Françoise Barré-Sinoussi : faire tomber les frontières de la santé

Françoise Barré-Sinoussi (© Étienne Begouen / Inserm)

[EXTRAIT] Prix Nobel de Médecine en 2008 pour ses recherches sur le VIH, Françoise Barré-Sinoussi, Directrice de recherche à l’Inserm, évoque ici l’enjeu global des maladies émergentes et réémergentes, « menace mondiale, non seulement pour la santé mais aussi pour l’économie et la sécurité des nations ». Et de souligner notre « responsabilité collective » car « pour faire face à l’émergence des nouvelles menaces sanitaires », « nous ne pourrons répondre efficacement qu’en étant unis au niveau mondial » : « on dit souvent que les virus n’ont pas de frontière. Faisons en sorte de faire aussi tomber celles qui pèsent sur la santé de l’humanité ».

__________

Lorsque j’ai débuté ma carrière dans les années 1970, l’optimisme était de rigueur quant à une possible éradication des maladies infectieuses. Depuis la découverte de la pénicilline par Fleming à la fin des années 1920, la panoplie d’agents antimicrobiens s’était peu à peu étoffée, et le développement de vaccins contre bon nombre d’infections permettait d’espérer en une réduction considérable de la mortalité, y compris chez l’enfant. De fait, il ne s’agissait pas d’espoir totalement vain, la variole a été effectivement la première maladie officiellement éradiquée en 1980.

Mais les années 1980, et celles qui ont suivi, ont été largement marquées par l’émergence ou la réémergence de pathologies infectieuses, dont certaines extrêmement mortelles pour l’homme. L’apparition en 1981 du VIH est certainement l’exemple le plus dramatique par son ampleur – 35 millions de morts jusqu’à aujourd’hui – et par son impact sociétal ou encore économique, politique et médiatique.

Une transmission inter-espèce

La majorité de ces infections émergentes chez l’homme sont des zoonoses, elles sont donc dues au franchissement de la barrière d’espèce par des agents infectieux d’origine animale. Cette transmission in-terespèce est d’ailleurs souvent associée à un accroissement de leur virulence, de leur pathogénicité. Nous savons d’ailleurs que le VIH de type 1 lui-même, le plus répandu aujourd’hui dans le monde, dérive d’un virus de chimpanzé. Nous avons appris que la chauve-souris était le réservoir du SRAS et de bien d’autres pathogènes, ou que les oiseaux sauvages constituaient le réservoir de virus grippaux, tel H5N1.

Quant à la réémergence d’infections disparues ou maîtrisées, elle est souvent associée à de nouvelles caractéristiques du pathogène lui permettant de se diffuser dans des aires géographiques nouvelles (comme ce fut le cas par exemple pour le virus West Nile aux États-Unis en 1999) ou bien encore d’acquérir une résistance aux traitements. Et on observe, y compris aujourd’hui, avec inquiétude d’ailleurs, l’apparition de nombreuses souches résistantes, voire multi-résistantes aux traitements, de la tuberculose, du paludisme ou encore d’autres infections bactériennes.

Une propagation catalysée
par la mondialisation

Les déterminants de ces émergences sont multiples, et en grande partie liés à l’évolution complexe et concomitante des agents infectieux, des vecteurs et de l’hôte. Ils sont largement influencés par les activités et les comportements humains et leur impact sur l’environnement. Urbanisation, déforestation, agriculture, élevage, changement climatique, pauvreté, crises politiques, économiques et autres, sont autant de variables qui peuvent, de manière directe ou indirecte, contribuer à l’émergence d’un pathogène.

La propagation des agents infectieux est catalysée par la mondialisation, en particulier celle des échanges humains. En 2012, un milliard de personnes ont circulé à l’étranger, un record historique selon l’Organisation mondiale du Tourisme. Il y a soixante ans, ce chiffre était de vingt-cinq millions. L’épidémie de SRAS de 2003 est d’ailleurs un exemple frappant de cette influence du mouvement de populations.

L’émergence du Sida a été en fait la première grande pandémie de notre ère mondialisée. Depuis 1983, elle a bouleversé nos sociétés, générant une réponse singulière d’une ampleur sans précédent. Elle a été à l’origine de la prise de conscience que les maladies émergentes représentaient une menace mondiale, non seulement pour la santé mais aussi pour l’économie et la sécurité des nations, et que la réponse à apporter pour lutter contre cette pandémie relevait d’une responsabilité collective. Celle des chercheurs qui, certes, font avancer la science ; des cliniciens et du personnel soignant dans son ensemble, qui prennent en charge les patients ; celle des médias qui informent le grand public ; celle des décideurs qui font les politiques de santé publique à l’échelle nationale et à l’échelle mondiale ; celle de la société civile qui défend les droits des citoyens ; mais aussi celle de chacun d’entre nous en tant qu’individu et en tant qu’être humain.

Les promesses de l’imagerie

Aujourd’hui, tous les États ont pris conscience de la nécessité d’une réponse concertée, multidisciplinaire et intégrée pour lutter contre ces maladies émergentes ou réémergentes. La recherche biomédicale a, bien sûr, un rôle essentiel, elle doit apporter des solutions thérapeutiques pour répondre à l’urgence des problématiques cliniques des patients, des moyens de prévention capables d’enrayer la progression des épidémies ainsi qu’un ensemble d’outils, si nécessaire, au diagnostic, au suivi, à l’évaluation et à la bonne mise en oeuvre d’une réponse efficace.

Mais aujourd’hui, au côté des spécialistes en épidémiologie, en santé publique, en entomologie, en biologie, en génétique, en épigénétique, en recherche biomédicale dans son ensemble, et en sciences sociales et humaines, la recherche intègre et doit intégrer aussi des experts en physique, en mathématiques, en informatique, en télécommunications, en climatologie, etc.

Jouer le jeu de la coopération internationale

Nous disposons aujourd’hui de technologies modernes extrêmement puissantes pour renforcer les systèmes de surveillance des maladies infectieuses émergentes et les diagnostiquer. Les promesses de l’imagerie, de la biologie intégrative sont immenses pour mieux comprendre les interactions complexes entre l’agent pathogène, son hôte, son environnement. Ces technologies ouvrent la voie à une médecine préventive et à une médecine individualisée, personnalisée, à laquelle je crois beaucoup.

Il ne faut pas oublier pour autant, à côté des maladies infectieuses émergentes et réémergentes, les nouveaux défis de notre siècle que représentent aujourd’hui les maladies chroniques, liées au vieillissement, à la nutrition, à l’environnement. Ne les opposons surtout pas aux maladies infectieuses émergentes. (…)

Pour lire la suite : se procurer la Revue Civique 14

Françoise BARRÉ-SINOUSSI, Prix Nobel de Médecine, Directrice de recherches à l’Inserm
(in La Revue Civique n°14, Automne 2014) 

____

1) Aviesan : Alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé.