Clara Gaymard, ancienne Présidente de General Electric France, répondait à nos questions, alors qu’elle venait de participer à un ouvrage tonique « Et la confiance, bordel ! » (Eyrolles), réalisé avec l’institut Montaigne et Financi’Elles (réseau de femmes, dirigeants du secteur de la banque et de l’assurance). Pour la Revue Civique, elle revenait notamment sur les enquêtes du World Values Survey, où l’on constate que la France se place seulement en 58e position (sur 97 pays), sur l’échelle de la confiance interpersonnelle. Des mécanismes de retour à la confiance sont à instaurer, et c’est possible rapidement pour cette femme d’entreprise de haute expérience. Qui regrette qu’en France, « nous connaissons le plus haut niveau de conflictualité au travail des pays d’Europe de l’Ouest ».
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La REVUE CIVIQUE : Vous écrivez, à l’appui de nombreuses études, que « la confiance est, en France, une chose bien mal partagée ». Comment expliquez-vous le niveau du pessimisme français, le niveau élevé de défiance qui caractérise notre pays ?
Clara GAYMARD : Il y a effectivement un « cas » français comme l’ont très bien décrit Yann Algan, Pierre Cahuc et André Zylberberg dans le premier chapitre de notre livre : dans les enquêtes du World Values Survey, la France se place en 58e position sur 97 pays, sur l’échelle de la confiance interpersonnelle. Nous connaissons le plus haut niveau de conflictualité au travail des pays de l’Europe de l’Ouest. Deux Français sur trois déclarent se méfier de la justice et sont insatisfaits du fonctionnement de notre démocratie. La confiance dans les syndicats est faible, nous avons une opinion négative des entreprises et encore plus des banques…
Comment l’expliquer ? C’est un écheveau complexe à démêler. On peut évidemment convoquer l’Histoire : la débâcle de mai 1940, l’Occupation, la Collaboration ont pu saper durablement la confiance nationale. Mais d’autres pays ont subi des chocs historiques d’une violence inouïe sans que cela ne se traduise par la défiance que nous portons collectivement dans notre société.
On peut également évoquer la crise économique qui, depuis 40 ans, ébranle les fondements de notre modèle social. Mais déjà, en 1970, comme nous le rappellent les économistes, alors que la France nageait dans la prospérité des Trente Glorieuses, le Général de Gaulle écrivait dans ses mémoires : « Les rapports sociaux restent empreints de méfiance et d’aigreur. Chacun ressent ce qui lui manque plutôt que ce qu’il a ». Aujourd’hui encore, la France est un des pays où les inégalités de revenus sont parmi les plus faibles et où la perception de ces inégalités est parmi les plus aigües.
Une société trop pyramidale
Ce qui ressort finalement des enquêtes, c’est le sentiment très profond des Français de vivre dans une société fortement hiérarchique, organisée de façon pyramidale, façonnée par des statuts (statuts que confèrent notamment les diplômes, les grandes écoles, les « grands corps » de la fonction publique). Le culte du diplôme et la reproduction sociale des élites figent notre société et donnent le sentiment que la « concurrence » au fond, n’est pas loyale, que les règles du jeu pour évoluer, avoir la main sur son destin, sont faussées au profit d’une petite partie de la population. C’est cette perception d’une société marquée par des relations sociales hiérarchisées, distantes et conflictuelles qui est au coeur de notre pessimisme collectif et qui détruit notre goût de vivre et de coopérer ensemble. Et c’est un héritage direct de notre système scolaire. Nous y reviendrons.
Dans le livre « Et la confiance bordel ? » (Eyrolles), réalisé avec l’Institut Montaigne et Financi’Elles, vous insistez sur des « mesures opérationnelles » qui peuvent être développées dans l’entreprise. Quelles sont-elles ?
L’entreprise est nécessairement une caisse de résonnance de la société dans laquelle elle évolue. Geert Hofstede, qui était psychologue chez IBM, a collecté plus de cent mille questionnaires sur les attitudes des employés dans près de cinquante pays. Sur cette base, il a élaboré un « indice de distance hiérarchique » et, bien entendu, la France est arrivée en tête de son classement! Ses conclusions ont depuis été confirmées par d’autres études portant sur plus de 4000 entreprises.
Parmi nos dix propositions, le recentrage du management sur la relation de proximité, sur la valorisation de l’autonomie et la prise de décision du manager, sur le partage de l’information sont évidemment des propositions clefs. Retrouver la culture de l’interpersonnel et de la fabrication spontanée du lien est au cœur de la relation de confiance entre collaborateurs et managers.
