Un Français sur deux se sent « abandonné »

Le Président de l’institut Viavoice, François Miquet-Marty

Abstentions records enregistrées en France lors des derniers scrutins (à l’exception des primaires socialistes), phénomène des « Indignés » partout en Europe et succès de librairie pour Stéphane Hessel, combien sont-ils aujourd’hui ces citoyens qui, sur fond de crise, se sentent exclus du système, qui n’y croient plus, pour qui les mots démocratie, institutions républicaines et services publics ne signifient plus rien ou plus grand-chose ?
Eléments de réponse dans l’excellent ouvrage du François Miquet-Marty, Président de l’institut Viavoice, « Les Oubliés de la démocratie » (Michalon), un voyage éclairant dans la fameuse « France d’en bas ». Dans l’entretien qu’il nous accorde, il souligne que « le sentiment d’abandon démocratique affecte aujourd’hui un Français sur deux » : « le premier risque est celui du populisme. Les conditions sont réunies pour que s’impose un leader stigmatisant les hommes et les femmes de pouvoir pour leur impuissance, leur surdité et leur silence ». Cet auteur ne s’est pas contenté de décrire la « fracture civique », il est allé lui donner un visage, ou plutôt des visages…
[Extraits]

La REVUE CIVIQUE : Cette France en « déshérence démocratique » que vous décrivez, on pourrait commencer par lui donner un visage, celui de Denise, l’un des témoignages les plus marquants de votre ouvrage…

François MIQUET-MARTY : Denise (les prénoms ont été modifiés dans le livre) vit en Touraine, dans une ferme isolée. Son témoignage est illustratif de cette France qui s’estime abandonnée par la démocratie.
C’est une femme que le monde semble avoir abandonnée. Il y a l’indifférence de l’administration. Denise est allée à la préfecture pour changer une carte grise, et ils l’ont envoyée à la gendarmerie, qui l’a renvoyée à la préfecture. Et quand la carte a été prête, elle comportait des erreurs. Alors il a fallu tout refaire, « recommencer le circuit ». Il y a toute la vie quotidienne. « Ces poubelles à l’entrée, vous les avez vues ? Elles étaient vides ? » Non, elles débordaient. Voilà. La mairie ne passe pas assez. Denise les a sollicités. Elle leur a expliqué qu’il n’y avait pas assez de poubelles, et qu’il fallait passer plus souvent… Mais ils n’ont rien fait. Eux non plus. Il y a ces grandes surfaces, qui font « de l’argent sur le dos des producteurs et des consommateurs », en multipliant les intermédiaires.
Alors la politique, maintenant, Denise en est très loin. « Avant » elle votait. Mais plus maintenant, c’est fini. Elle n’est d’ailleurs même pas inscrite sur les listes électorales. Elle ignore le nom de son député. Peu importe, selon elle. Les politiques, c’est comme tous les autres. Tout autant égoïstes, tout autant indifférents au sort de Denise.

Combien sont-ils en 2011, ces Français qui se sentent en dehors des services publics, de la démocratie et de la vie républicaine?

Le sentiment d’abandon démocratique affecte aujourd’hui un Français sur deux. A la question : « de manière générale, avez-vous plutôt le sentiment d’être abandonné par la démocratie ou de ne pas être abandonné par la démocratie ? », 50 % des personnes interrogées citent la première réponse, 44 % la seconde, et 6 % ne se prononcent pas. Et ce sentiment d’abandon, loin d’être uniformément réparti au sein de la société française, est prédominant auprès des ouvriers (67 % s’estiment « abandonnés »), des employés (60 %), alors qu’il demeure minoritaire auprès des cades (38 %) .
Beaucoup  considèrent que « quoi qu’ils fassent, ils ne seront jamais entendus ». Beaucoup font état d’une vie difficile, particulière, unique, de difficultés majeures, mais que personne, ou presque, n’est à même d’entendre. Un ouvrier du Nord de la France m’a lancé : « vous savez, nous vivons dans une société où je peux crier, personne ne m’entend »
Ce sentiment d’abandon démocratique procède de deux histoires : d’une part, une vigueur nouvelle reconnue à des sentiments d’abandons connus depuis plusieurs décennies (abandon économique, abandon sociologique, abandon de la confiance), et, d’autre part, l’affirmation d’un sentiment bien plus récent : celui de l’abandon des vérités humaines. Ce second registre concerne la « vérité de nos vies », ce lot d’accomplissements et d’épreuves, qui nous définit et nous construit, et qui nous est si personnel. Une large part des citoyens rencontrés estiment que cette « vérité », cette part intime et quotidienne de nos expériences, de nos succès et de nos échecs, s’épanouit dans le silence, hors de « leur » démocratie. Parce que le principe représentatif n’est pas légitime pour porter nos vécus singuliers, parce que la délégation de parole, sur laquelle reposent nos démocraties depuis le dix-huitième siècle, n’apparaît plus crédible pour « dire » les vies toujours spécifiques qui sont les nôtres.

Vous parlez d’une France coupée en quatre catégories, quelles sont-elles ?

Ce constat de l’abandon démocratique pourrait laisser imaginer une France clivée en deux fractions, l’une s’estimant intégrée dans le jeu démocratique, l’autre s’en considérant au contraire extérieure. En réalité, les investigations que j’ai menées conduisent à distinguer quatre France.
La première France est celle des « déshérences démocratiques ». Elle est composée de personnes qui connaissent des situations personnelles souvent difficiles, qui appartiennent souvent à des milieux sociaux modestes, et qui sont en rupture de ban démocratique.

« Citoyennetés désenchantées »

La deuxième France est celle des « citoyennetés désenchantées ». Elle est formée de personnes ayant souvent plus de quarante ou cinquante ans, qui ont connu un réel engagement politique, voire militant, ou qui, a minima, ont cru naguère en la démocratie. Tous ont été déçus. Par l’évolution de la politique ou par celle de la société, ils adhèrent bien moins qu’auparavant à l’idée d’une politique qui puisse améliorer la situation de la France et des Français.
La troisième France est celle des « citoyennetés de convention ». Elle se rencontre volontiers auprès de personnes appartenant à des univers sociaux plus favorisés. Tous accordent un crédit à la démocratie, et protestent de l’importance qu’il est convenu de lui accorder. Mais sur le fond, leur citoyenneté est teintée de relativisme.
La quatrième France est celle des « citoyennetés de conviction ». Elle est généralement nourrie par des personnes aisées, convaincues de l’importance de la démocratie, n’entrevoyant pas toujours ses dysfonctionnements, et nettement impliqués au sein de la vie politique.

Des chiffres étonnants: 50% s’estiment abandonnés par la démocratie, 54% ne se sentent pas représentés par leurs députés, 36% ne savent même plus dire s’ils sont de gauche ou de droite: face à un tel tableau, quelles conséquences selon vous sur la participation et le scrutin de 2012 ?

Le premier risque est celui du populisme. Les conditions sont réunies pour que s’impose un leader stigmatisant les hommes et les femmes de pouvoir pour leur impuissance, leur surdité et leur silence, se proposant pour prendre légitimement leur place, au nom d’une capacité supposée à « comprendre vraiment » le peuple tant négligé, et sur l’autel de slogans accessibles à tous et prétendument efficaces. Une part de l’opinion française y est prête, et quelques leaders politiques n’auront pas les scrupules d’en refuser les faveurs.
Le second risque est celui des défections par rapport au jeu politique institutionnel. L’abstention en constitue bien évidemment un visage. Mais peuvent également émerger des expressions ne répondant pas aux codes de la démocratie représentative, pour faire entendre personnellement sa voix. Ici, le champ des possibles est aussi vaste que le permet l’exploration de voies nouvelles. Plusieurs illustrations en ont été livrées récemment : des expressions libres sur des sites internet et des blogs, mais également des mouvements d’expression collective sur la place publique (comparable au mouvement des « Indignés » en Espagne), encouragés par des phénomènes éditoriaux (succès du livre Indignez-vous !, de Stéphane Hessel ).

(…)

Propos recueillis par Emilie AUBRY

(in la Revue Civique N°7, Hiver 2011-2012)

Découvrez la suite ce cet  entretien dans la Revue Civique n°7