Richard Descoings et Daniel Karyotis:  » Nous agissons dans une responsabilité partagée « 

Richard Descoings et Daniel Karyotis

Débat sur les enseignements des « conventions Sciences Po »

Tous deux engagés dans le développement des « conventions Sciences Po », le Directeur de Sciences Po, Richard Descoings (décédé depuis en 2012), et le Président de la Banque Palatine, Daniel Karyotis, tirent pour la Revue Civique les enseignements d’une action visant à favoriser la formation des jeunes issus des « zones urbaines sensibles ». « Nous sommes tous co-responsables de la cohésion sociale, et donc de la prospérité économique de notre pays » souligne Richard Descoings. « L’un des problèmes est que la méritocratie républicaine n’existe plus vraiment » dans le système éducatif, observe Daniel Karyotis. Entretien sur les évolutions nécessaires des modes de formation, où l’entreprise a naturellement un rôle clé.

La REVUE CIVIQUE : Dix ans après leur lancement, quels enseignements tirez-vous des «conventions Sciences Po» pour les jeunes des quartiers ?
Richard DESCOINGS : à mes yeux, deux enseignements majeurs sont à tirer de l’expérience. La première est que, contrairement à ce que beaucoup disent, et même si l’Education Nationale a ses faiblesses, elle garde de grandes forces. Il y a des lycées partout en France, Outre-Mer et en Métropole, de Perpignan à Hénin-Beaumont, avec des enseignants et des jeunes qui réussissent. Je pense qu’il faut arrêter, dans notre pays, de dire essentiellement ce qui ne va pas au lieu de mettre en valeur ce qui va bien. Il y a bien sûr des établissements où les choses ne vont pas bien, qui accumulent des handicaps économiques et sociaux lourds. Mais cessons d’être, par principe, du côté des «déclinologues», de ceux qui prédisent le déclin assuré de notre pays.

Nous avons des jeunes générations, contrairement à ce que disent certains, qui sont extraordinaires. Il faut arrêter de reconstruire un «âge d’or» qui n’a jamais existé, comme si du temps du certificat d’études tous les jeunes savaient lire, écrire et compter. La moitié des jeunes sortait alors de l’école sans le certificat d’études et, pour  ceux qui sortaient avec le certificat d’études, c’est vrai qu’il y avait les mines, les usines : on recrutait beaucoup d’ouvriers sans aucune qualification. Cela a beaucoup changé, mais est-ce que cela a changé en mal ?! En fait, notre système éducatif va plutôt bien, en comparaison par exemple avec celui du Royaume Uni ou des Etats-Unis.
Dans ce contexte, et concernant notre expérience, nous sommes partis au départ avec sept lycées partenaires et nous en avons aujourd’hui plus de quatre vingt. Tous ont voulu rester dans le dispositif. Et les centaines d’étudiants, qui ont bénéficié de notre dispositif d’entrée à Sciences Po, après leur expérience, ils ont acquis leur droit à l’indifférence sur le marché du travail : ils sont recrutés par les entreprises aussi bien, et parfois mieux, que les autres diplômés de Sciences Po.

Pour ces jeunes, quelque chose se produit

Entre l’entrée à Sciences Po, pour ces étudiants issus des « zones urbaines sensibles », et le marché du travail après le diplôme, il y a l’entre deux de la scolarité à Sciences Po, ce qui n’était sans doute pas un pari gagné d’avance…
Richard DESCOINGS : Si nous ne recrutions que des jeunes destinés à réussir, notre « valeur ajoutée » professionnelle serait proche de zéro. Ce qui m’intéresse, c’est précisément quand on nous dit que cela ne va pas être simple. Certes, la culture, en ce qui concerne les humanités classiques, peut être au départ moins étendue pour les enfants ou petits enfants d’immigrés que pour des enfants de Français depuis quinze générations. Mais, en cinq ans de scolarité, on peut démontrer qu’un établissement public d’enseignement supérieur et de recherche comme le nôtre a un impact décisif sur la capacité à aiguiser la curiosité intellectuelle, à acquérir des méthodes de travail, à développer la justesse du raisonnement. Oui, la première année, c’est forcément plus difficile quand on entre à Sciences Po en venant de Vaux-en-Velin, Drancy ou La Courneuve. Comme ce n’est pas simple, d’ailleurs, quand on vient de départements très ruraux, comme les Ardennes. Ce qui est merveilleux, c’est de voir qu’à force de travail et d’encouragement, grâce à l’accompagnement des tuteurs, ces jeunes donnent petit à petit la pleine capacité de leurs talents. Le déclic principal dans la scolarité de cinq ans est souvent le suivant : tout étudiant doit passer sa troisième année, hors de France ; généralement, ces jeunes reviennent transformés de leur année passée à Sao Paulo, Shangaï, Londres ou Berlin. Ces jeunes des quartiers échappent à ce moment au déterminisme social, ils prennent leur destin en main, quelque chose se produit à ce moment charnière de leur scolarité, qui les conduit ensuite sur le chemin de la réussite, comme les autres étudiants.

