Jean-Paul Delevoye et le civisme d’entreprise

Jean-Paul Delevoye

Le Président du CESE (Conseil Economique Social et Environnemental) et ancien Médiateur de la République souligne dans ce texte les difficultés d’être et de se repérer des citoyens. Il évoque notamment le troublant chassé-croisé des rôles : « les consommateurs font de la politique avec leur caddie, tandis que les citoyens font leur caddie dans les services publics ! » « La socialisation de l’échec s’alliant à l’individualisation de la réussite et du profit, plus personne ne croit en la réussite du collectif » s’inquiète-t-il, avant de tracer les voies d’un « civisme d’entreprise » qui peut devenir le « ressort d’une nouvelle gouvernance, nécessaire et attendue ». Par exemple pour « favoriser l’engagement des salariés sur le partage des valeurs ». Ou pour «favoriser la participation des salariés à la production du futur». Car le salut, écrit-il, vient « en créant du sens autant que des richesses » : « aucun système n’est viable s’il repose sur la désespérance des hommes ».

Les Français sont aujourd’hui à la fois confiants en leur destin personnel et très pessimistes quant au destin collectif de leur pays. L’espace public est un terrain d’affrontement et de calcul politique qui stérilise toute perspective de réenchantement de l’avenir ; un transfert est alors possible vers d’autres lieux d’espérance collective, qu’ils soient spirituels, associatifs ou économiques. Les deux premiers répondent déjà et naturellement à cette quête de sens, les derniers (re)découvrent la soif de sens et tentent désormais de l’assouvir.

 L’aspiration à une régulation de l’économie

Nous observons d’un côté que l’entreprise sort de son autarcie sous la pression des parties prenantes de plus en plus investies dans leur rôle de surveillance des entreprises et sous la pression des consommateurs capables de boycotter ou d’encenser une entreprise à la suite d’un événement ou d’un fait divers rendu public. Les meilleurs équilibres financiers et bilans comptables d’une entreprise ne la préservent pas d’une émotion publique qui défie la rationalité et peut balayer en une journée et une rumeur une réputation. L’affaire Jérôme Kiervel a montré aux dépens de la Société Générale que la bataille de l’opinion était plus âpre et causait des pertes plus lourdes que la bataille sur les marchés financiers pour couvrir les positions imprudentes du rogue trader. L’entreprise, sous la pression directe ou indirecte de l’opinion publique, doit désormais rendre des comptes au-delà de ses actionnaires ou de son conseil d’administration.

La crise financière a rendu plus vivace l’aspiration à une régulation de l’économie et une moralisation, une responsabilisation des comportements, aveugles, imprudents, parfois délibérément suicidaires. Paradoxalement, c’est à l’heure où la demande de régulation se fait la plus pressante que les outils traditionnels de régulation, au premier rang desquels évidemment figurent les institutions publiques, sont fragilisés : crise de résultats et crise de légitimité s’alimentent mutuellement pour nourrir une défiance généralisée et profonde.

Ces institutions, habituées à piloter la société comme un corps organisé et un collectif imposant mais relativement uniforme et «prévisible», apparaissent en décalage avec cette nouvelle société qu’elles peinent à comprendre donc à réguler. Consumérisme et individualisme mettent à mal la solidarité, qui fonde le pacte républicain, et la citoyenneté, qui anime le comportement républicain.

A cela vient s’ajouter une rigueur budgétaire qui, dans le contexte économique international délicat, réduit les marges de manœuvre, impose au débat politique ces considérations financières, et va même hélas jusqu’à substituer au débat politique ces considérations financières. La notation du résultat remplace la pertinence de l’action.

La dévalorisation de la relation humaine

On voit donc converger les chemins d’un monde économique qui a des préoccupations sociales, s’adresse au citoyen, et un monde public, qui a des préoccupations comptables mais peine à répondre aux attentes sociales de ses citoyens. La dévalorisation commune de la relation humaine fait que l’homme, qui vaut plus pour ce qu’il pense que pour ce qu’il dépense, n’est qu’un numéro de dossier pour l’administration et un numéro de compte bancaire pour l’entreprise. En parallèle, consumérisme des institutions par le citoyen et achat responsable par le consommateur tendent également à converger : les consommateurs font de la politique avec leur caddie, tandis que les citoyens font leur caddie dans les services publics !

La nouvelle gouvernance, inspirée à la fois du rapport nouveau de l’individu au collectif et des collaborations nouvelles entre l’Etat et le secteur privé, pose la question du partage des financements, des richesses, des responsabilités. Les exemples «dramatiques» sont nombreux pour étayer cette interrogation : la réparation des dommages causés par la marée noire pour Total, la commercialisation du Médiator par les laboratoires Servier, le plan de sauvetage des banques par l’Etat lors de la crise financière… de manière moins tragique, les financements du fret ou de la recherche dans le domaine agricole, médical, industriel.

