Les entreprises au service de l’intérêt général ?
Pour Denis Gancel, enseignant à Sciences Po, et Président de l’agence W & Cie – située au cœur des enjeux économiques et sociétaux des entreprises – les groupes mondiaux et leurs marques apparaissent comme les seuls réseaux vraiment efficaces pouvant faire face aux problèmes de la planète. Par leur implantation mondiale, leurs puissantes ressources, leur culture du résultat et leur système de contrôle, écrit-il, les grandes marques pourraient utilement se mobiliser, aux côtés et avec les Etats. Et d’interroger : «Le moment n’est-il pas venu de s’affranchir de l’idée traditionnelle que seules les nations seraient détentrices de l’intérêt général du monde ? »
Les sommets de chefs d’État se suivent et semblent répéter inlassablement les mêmes constats, les mêmes diagnostics, sans réellement parvenir à mettre en œuvre des plans d’actions efficaces. À l’heure d’un nouveau G20, présidé par la France, on va une nouvelle fois se demander ce qui va en sortir…Pourtant, il n’y a jamais eu autant d’États dans le monde ! Plus de deux cents répertoriés par les Nations Unies.
Depuis la chute du mur de Berlin, de nouvelles exigences pèsent sur les chefs d’État: exigence d’une gouvernance adaptée au nombre de pays; exigence de maintien de la paix dans les zones à haut risque, exigence surtout posée par les nouveaux enjeux planétaires : réchauffement climatique, lutte contre la faim, pénurie d’eau ou résorption des pandémies. À l’aube d’un nouveau G20, et au sortir d’une crise économique sans précédent, les défis posés aux États paraissent hors d’atteinte.
Quelle doit être l’attitude des grandes marques mondiales à l’égard de ce type de sujets ? Doivent-elles s’en détourner en considérant que ce n’est pas leur affaire ou, bien au contraire, doivent-elles se sentir concernées en cherchant à apporter leur pierre à l’édifice ?
Dressons un constat simple : les entreprises mondiales et leurs marques apparaissent comme étant les seuls réseaux efficaces à l’échelle des problèmes de la planète. Par leur implantation mondiale, leurs puissantes ressources, leur culture du résultat et leur système de contrôle, les marques relèvent tous les jours le défi de l’efficacité. Faut-il s’en priver par peur d’un mélange des genres public-privé ? Ce dogmatisme-là n’est-il pas archaïque, au regard de l’urgence et des moyens à mobiliser ?
Commentant l’encyclique économique « Caritas in veritate » : « Le marché n’arrive pas à produire la cohésion sociale dont il a pourtant besoin pour fonctionner », Antoine de Salins et François Villeroy de Galhau éclairent la voie: « Le principe de gratuité et l’esprit du don doivent être intégrés dans toutes les décisions économiques et, en particulier, celle qui consiste à investir. Cantonner le marché à la création de richesse et renvoyer au politique la gestion du Bien commun et des conséquences morales des décisions économiques relève d’une vision oublieuse de l’homme » (1).
Mais la rencontre des deux mondes au service de l’homme ne pourra se faire que si on intègre bien les nouveaux enjeux des marques mondiales.
La deuxième mondialisation des marques
Les marques mondiales sont confrontées depuis une décennie à une nouvelle mondialisation. La première mondialisation, celle d’après la Deuxième Guerre mondiale, fut relativement simple pour elles. Convertissant les énormes capacités d’une industrie de guerre et industrie civile, il s’agissait d’apporter au plus grand nombre des biens de premier équipement. Une demande forte, des consommateurs avides de nouveautés, des capacités de productions importantes, il revenait aux marques de répondre aux attentes du monde par de nouveaux produits – alimentaire, automobile ou électroménager.
La deuxième mondialisation qui ne fait que commencer apparaît d’une autre nature. Elle est identitaire et multipolaire. Identitaire, parce qu’elle doit concilier la standardisation liée aux impératifs de la baisse des coûts de fabrication avec l’attente toujours plus forte de personnalisation des consommateurs. Multipolaire, parce que la répartition entre une économie mondiale dichotomique, entre ceux qui produisent (à bas coût) et ceux qui consomment, cède la place à de multiples pôles économiques qui entendent désormais produire et développer leur marché intérieur.
Toute marque mondiale doit désormais résoudre l’équation suivante : apporter le meilleur de la globalisation, tout en se rapprochant au plus près de la réalité culturelle de chaque pays, de chaque marché.
La mondialisation en 2010 impose donc aux marques mondiales de nouvelles exigences. Exigence d’innovation permanente, dans les marchés matures pour satisfaire un consommateur aussi vite blasé que satisfait (6 000 nouvelles marques déposées par jour dans le monde) ; exigence de conquête de marchés émergents qui, tirant les leçons du passé, entendent bien développer leur marché intérieur et leurs propres marques ; exigence de motivation de centaines de milliers de collaborateurs à travers le monde afin qu’ils portent fièrement leurs couleurs.
Savoir vendre et savoir rendre
Dans un monde interconnecté, les grandes marques se doivent d’être totalement irréprochables partout où elles opèrent. « Tigres de papier » (3), elles se savent désormais fragiles parce qu’observées dans leurs actes et contestées dans leur fondement.