Daniel KARYOTIS : pour moi, la « diversité » est d’abord un sujet personnel. Une entreprise est incarnée par son dirigeant. Ou ce dirigeant se sent concerné par des sujets de société ou  il ne se sent pas concerné. Dans mon cas, la diversité et la mixité, qui sont pour moi liés, sont des préoccupations chères depuis près d’une dizaine d’années. Personnellement, j’accompagne des jeunes qui sont en difficultés, en tout cas issus de milieux moins favorisés, pour leur donner la même chance d’intégration qu’un jeune qui, lui, a toutes les clés de décryptage de notre société. La France est un pays clanique, un pays de réseau. Pour y réussir, il faut les bonnes clés et beaucoup de jeunes ne les ont pas, sur la même ligne de départ en tout cas.

(…)

Mais se donner la main, entre entreprises et enseignement supérieur, on le voit bien, c’est une petite révolution culturelle qui ne plaît pas à tout le monde. Certains souhaiteraient encore qu’on laisse les représentants du « grand capital » à la porte des établissements…
Richard DESCOINGS : c’est vrai, surtout pour les jeunes bourgeois. Ils ont toujours considéré, cela fait chic dans certains milieux, que l’entreprise était par définition dangereuse pour l’indépendance des professeurs et des universités. Mais dans les lycées professionnels – 40% des jeunes scolarisés – les professeurs comme les élèves savent très bien que sans l’entreprise il n’y a pas d’espoir. Ces 40% de jeunes de la voie professionnelle vivent tous les jours le lien avec l’entreprise. Non seulement ils n’en souffrent pas mais ce lien est leur avenir. Il y a 400 000 jeunes chaque année en France qui sont en contrat de travail d’apprentissage. Ces jeunes, on n’en parle jamais. Pour les jeunes en voies technologiques, heureusement que les entreprises sont là ! Avec la taxe d’apprentissage, heureusement que les entreprises sont là pour financer l’enseignement professionnel, qui permet d’avoir un taux de chômage des jeunes moins élevé qu’il le serait sans cet enseignement.

Quand vous êtes en filière générale en série L, que vous faites Henri IV et vous destinez à l’École Normale, généralement, c’est là que vous dites «Ah, non… surtout pas d’entreprises !» Ce sont surtout dans les milieux favorisés au plan intellectuel, que domine une idée fantasmée de l’entreprise.

 « Le système ne produit plus de différenciation mais de l’uniformisation »

Daniel KARYOTIS : le premier élément qui me frappe aujourd’hui, c’est que nous avons des jeunes qui ne demandent qu’à s’intégrer. Un samedi après-midi, récemment lors d’un colloque à Reims où je me rendais, il y avait 500 jeunes, collégiens et lycéens, pour poser des questions en ateliers, pour essayer de se nourrir d’expériences directes de l’entreprise. Ce n’est pas moins vrai que, dans un pays qui aime cultiver une sinistrose économique, il n’est pas facile pour un jeune d’avoir des repères professionnels pour l’avenir. Mais les jeunes ont naturellement envie de réussir, à condition que des barrières ne soient pas érigées.
L’un des problèmes est que la méritocratie républicaine, qui a fait la force de la France, n’existe plus vraiment. Je me souviens, quand j’étais étudiant à Sciences Po, on se nourrissait d’articles et de portraits, dans L’Expansion notamment, de dirigeants d’entreprise dont le père était boulanger, douanier, épicier… Aujourd’hui, cela n’existe quasiment plus. Il y a eu un phénomène de repli et d’auto-reproduction de la réussite. Celui qui a réussi a bien sûr tendance à faire profiter les siens de sa propre expérience. Quand Raymond Levy, fils d’épicier, a fait Polytechnique, ses quatre enfants ont ensuite fait Polytechnique. A une échelle plus large, on s’aperçoit que le système ne produit plus de la différenciation mais de l’uniformisation. C’est pourquoi aussi je salue des initiatives comme celles de Sciences Po, car il faut bien plus qu’auparavant aller chercher des différences – et la richesse des différences – en amont dans le parcours des jeunes.

Pour l’un et l’autre, quels sont les verrous à faire sauter pour aller plus vite et plus loin ?
Daniel KARYOTIS : dans l’entreprise, il n’y a pas vraiment de résistance en ces domaines.

Même en matière de préjugés ?
Daniel KARYOTIS : pas plus qu’ailleurs, en tout cas. Une entreprise est un échantillon représentatif de la société. Il peut y avoir les mêmes tendances négatives que celles qu’on trouve dans la société. Ce qui prévaut aujourd’hui dans l’entreprise concernant les jeunes c’est surtout la formation, la motivation, la capacité à vouloir intégrer l’entreprise, s’investir et à y développer un projet personnel. A partir du moment où il y a cette formation et surtout cette volonté, je parle au nom d’un grand nombre d’entreprises pour dire qu’il n’y a plus vraiment d’obstacles. Le problème se situe davantage en amont. Beaucoup trop de jeunes, compétents et motivés, se retrouvent après le bac devant un désert en matière d’orientation. La diversité est, dans l’entreprise, une réalité du fait de la mondialisation des échanges et des marchés, elle n’est plus vraiment un sujet : elle est une évidence dans développement des entreprises.

 Plus de perspectives dans les entreprises que dans l’équipe de France de football !

Richard DESCOINGS : Le premier verrou, c’est le malthusianisme, qui limite l’accès aux filières sélectives de l’université – Droit, Médecine, BTS… – système qui repose sur une illusion suivante : plus il y a d’échec à l’entrée, plus il y a de réussite à la sortie. Ce n’est pas le cas en Grande Bretagne, ce n’est pas le cas en Allemagne. La France manque de formations d’ingénieurs pour répondre aux besoins des entreprises.  Quand il est demandé à des écoles de relever de 10 ou 15% le taux d’accès, il est répondu : « pas question de diminuer le niveau ! » Ce raisonnement est absurde.

Le deuxième verrou est celui de l’argent. Depuis trente ans, on a préféré augmenter le nombre des boursiers dans l’enseignement supérieur plutôt que d’augmenter le niveau des bourses. Nous avons ainsi un nombre de bénéficiaires de plus en plus grand pour un montant de bourse très insuffisant. Le montant maximal pour une Bourse délivrée dans l’enseignement supérieur est de 320 euros par mois. Comment vivre, se loger, se nourrir, acheter un minimum de choses avec une si faible somme ? Nous avons mis en œuvre un système d’aide complémentaire qui permet à un boursier, à Sciences Po, d’avoir 75% d’aide supplémentaire au montant de la bourse d’Etat qu’il reçoit. Résultat : les meilleurs boursiers se bousculent pour s’inscrire à Sciences Po.
L’exemplarisation des réussites, professionnelles et sociales, sont très importantes pour débloquer notre société. Pendant un temps, on a beaucoup valorisé le sport – c’est très important d’avoir des Zidane, mais on le sait, peu de jeunes peuvent devenir Zidane – il y a beaucoup plus de perspectives dans les entreprises que dans l’équipe de France de football.

Propos recueilli par Jean-Philippe Moinet pour le numéro 5 de la Revue Civique.
Retrouvez l’intégralité de cet entretien dans le numéro 5 de la Revue Civique (Printemps-Éte 2011)

L’entretien a été filmé et en partie mis en ligne sur la chaîne Vimeo de Sciences Po: