Penser la sécurité européenne : perspectives franco-allemandes

La Fondation Friedrich Ebert et Europartenaires consacraient leur colloque annuel 2016 (début mars) au thème « Penser la sécurité européenne ». Des personnalités telles que Hubert Védrine, François Heisbourg, Elisabeth Guigou, Patricia Adam, Hans-Peter Bartels et Nicole Gnesotto étaient présentes. Voici les principaux extraits et enseignements de ces débats.

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Qu’est ce que la sécurité européenne ?

Défense et sécurité sont les deux faces d’une même médaille, mais pour Élisabeth Guigou, Présidente de la Commission des affaires internationales de l’Assemblée nationale et Présidente-fondatrice d’Europartenaires, la sécurité est un concept plus complet permettant d’agir de façon plus efficace. Selon Hubert Védrine, ancien Ministre des Affaires étrangères, la sécurité de l’Europe est assurée : il n’existe pas de menace militaire, telle qu’une invasion, car les pays d’Europe font partie d’une alliance forte, l’OTAN. Pourtant, les Européens ont développé une certaine frustration : l’intensité avec laquelle le terrorisme a frappé l’Europe a nourrit chez eux une demande croissante de protection.

Dans le chemin qui aboutirait à la création d’une Union européenne de la Défense, d’après Hubert Védrine et Patricia Adam, Présidente de la Commission de la Défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale, l’Europe a sauté une étape essentielle : celle d’établir une base commune de références. Alors que les corps de police des États-membres sont méfiants et préfèrent garder les informations sensibles, il est urgent de développer une meilleure coordination dans ce domaine. Les derniers attentats perpétrés à Paris, mais conçus à Bruxelles, le démontrent.

Une feuille de route pour la sécurité européenne

Le long terme : une politique de synthèse…

L’ancien Ministre des Affaires étrangères a proposé aussi aux États membres d’établir une méthode intergouvernementale de travail au sein des institutions européennes consistant à créer des couples antagonistes, de façon à mettre ensemble les pays qui auraient les visions les plus éloignées sur un certain sujet, pour qu’ils arrivent à un accord qui soit par la suite présenté au Conseil européen. Ce serait, selon son avis, une forme d’action pragmatique qui produirait une politique « prudente, dissuasive et coopérative ». Le seul point faible, avouait-il, c’est qu’aujourd’hui la situation est urgente et l’élaboration d’un corps de doctrine de ce genre est un processus très lent.

La sécurité intérieure et extérieure : un continuum

« Le paysage de la sécurité a évolué depuis la création de la Politique étrangère et de sécurité commune européenne [PESC] en 2003 », expliquait Nicole Gnesotto, Présidente du conseil d’administration de l’Institut des hautes études de défense nationale. Elle a fait deux constats. D’un côté, il s’est produit, à l’Est et au Sud de l’Europe, une crise stratégique grave et durable, ce qui doit permettre d’agir ensemble ; de l’autre, personne ne peut plus considérer la sécurité intérieure et extérieure séparément, elles constituent un continuum. Le terrorisme et la crise des réfugiés en témoignent.

La PESC pourtant n’a pas été conçue pour résoudre des problèmes internes. La question russe, c’est l’OTAN qui la règle ; Daesh est combattu par une coalition ad hoc ; et le terrorisme est géré par les souverainetés nationales. Seule l’Afrique faisait partie du champ d’action de la PESC, mais l’ampleur des conflits sur ce continent ont provoqué des divergences entre les États-membres.

Selon l’Eurobaromètre de mars 2016, les Européens souhaitent que l’Europe assure leur sécurité. Nicole Gnesotto a ainsi envisagé deux évolutions nécessaires : politiser la PESC pour qu’elle devienne l’un des enjeux majeurs des chefs d’État et de Gouvernement, en constituant un Conseil européen de la Défense qui se réunirait deux fois par an ; et globaliser la PESC au sein de l’UE en instituant une cohérence institutionnelle à trois volets (intérieur, frontières et extérieur).

Rassembler au nom de l’efficacité

Représentant l’Allemagne, Hans-Peter Bartels, commissaire parlementaire aux forces armées du pays et membre du CEPS Task Force on European security and defence, a déclaré qu’élaborer un calendrier pour aboutir à une armée européenne ne servira pas à grande chose, mais que, si vraiment on souhaitait y parvenir, il vaudrait mieux élaborer une stratégie européenne visant à coopérer pour un rassemblement progressif des moyens militaires de chaque État membre. Il a souligné le manque d’efficacité que 28 armées, même coordonnées, et que 28 budgets séparés, représentent. Surtout parce qu’il y a déjà des exemples de coopération qui ont réussi, comme la fusion des forces terrestres allemandes et néerlandaises ou la coopération germano-belge dans le domaine maritime, des modèles à suivre d’après cet expert.

En juin 2016, Federica Mogherini, Haut Représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, devra proposer une nouvelle stratégie pour l’Europe dans un Conseil spécial dédié à la Défense. Mais Hans-Peter Barlets prévoit qu’aucune mention ne devrait être faite à l’intégration militaire du continent car la date choisi pour le sommet, le 23 juin, est très sensible dans l’agenda européen et personne n’osera donner des raisons supplémentaires aux Britanniques de voter en faveur de la sortie du Royaume-Uni de l’UE.