Le drame causé par BP en apporte une preuve douloureuse. Affaire d’État, la marée noire du golf du Mexique est considérée comme irrecevable pour le consommateur-citoyen des États-Unis et du monde. Suivi en temps réel par toute la planète, BP subit la sanction immédiate de ce qui est considéré comme une faute morale et civique : perte d’un tiers de sa valeur, changement annoncé de dirigeant, mise en péril de l’entreprise, désormais à la merci de ses concurrents.
L’évolution des fondamentaux stratégiques des marques mondiales témoigne de cette nouvelle exigence citoyenne. N’est-il pas frappant de constater qu’au fil des années les marques se dotent de vision et de mission de plus en plus sociétales et de moins en moins commerciales ?
Les plates-formes de marques, qui servent de référentiels stratégiques pour piloter les marques sur l’ensemble de leurs marchés, intègrent, désormais explicitement, une vision de l’intérêt général du monde rapporté au secteur dans lequel elles opèrent. De la santé pour Danone à la mobilité pour Michelin, de la qualité de vie au quotidien pour Sodexo, au « care » pour Europ Assistance, les grandes marques prennent à leur compte une part de l’intérêt général afin de montrer leur implication positive dans la société, de rechercher la meilleure acceptabilité possible et de parvenir à rassembler autour de valeurs fortes des équipes de collaborateurs de plus en plus nombreuses et internationales.
Vers une symbiose de deux mondes
La crise et la mondialisation semblent donc appeler à une véritable symbiose entre le monde de l’intérêt général et celui de l’intérêt particulier, incarné par les marques. Tout se passe comme si chacun de ces mondes se sentant menacé cherchait à faire cause commune. D’un côté des États en grande difficulté financière, ne parvenant pas à dépasser leur souveraineté locale pour traiter des problèmes à échelle planétaire. De l’autre, des marques mondiales, puissantes et efficaces, menacées par la puissance de l’opinion de consommateurs démultipliée par internet.
Le moment n’est-il pas venu de s’affranchir de l’idée traditionnelle que seules les nations seraient détentrices de l’intérêt général du monde ? Le fait que certains des intérêts vitaux du monde soient concrètement en jeu constitue une opportunité réelle pour les marques mondiales de repenser leur raison d’être, et les contours de leurs responsabilités. Ainsi, elles mettraient leur efficacité au service de programmes à moyen et à long terme de solidarité, d’actions citoyennes, tout en demeurant dans une économie de marché bien comprise.
Avec l’importance du secteur concédé, à l’origine des leaders mondiaux dans la production d’électricité et d’eau, tels que EDF, GDF SUEZ, Veolia, Areva, et la généralisation des politiques de partenariats public-privé, la France aurait tous les atouts pour faire avancer au plan international l’idée de la mise à contribution des marques mondiales au service de l’intérêt général.
En agissant ainsi, en investissant sur les sujets d’intérêt général, les marques feraient beaucoup plus que de s’engouffrer dans le nouveau créneau de communication du développement durable, mais apporteraient une réponse stratégique aux nouvelles attentes des consommateurs. Les récentes études le prouvent (4): 81 % des consommateurs estiment important que les marques qu’ils achètent soient socialement responsables.
La longue « marche »
Pour la première fois cette année, de grandes entreprises ont été conviées à une rencontre multilatérale, à l’occasion du sommet Afrique-France de Nice. Bien sûr, on a crié au « festival off des marchands du temple ». Il faudra sans doute du temps pour que les États encouragent ce que beaucoup considèrent encore comme une ingérence illégitime, et que les marques s’organisent et se familiarisent avec leur nouveau rôle, leur nouveau statut.
Jour après jour, on peut déceler des signes de rapprochement salutaire des deux mondes. L’engouement des pays émergents (BRIC notamment) pour le concept de marques. Ces pays ne craignent plus de parler d’eux comme des marques, détectant derrière le concept un gisement inexploité de richesses. La préoccupation de l’État de valoriser les actifs immatériels, à travers le recensement de ces actifs et la protection des grandes marques publiques telles que Sorbonne ou Le Louvre.
Enfin, l’étymologie elle-même du mot marque n’évite-t-elle pas tout malentendu ? Le mot marque vient d’un mot normand « merche » (XIVe siècle) qui signifie « l’action de marcher » et non pas « marché » qui lui vient de l’origine latine : « merx ». La marque ne puise donc pas sa source étymologique dans la marchandisation du monde mais dans une dynamique positive qui fait « marcher » et progresser ceux qui la portent.
Le concept de marque est donc plus universel qu’on ne le croit. A l’heure du nouveau G20, il faudrait appeler à un « G20 des marques » qui se réunirait en même temps, dans un même lieu et sur les mêmes sujets que le G 20 des Etats. Ce G20 « off » pour « officiel », serait plus démocratique et sans doute plus efficace que les forums sélects payants et confidentiels ! Seule la rencontre fréquente et au grand jour entre grands États souverains et de grandes marques citoyennes permettra de bâtir des solutions efficaces à l’échelle des espoirs du monde.
Denis GANCEL, Enseignant à Sciences-Po, Président de l’agence W & CIE
in La Revue Civique n°4 (Automne-Hiver 2010)
(1) Revue Études déc. 2009
(2) No Logo Naomie Klein
(3) Philippe Starck, article Le Figaro
(4) Étude W & CIE – Opinion Way