Pour nombre de nos concitoyens, qui vivent de plus en plus violemment le sentiment d’injustice et d’impunité des puissants, la solidarité collective ne semble servir qu’à réparer les erreurs commises par quelques uns, les citoyens étant à la fois les victimes occasionnelles et les contributeurs permanents, sollicités pour supporter le coût de ces défaillances. Le succès, la gloire et la richesse qui s’ensuivent semblent bien moins collectivement et équitablement répartis et ne ressortent qu’à travers quelques « success stories » mettant à l’honneur les entrepreneurs plutôt que les entreprises.

Défausse sur le collectif de ses échecs

La socialisation de l’échec s’allie alors à l’individualisation de la réussite et du profit, plus personne ne croit en la réussite du collectif qui permet également la réussite individuelle : l’une se fait aux dépens de l’autre , la société est la cause de ses échecs potentiels, le système est un obstacle ou une pesanteur freinant la réussite personnelle, l’autre est un rival. On se défausse sur le collectif de ses échecs et faiblesses, on ne s’attribue qu’à soi-même les réussites patentes.

Le discours méritocratique invariable, malgré un ascenseur social qui stagne, couve une morale du vainqueur qui progressivement s’installe dans notre société. On assiste à l’évasion de la réussite contre la localisation de l’échec, qui crée de véritables poches de misère et une concentration de problèmes dans nos quartiers notamment. Le secteur public se « spécialise » alors dans la compensation des échecs individuels tandis que le secteur privé revendique, assume et valorise seul la réussite, l’initiative, les potentiels.

Le civisme d’entreprise peut à ce titre devenir un ressort d’une nouvelle gouvernance qui semble aujourd’hui nécessaire et attendue. Il consisterait prioritairement à favoriser l’engagement de ses salariés sur le partage des valeurs pour entretenir leur fierté d’appartenir à l’entreprise et de travailler pour un but auquel ils souscrivent dans des conditions auxquelles ils adhèrent au sein d’une entreprise qui respecte la dimension humaine du travail.
Je cite souvent à titre d’exemple l’initiative « Passerelle », développée par le Crédit Agricole, et dont j’avais soutenu la mise en place à l’occasion du travail entamé à la Médiature sur le « malendettement ». Le projet consiste à mobiliser les salariés en fonction et les retraités pour aider, via une association,  les clients radiés de la banque et les accompagner dans leur gestion budgétaire. La direction régionale versait 1% des bénéfices à l’association mais était largement gagnante en terme d’investissement et de « bonheur à travailler » de cette entreprise. Le banquier qui devait mettre à la porte un client déjà en difficulté financière savait qu’il le condamnait. Et il n’était pas rare qu’il croise dans cette petite ville à d’autres reprises « son ancien client ». C’était une source de mal être latent pour les agents. L’association permet alors aux agents de se sentir moins coupables et plus utiles. Elle permet aux personnes endettées de recevoir une aide qualifiée – dont ils bénéficiaient déjà à la banque – et une écoute attentive – dont ils bénéficiaient rarement à la banque – les résultats furent assez formidables dans la mesure où la quasi totalité des personnes accompagnées furent « resolvabilisées » en moins d’un an. L’initiative expérimentale est en voie de généralisation.

L’entreprise peut être école du civisme

Le deuxième aspect du civisme d’entreprise consiste à favoriser la participation des salariés à la production du futur et au partage des responsabilités, des échecs et des réussites. Le modèle de management pyramidal reposant sur une autorité verticale du décideur liée à son statut est révolu : il n’y a aujourd’hui de conduite du changement possible que si les enjeux du changement sont acceptés par les acteurs concernés, sont appropriés et s’ils suscitent une mobilisation collective.

Je ne sais pas si le civisme d’entreprise peut exister : se posera toujours la question morale et insoluble sur la pureté et la sincérité des intentions de l’entreprise. Je crois davantage au civisme en entreprise, où l’entreprise est amenée à devenir, à son échelle, une école du civisme :

  • En équilibrant le respect des hommes et l’intérêt des actionnaires
  • En devenant performant par l’épanouissement des hommes plutôt que par leur épuisementEn construisant des biens individuels qui ne reposent pas sur la dégradation des biens collectifs (environnement, ressources, santé)
  • En n’hypothéquant plus notre avenir collectif sur la construction d’un quotidien personnel simplement plus confortable
  • En créant du sens autant que des richesses car aucun système n’est viable s’il repose sur la désespérance des hommes

Jean-Paul DELEVOYE, Président du Conseil Economique Social et Environnemental (CESE).
In La Revue Civique n°5 (printemps-été 2011)