Michel Boyon, Arrêt sur images Merah

Michel Boyon (© CSA)

Le Président du CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel) revient en détail, sur « l’affaire Merah » et la diffusion d’enregistrements du tueur par le magazine de TF1, « Sept à huit ». « Nous avons simplement dit, nous déclare Michel Boyon, qu’à partir du moment où la chaîne a fait le choix de diffuser, elle aurait dû penser aux victimes et à leur famille, et prendre des précautions. Ce n’est évidemment pas restreindre la liberté d’informer ». À partir de cet épisode, Michel Boyon évoque plus largement la fonction de régulation de l’autorité indépendante qu’il préside depuis près de 5 ans. L’activité des chaînes est, par exemple, l’objet de recommandations du CSA, dans le domaine de la promotion de la Diversité et de l’Égalité hommes-femmes, où beaucoup de progrès sont encore à faire, reconnaît- il. Il évoque aussi, sur le plan personnel, son meilleur et pire souvenir professionnel.

La REVUE CIVIQUE : « l’affaire Merah », avec la diffusion d’images et de propos de ce tueur par le magazine « Sept à huit » de TF1, est exemplaire : la liberté d’information, fondamentale en démocratie, est-elle absolue et indiscutable ou, comme toute autre liberté, doit-elle avoir des limites, prévues par le droit et contrôlées par une autorité comme le CSA ? Vous êtes personnellement intervenu très vite, dans cet épisode. Pourquoi ?
Michel BOYON.
Ce cas illustre parfaitement une confrontation entre des principes légitimes mais contradictoires, qui doit être appréhendée avec équilibre et cohérence.
La liberté d’informer, d’abord : des journalistes entrent en possession de documents sonores qui étaient jusqu’alors inédits. Ils considèrent que ces documents apportent des éléments d’information nouveaux et décident de les mettre au sommaire de l’émission « Sept à huit » produite pour TF1. Je rappelle que, pour le CSA, les responsables éditoriaux sont les chaînes de télévision elles-mêmes, pas les sociétés de production. Quand nous avons reçu les dirigeants de TF1 le surlendemain de la diffusion, ils nous ont dit avoir considéré que l’enregistrement de la conversation entre M. Merah et des fonctionnaires de police contenait des éléments nouveaux sur deux points : les liens entre M. Merah et Al Qaïda ; le fait que la police a tout tenté pour le capturer vivant. Le CSA n’avait pas à se prononcer sur ces points : ce n’est pas son rôle d’apprécier si une information est nouvelle, pertinente, ou pas.

En quoi la liberté d’informer se heurte-t-elle à d’autres principes ?
La liberté d’informer se heurte à un autre principe fondamental, qui est le respect de la dignité de la personne. Avec la diffusion de « Sept à huit », les proches des personnes tuées, les personnes blessées et leurs familles ont reçu le choc non seulement des propos tenus par M. Merah, mais aussi de sa photo longuement diffusée.
Or la convention qui lie le CSA et TF1, comme d’ailleurs avec les autres chaînes, prévoit que la chaîne doit prendre les précautions nécessaires quand elle diffuse des images difficilement soutenables ou des témoignages relatifs à des événements particulièrement dramatiques. Il faut prendre également des précautions quand les images et les sons diffusés se rapportent à une procédure judiciaire en cours, ce qui est aussi le cas dans cette affaire.

La chaîne doit prendre les précautions nécessaires

Ce principe de précaution vient donc limiter la liberté d’information ?
Oui, dans la mesure où il est accepté par la chaîne elle-même. La liberté d’information peut entrer aussi en conflit avec le secret d’une instruction judiciaire. Cet aspect n’avait pourtant pas à être pris en compte par le CSA qui n’est pas juge du fait de savoir si une chaîne de radio ou de télévision viole ou non le secret de l’instruction ; il y a d’autres autorités pour cela.
Nous avons donc bien distingué entre le magazine « Sept à huit », dans lequel aucune précaution n’avait été prise à l’égard du public, et le journal de 20 heures qui a suivi, dont la présentatrice a averti les téléspectateurs du caractère très particulier, pouvant choquer, des propos et des images qui allaient suivre. Le CSA n’a rien reproché à cette séquence du journal télévisé.

Quant aux chaînes d’information continue, qui ont repris de courts extraits sonores, elles ont appliqué, de manière plus ou moins prononcée, ce principe de précaution. Elles ont averti les téléspectateurs, cherché à prévenir les familles ou leurs conseils, ont fait intervenir ceux-ci à l’antenne. Le CSA n’a donc rien à reprocher à ces chaînes, pas plus qu’à des radios qui n’ont diffusé que quelques courts extraits.
Le cas de « Sept à huit » a donc provoqué un « rappel au règlement », comme on dirait à l’Assemblée nationale ou au Sénat…

Ce qui est étonnant, dans cet épisode, est que l’intervention du CSA a été, sur son principe même, contestée. Sous-entendant que la régulation audiovisuelle peut s’exercer quand elle concerne des normes techniques, mais pas quand il s’agit de contenus : l’exercice même d’une critique serait par définition illégitime. Or, en démocratie, si la liberté doit naturellement s’exercer, l’organisation de la liberté doit aussi pouvoir se débattre. Pourquoi votre position a-t-elle été contestée, avec virulence parfois ?
Cette contestation a peut-être été parfois virulente, mais elle a été minoritaire. Beaucoup de personnalités, notamment politiques, de diverses sensibilités, beaucoup d’associations, beaucoup de médias eux-mêmes ont compris la position du CSA. Les enquêtes d’opinion, aussi, ont montré qu’une large majorité des téléspectateurs approuvait cette position. Beaucoup ont même déclaré qu’il n’aurait pas fallu diffuser du tout ce document.

Mais on vous a même accusé de vouloir une « censure » !
Que ceux qui se sont égarés en nous accusant de censure apprennent la langue française ! Le censeur est celui qui intervient a priori : il donne préalablement son autorisation ou son refus à la diffusion d’une information, d’un document ou d’une œuvre. Depuis la loi de 1986, les choses sont très claires pour la télévision comme pour la radio : il ne peut y avoir de censure, car il n’y a aucune intervention a priori. Le CSA ne peut agir qu’après la diffusion ; il en a même le devoir dans certains cas, en affirmant une position. Nous n’avions naturellement pas le pouvoir, et bien heureusement, d’interdire la diffusion des sons en question. Nous avons simplement dit : à partir du moment où la chaîne a fait le choix de diffuser, elle aurait dû penser aux victimes et à leur famille, et prendre des précautions. Ce n’est évidemment pas restreindre la liberté d’informer.

Que ceux qui se sont égarés…

Dans un tout autre domaine, celui de l’information relative aux votes (ou intentions de vote, mesurées par sondages), comment faire valoir une règle, par exemple de non-délivrance des résultats ou intentions de vote avant l’heure de fermeture des bureaux de vote, quand Internet contourne impunément tous types de règles ?
Internet a provoqué un double phénomène de contournement de la loi. En consultant certains sites, il devient très facile d’accéder à des sondages rédigés le jour même du scrutin, notamment à la sortie des bureaux de vote, mais aussi à des résultats partiels. Dès 2007, le CSA a demandé une harmonisation des horaires de fermeture des bureaux de vote. Il n’a malheureusement pas été entendu ; il est vrai que retarder l’heure de fermeture pose de vraies difficultés dans les communes rurales. En 2012, le phénomène s’est amplifié avec les réseaux sociaux. Il est difficile de légiférer dans un domaine où les techniques évoluent très vite. La loi sera toujours en retard sur un bouleversement technologique. Il faut donc un cadre législatif suffisamment large et souple pour ne pas devenir très rapidement obsolète. En 2012, la commission des sondages a obtenu des instituts qu’ils ne fassent que peu d’enquêtes à la sortie des bureaux de vote. En revanche, il reste les estimations réalisées sur la base de dépouillements dans des bureaux de vote jugés représentatifs. Ces estimations sont utiles aux journalistes et aux personnalités politiques pour préparer les soirées électorales et les débats. L’harmonisation des horaires semble donc être la seule formule pertinente.

Le problème plus général est, concernant l’Internet, que cet univers échappe au principe même de régulation. A terme, la régulation n’est-elle pas, néanmoins, nécessaire ?
Cette régulation me semble possible, à plusieurs conditions. D’abord, il ne faut pas être trop ambitieux. Quels sont les images, les sons, les textes que l’on souhaiterait « suivre » sur Internet ? Il serait évidemment absurde de vouloir transposer la régulation des chaînes de télévision à l’univers Internet ; ce ne serait ni souhaitable, ni utile, ni possible. En revanche, il y a des objectifs sur lesquels nous pouvons nous entendre pour définir un suivi : la dignité de la personne, la protection de l’enfance, la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, contre toutes les formes de discrimination, contre les appels à la violence ou la haine.

Mais comment instaurer une forme de régulation sur ces principes fondamentaux, qui valent pour la régulation de l’audiovisuel mais qui sont bafoués en matière d’Internet ?
La réflexion sur les objectifs intéresse directement les pouvoirs publics et les opérateurs, nationaux mais aussi étrangers. On doit prendre en compte, naturellement, la mondialité d’Internet qui fait que les législations nationales ont leurs limites. Le CSA et un certain nombre de professionnels proposent que, sur la base du volontariat, des opérateurs nationaux d’Internet – fournisseurs d’accès, hébergeurs, éditeurs de sites – organisent eux-mêmes une autorégulation renforcée sur des objectifs et des principes définis en commun.

Une autorégulation par des opérateurs nationaux

Par exemple, pour la protection de l’enfance, on pourrait penser à des labels permettant de délimiter un espace Internet « de confiance », où les parents sauraient que le principe de protection de l’enfance est garanti. Mais il faudrait que la réflexion puisse déjà s’élargir et être partagée à l’échelle européenne et, à plus long terme, mondiale. Soyons quand même conscients que certains pays n’ont aucune envie, pour des raisons économiques, qu’il y ait des restrictions à l’activité des grands opérateurs d’Internet. Les États-Unis abritent des groupes aux moyens financiers considérables, dont l’influence est énorme à l’échelle de la planète : ils ne supportent pas l’idée de régulation.

L’Europe pourrait se distinguer en invoquant, sur la scène mondiale, les chartes de valeurs qu’elle a pu approuver, dans le domaine audiovisuel, par exemple quand il s’agissait de sanctionner les atteintes aux droits élémentaires de la personne humaine et au principe de tolérance.
Oui, il faudrait avancer en ce domaine. Il y a des directives européennes qui énoncent des objectifs. Mais tous les États n’ont pas la même sensibilité, certains préférant s’abriter derrière une doctrine du laissez-faire s’agissant d’Internet et, plus généralement, de communication. Dans l’Europe du Sud, il y a un souhait plus fort que dans l’Europe du Nord pour établir une régulation des contenus audiovisuels circulant sur Internet. Cela concerne essentiellement ce que l’on trouve sur les sites de partage de vidéos. Nous aurons les opinions publiques avec nous sur ce sujet : elles approuvent largement l’idée que l’anarchie ne peut prévaloir par rapport aux grands principes que nous venons d’évoquer.

Les nouvelles chaînes gratuites de la TNT ont, ces dernières années, fait beaucoup évoluer le paysage audiovisuel français : les grandes chaînes historiques ont dû « composer » avec ces jeunes chaines. Où en sommes-nous aujourd’hui et quelle a été l’action menée par le CSA ?
L’arrivée de ces chaînes a été une véritable réussite. D’un point de vue technique, bien sûr. Mais c’est surtout un succès populaire : en cinq ans, les nouvelles chaînes ont conquis 23 % de l’audience totale de la télévision ! Cela prouve qu’elles répondaient à une attente. Pour beaucoup de Français, qui ne pouvaient recevoir gratuitement, il y a quelques années, que six chaînes, et même parfois moins de trois, l’accès est désormais ouvert à 19 chaînes nationales gratuites, et à 25 dans les prochains mois, sans parler des télévisions locales.
Le rôle du CSA a été déterminant dans l’organisation de la TNT et la sélection des chaînes, dans la communication destinée au public en relation avec les chaînes et les collectivités locales. La généralisation complète du numérique terrestre a eu lieu en novembre 2011, comme prévu par la loi.