Un autre élément est plus inquiétant encore : moins d’un Français sur quatre est prêt à travailler davantage que ce qui lui est demandé pour aider son entreprise. C’est très révélateur du sentiment de ne pas appartenir à la même communauté. La connaissance et la reconnaissance des attentes, besoins et aspirations des salariés doivent également être revalorisés. Cela implique une transformation profonde des modes de communication qui doivent passer de « top down » à « pear to pear ».
De façon générale, l’entreprise doit devenir lisible et « prédictible ». François Dupuy parle de « management éthique ». Elle doit mettre en place des politiques de diversité et de mixité, de formation, de rémunération et de reconnaissance qui soient tangibles, partagées, objectivées et communiquées. C’est parce que les règles du jeu seront claires que la confiance pourra s’instaurer au sein de l’entreprise. C’est à la direction de faire le premier pas, de faire le pari de la confiance.
Le poids d’une « angoisse scolaire »
La restauration de la confiance, la première étant la confiance en soi, est sans doute un chantier d’ordre culturel, qui passe notamment par l’éducation. Quelle serait la mesure prioritaire à prendre, ou à développer, dans le domaine éducatif ? En France, plus que partout ailleurs, le professeur parle debout devant son tableau ; les élèves, eux, écoutent en silence et prennent des notes. Plus d’un élève sur deux déclare consacrer la totalité du temps qu’il passe en classe à prendre des notes et deux sur trois disent ne jamais travailler en groupe. Nous avons développé un enseignement « vertical », disciplinaire, descendant, qui privilégie la restitution des connaissances, considérée comme supérieure, à tout autre type de compétence, au détriment de l’apprentissage de la coopération « horizontale » entre élèves. Et s’il n’y avait que cela… Notre pays se démarque aussi par une très importante proportion d’élèves certains de n’être pas écoutés ou évalués à leur juste valeur, voire ayant le sentiment d’être humiliés en classe. Il existe une véritable angoisse scolaire, que l’on commence à mesurer, et qui se cristallise au moment de l’évaluation et de l’orientation. Ce n’est sans doute pas ainsi que se perçoit le pays de Jules Ferry mais, en France, l’école n’est pas un lieu qui favorise une construction personnelle apaisée.
C’est un cercle vicieux : le fonctionnement hiérarchique et élitiste de l’école nourrit celui des entreprises. Il faut rompre avec les méthodes « verticales » et favoriser les compétences sociales des enfants et, cela, dès la maternelle. Il faut aussi repenser l’évaluation, en finir avec l’obsession de la note et du classement, cesser d’étiqueter les élèves et de les sanctionner. André Antibi, un chercheur en didactique, a parlé de la « constante macabre » de la notation : dans toute classe, quel que soit son niveau, il y a un tiers de bons élèves, un tiers de moyens, un tiers de mauvais. Un professeur qui ne donnerait que des bonnes notes serait considéré comme laxiste, voire incompétent. En Finlande, les élèves sont notés à partir de 13 ans, sur une échelle de 4 à 10. Je ne crois pas que ce pays soit en perdition…
Le droit à la parole
Vous qui dirigez une grande entreprise américaine, pouvez-vous nous dire ce qui pourrait être utilement « importé » des États-Unis, en matière de confiance, à la fois en l’individu et en l’entreprise, deux domaines où les Américains sont présumés positifs ?
Deux éléments me semblent essentiels pour restaurer la confiance. Tout d’abord, accorder le droit à l’erreur et le droit à la parole. Cela signifie au fond accepter la dimension émotionnelle des relations professionnelles, qui sont trop souvent niées dans l’entreprise. Il faut former les équipes à l’intelligence émotionnelle pour autoriser la part d’affect inhérente à toute relation humaine.
Deuxièmement : sortir des stratégies de posture qui, trop souvent, prévalent dans le dialogue social à la française. Actuellement, celui-ci est tellement encadré, les processus tellement rigides, qu’il empêche un vrai dialogue, une vraie discussion. Les réseaux qui ont émergé dans les entreprises depuis quinze ans (je songe aux réseaux de femmes mais pas seulement) sont porteurs des aspirations des collaborateurs. Ils doivent être considérés comme des partenaires à part entière, si l’on veut renouveler le dialogue, la communication – et la confiance – dans et de l’entreprise.
Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET