en revanche, c’étaient les quelques jours suivants, nécessaires à l’établissement des « têtes de ponts », c’est-à-dire de territoires pris à l’ennemi, suffisamment vastes et protégés, pour faire débarquer les hommes et le matériel nécessaires à la terrible bataille qui allait suivre.
Eisenhower, qui commandait l’ensemble des troupes alliées, savait que les Allemands disposaient de réserves très aguerries, et notamment de plusieurs divisions blindées SS qui, potentiellement, pouvaient repousser les Alliés à la mer les premiers jours. Il savait aussi que les Allemands n’avaient plus assez d’avions pour s’opposer aux attaques aériennes répétées contre ces divisions allemandes qu’il fallait, à tout prix, empêcher de remonter vers les côtes normandes.
C’est la raison pour laquelle dès les premières heures de la bataille, les Alliés ont massivement fait jouer leur supériorité matérielle, et notamment aérienne.
Cette stratégie explique également les bombardements immédiats et répétés de villes comme Saint-Lô ou Caen, destinés à retarder et à désorganiser la riposte allemande. Elle fut payante. Mais au prix de 20 000 morts civils et pratiquement 100 jours de combat qui, au plus fort de la bataille, opposa deux millions de soldats.
Au total, on dénombrera 20 840 Américains, 16 130 Anglo-Canadiens et 54 800 Allemands tués, soit plus de 100 000 morts en comptant les civils ! La résistance allemande était inattendue et, en dépit d’une infériorité numérique croissante et de l’écrasante supériorité matérielle des Alliés, les Allemands, épuisés par quatre ans de guerre, ont tenu plus de deux mois.
Qui le sait ?
Qui sait ce que fut cette bataille de Normandie, coincée entre l’épopée du 6 juin tant attendue et la libération de Paris, « libéré par son peuple »… et accessoirement l’aide de deux divisions blindées américaines ?
Qui sait que l’armée allemande, défaite après le terrible encerclement de la « poche de Falaise », à environ 70 kilomètres au sud de Caen, s’est malgré tout repliée en ordre vers l’Est de la France pour reconstituer une ligne de front, en évitant soigneusement Paris.
Les Bas-Normands le savent. Leur pays a été ravagé par cette bataille, leurs villes et leurs villages, pour certains rasés par les bombardements, ont gardé les traces visibles de cette tragédie, qui fait dire à l’historien Jean Quellien que « la Normandie a payé le prix de la libération de la France ».
Grâce à cette bataille,
Paris n’a pas été détruit
Sans doute, et même certainement, car en effet, grâce à cette bataille, Paris n’a pas été détruit comme de nombreuses capitales européennes, et grâce à cette bataille, les Alliés ont franchi le Rhin à temps pour serrer la main de leurs alliés soviétiques sur l’Elbe, à Torgau, le 25 avril 1945.
C’est bien pourquoi l’un des enjeux du 70e anniversaire du 6 juin 1944 est de tenter de révéler à nos contemporains que la bataille de Normandie n’est pas réductible au débarquement. Car derrière cet oubli national, voire cette indifférence pour cette population bas-normande qui a, dans le silence de l’après-guerre, fait son deuil et reconstruit son pays, il y a de l’injustice. Les images de la liesse parisienne de la libération ont fait oublier dans notre mémoire collective celles des villes en ruine, des populations meurtries et des vaches crevées.
Il y a aussi la question très complexe d’une mémoire impossible, car comment raconter le bombardement par les libérateurs de villes entières ? Comment parler de ces dizaines de milliers de civils tués ou blessés par des bombes américaines ou anglaises ? Comment dire cela sans accuser ?
La mémoire des peuples est une sorte de fabrique de héros, victimes ou combattants, et ces malheureux Normands, qui jamais ne se sont plaints du sort que la guerre leur a réservé, ont été souvent les oubliés de l’histoire.
Il fallait tourner la page. Il fallait entrer dans une nouvelle guerre d’une autre nature : la Guerre Froide. Alors, ici, on a reconstruit, et ici, l’idéal de paix et de réconciliation a pris tout son sens.
Stéphane GRIMALDI, Directeur général du Mémorial de Caen
(In La Revue Civique n°13, Printemps 2014)
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