Quelle est, dans votre mandat de président du CSA, votre plus grande satisfaction ?
La première est que le passage de la France au tout numérique ait été réussi, dans les délais convenus. Sans surcoût et dans la satisfaction quasiment générale, même si la fragmentation des audiences déplaît aux chaînes les plus anciennes.

Le terrible retard du handicap

La deuxième satisfaction, c’est le travail accompli en faveur de la diversité : la représentation de la diversité de la société française à la télévision a progressé. Le CSA a joué un rôle moteur. Dès mon arrivée à la présidence du CSA en janvier 2007, j’ai constitué un groupe de travail sur cette question (en m’appuyant sur les travaux précédemment accomplis par le Haut Conseil à l’intégration). Les études qu’il a réalisées ont montré par exemple que la représentation des femmes est encore bien loin de la parité : deux tiers des visages qui apparaissent sur les écrans sont masculins ! La représentation sociale à l’antenne est également très déformée : seulement 2 % des personnages de fiction sont des ouvriers ou des employés. En ce qui concerne la représentation du handicap, la France est terriblement en retard. En revanche, des progrès importants ont été réalisés pour la représentation de la diversité selon les origines. Le CSA a pris de nombreuses initiatives à cet égard. Chaque chaîne de la TNT prend annuellement des engagements, dont certains sont très innovants. Le problème sera en grande partie réglé quand des personnes issues de la diversité seront présentes à des postes de direction dans les grandes chaînes, pour les programmes et pour l’information. On en est loin.

Le pouvoir politique précédent, à son sommet présidentiel, était présumé très interventionniste en matière audiovisuel. L’avez-vous subi ?
En cinq ans de présidence du CSA, je n’ai reçu aucune demande, aucune intervention, aucune pression, de la part d’une autorité politique. Les esprits, les pratiques ont évolué dans le bon sens. La régulation audiovisuelle a gagné en crédibilité et en légitimité.

Pour autant, le fait de nommer les présidents de chaînes publiques par le Président de la République n’a pas été perçu comme une manifestation de maturité institutionnelle et démocratique…
C’est au législateur de fixer leur mode de nomination, comme il l’a fait en 1989 ou en 2009, comme il le fera peut-être demain. On peut observer, au regard des expériences françaises et étrangères, qu’il n’y a pas de système idéal. Qu’il s’agisse du système ancien ou du système actuel, chaque procédé a ses mérites. C’est au législateur de choisir.

Plus généralement dans vos activités professionnelles, quelle a été votre plus grande satisfaction et, aussi, votre plus mauvais souvenir ?
Dans les deux cas, c’est lié à mes fonctions de directeur du cabinet du Premier ministre (Jean-Pierre Raffarin). Le plus mauvais souvenir a été l’annonce des résultats du référendum de 2005 sur le Traité constitutionnel européen. C’était non seulement un échec politique pour les tenants du « Oui », mais surtout un échec pour la France et l’Europe. Je savais que les conséquences en seraient durables ; nous l’avons hélas ! constaté.
Ma plus grande satisfaction a été la libération des journalistes français retenus en Irak, Christian Chesnot et Georges Malbrunot en 2004, Florence Aubenas en 2005. Je lui ai consacré une grande partie de mon temps et de mes préoccupations avec des moments d’espérance et des moments d’inquiétude aussi. Presque chaque jour, je tenais une réunion dans la plus grande discrétion, avec trois autres personnalités : le général Jean-Louis Georgelin, alors chef de l’état-major particulier du Président de la République, le directeur général de la sécurité extérieure, Pierre Brochand, et le directeur du cabinet du ministre des affaires étrangères, Pierre Vimont. Le pire moment a été une nuit où des services étrangers nous avaient informés qu’un tribunal islamique allait se réunir pour statuer sur le cas de Chesnot et Malbrunot. On pouvait craindre la répétition d’un scénario tragique qui s’était terminé quelques jours plus tôt par l’assassinat d’un journaliste italien lui aussi enlevé. Voir mes compatriotes descendre de leurs avions à Villacoublay m’a beaucoup ému.

Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET
(In La Revue Civique n°9, Automne 2012)
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