Après le référendum britannique, cependant, les Européens devront consolider une coopération renforcée, qu’elle soit à 28 ou à 20 pays. Ici Hans-Peter Balters expliquait que la France pourrait devenir une nation cadre, un concept utilisé par l’Allemagne au sein de l’OTAN en 2013, qui évoque une organisation selon laquelle des armées moins développées (par exemple des pays baltes) fournissent leurs capacités restreintes à une structure organisationnelle plus forte, notamment appartenant à une nation plus puissante en termes militaires (par exemple, celle de la France). Il a ensuite ajouté deux idées importantes : d’un côté, la nécessité de concevoir désormais un siège d’intelligence militaire au niveau européen et, de l’autre, d’augmenter la contribution faite par chaque État membre au budget européen à 1,3% du PIB, afin de le dédier aux politiques de sécurité communes.

Le pivot franco-allemand : un projet pour l’Europe

Une convergence stratégique sur le domaine politique

Pour Patricia Adam, Présidente de la Commission de la Défense nationale et des Forces armées de l’Assemblée nationale, ce qui manque au niveau européen n’est pas l’harmonisation et mutualisation des effectifs, mais plutôt une stratégie commune pour assurer la continuité et la réussite des missions, qui, aujourd’hui, « sont très courtes et manquent de plan global ». Pourtant, pour qu’une stratégie européenne soit possible, affirmait-elle, il est crucial d’abord que la France et l’Allemagne soient d’accord sur le chemin à parcourir, car « ces deux pays sont le moteur qui entraîne l’Europe dans son ensemble ». Patricia Adam, par exemple, considère qu’il a été naïf et illusoire de réduire, sensiblement, ces dernières années, nos budgets de Défense.

Si l’UE réussit à coopérer avec beaucoup de succès dans un large nombre de dossiers, comme dans le domaine des drones ou dans le domaine des programmes satellitaires, c’est parce qu’il y a eu une convergence politique au plus haut niveau sur ces questions. Pour cela, Patricia Adam a proposé aux deux pays d’élaborer une fois pour toutes un Livre blanc, où l’on précise noir sur blanc quelle est la vision commune européenne en matière de sécurité.

L’unilatéralisme français et allemand

François Heisbourg, Président de l’International Institute for Strategic Studies (IISS) et du Centre de politique de sécurité de Genève (GCSP), a formulé de son côté les trois grandes phases qui ont façonné la relation franco-allemande au cours des dernières soixante années :

1/ Primo, la période 1958-1981, moment où il y avait un désaccord profond sur la politique de Défense mais une forte concordance sur la nécessité de s’entendre, connu comme l’équilibre des déséquilibres. Pendant cette période, celle de la « Guerre Froide », opposant l’Occident à l’URSS, l’Allemagne donnait une grande importance à l’OTAN.

2/ Secondo, les années 1981-2005, où l’on pensait l’Europe comme une communauté de destin, une période de grande complicité entre Mitterrand et Kohl qui a favorisé un « âge d’or » de la coopération entre les deux nations. C’était le moment de la création d’un premier Livre blanc sur la défense européenne.

3/ Finalement, à partir de 2005, l’étape est marquée par la politique de non-intervention de l’Allemagne, qui devient, elle, unilatérale dans ses propos. Dans cette période s’inscrivent la méfiance vis-à-vis d’Airbus ou le refus de participer à une intervention militaire en Libye.

Ainsi, dénonce François Heisbourg, le couple franco-allemand n’existant plus en ce domaine, la France a cherché ces dernières années des partenaires ailleurs, comme le démontrent les accords de Lancaster (2010) en matière de défense ou la coopération dans le nucléaire entre la France et le Royaume-Uni. Pourtant, François Heisbourg appelle l’axe franco-allemand, aujourd’hui vide, à dynamiser le moteur européen. Si l’Allemagne doit arrêter cette politique de non-intervention et d’unilatéralisme militaire, la France, elle, affirme François Heisbourg, a le devoir de reprendre le rôle politique majeur qui lui appartient au sein de l’UE.

Accepter de partager la souveraineté pour la garder

Elisabeth Guigou, qui a voulu faire mention de la solidarité allemande au Mali (quand en janvier 2016 le Bundestag a approuvé à la quasi-unanimité d’augmenter les effectifs allemands de 150 à 650 soldats dans le pays africain), a rappelé que le repli vers nous-mêmes signifierait notre fin collective. La Défense est ainsi, selon elle, un échelon crucial pour l’avenir de l’Europe.

Enfin, Elisabeth Guigou a souhaité une politique de voisinage plus ciblée et une stratégie de partenariat plus ambitieuse pour l’avenir, avec ce mot de conclusion : « pour garder la souveraineté il faut accepter de la partager ». Sinon, avertit-elle, « on est tous perdants ». Notre Europe, en fin de comptes, « c’est chacun d’entre nous ».

Rafael Guillermo LÓPEZ JUÁREZ

(mars 2016)

Pour aller plus loin:

►Eurobaromètre 84 (mars 2016) 

►La sécurité de l’UE : une urgence politique, par Elisabeth GUIGOU, Nicole GNESOTTO, Jacques DELORS, António VITORINO et al., une publication de l’Institut Jacques Delors (mars 2016)

►La défense de l’Europe avant l’Europe de la défense, par Jean-Dominique GIULIANI, une publication de la Fondation Robert Schuman (janvier 2016) 

►Le coordinateur anti-terroriste de l’Union européenne : les outils de la coopération à renforcer (entretien de la Fondation Robert Schuman)