Philippe Bataille, sociologue et directeur d’études à l’EHESS (École des Hautes Études en Sciences Sociales) était l’invité d’Elizabeth Martichoux sur le plateau d’ « État de santé », (le 3 novembre) sur La Chaîne Parlementaire. Suite à sa participation à cette émission qui portait sur l’euthanasie, la Revue Civique lui a posé plusieurs questions. Ses réponses font « rebond » sur les contradictions que met en scène la Loi Léonetti, ainsi que le constat de la négation des demandes des patients.
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La REVUE CIVIQUE : En France, la loi Léonetti a instauré un droit au « laisser mourir ». C’est-à-dire que l’on peut arrêter de traiter ou de nourrir/hydrater le patient, ce qui revient à provoquer la mort par défaut de soins et d’alimentation… N’est-ce pas une manière hypocrite de contourner l’interdiction de l’euthanasie active?
Philippe BATAILLE : La loi dit qu’il n’y a pas rupture dans les soins, mais passage du patient en soins palliatifs où l’on prend en charge la douleur de l’arrêt des traitements, de l’alimentation et de l’hydratation. L’intérêt évident d’une telle technique morbide est qu’elle réalise une mort naturelle, souvent par arrêt du cœur, sans que l’on sache très bien à quel moment cela arrive, car cela peut durer plusieurs semaines. « Laisser mourir » plutôt que « faire mourir » était le leitmotiv du médecin Jean Léonetti lorsqu’il a porté la loi pour mieux la faire connaître. Hypocrisie sans nul doute, car il est pénible que la médecine française n’engage l’accompagnement de son patient vers la mort qu’à la condition d’en être masquée.
« L’euthanasie est pratiquée
presque quotidiennement en France »
On peut parler d’une interdiction morale et contradictoire, car l’euthanasie est pratiquée presque quotidiennement en France. Ces situations existent car les circonstances de la mort sont très souvent médicalisées. Par exemple lorsque la décision de débrancher le respirateur d’un patient est prise. Effectivement, dans de nombreux cas, la médecine est obligée d’arrêter les soins aux patients. Dans ces cas-là, la situation du patient pourrait perdurer, mais on décide d’y mettre fin. Avec la loi Léonetti, on a en fait maquillé l’euthanasie et le suicide assisté en une mort naturelle par suspension d’alimentation et de soins, pour ne pas avoir l’air de provoquer la mort. Ce n’est plus qu’une hypocrisie.
On ferme donc les yeux sur les demandes de certains patients pour que la mort vienne naturellement. Alors y a-t il un consentement à l’agonie en France?
Vous avez raison. La loi Léonetti supporte et met en scène l’agonie en permettant son installation dans les hôpitaux français et bientôt à la maison, avec le développement des soins palliatifs à domicile. Les Français en ont pris conscience d’abord à partir de leurs expériences personnelles d’accompagnement d’un proche parce que cela s’est mal passé ou que cela a duré au-delà du raisonnable. Ensuite, à travers une série de scandales et d’affaires qui ont récemment illustré l’actualité et suite auxquelles ils ont compris que la mort se traitait dans des tribunaux administratifs, jusqu’au conseil d’État avec Vincent Lambert, ou en cour d’assises avec l’affaire du docteur Nicolas Bonnemaison.
Actuellement, la seule issue est effectivement de laisser une part plus belle aux droits des patients. Or, la loi Léonetti qui a pris en son titre l’argument du droit des patients ne les réalise aucunement. A l’inverse, elle les utilise pour repositionner le pouvoir médical qui est finalement le seul à décider, comme en témoigne la lecture de la loi par le Conseil d’ État dans l’affaire Lambert, celle-ci donnant raison au médecin et non pas aux parents qui eux s’opposent à la suspension d’hydratation et d’alimentation de leur enfant.
Pensez-vous que la religion soit un élément d’explication à prendre en compte dans l’interdiction de l’euthanasie active en France, ou doit-on se pencher sur le pouvoir médical dont vous parlez ?
La religion n’est pas le frein, les religieux intégristes le sont. Ils reprennent à leur seul compte l’interdit de tuer qui organise moralement toutes les sociétés modernes et démocratiques. Cet interdit moral est toutefois décliné dans des situations où il n’est pas question de tuer, mais d’accompagner, d’assister activement s’il le faut. La religion catholique promeut un modèle d’accompagnement à la mort, le sien, dont nous savons qu’il supporte et même valorise l’agonie, comme en a témoigné Jean Paul II qui l’a mise en scène pour lui-même avec un certain succès. L’accompagnement jusqu’au bout, tant valorisé en soins palliatifs, n’est rien d’autre que l’attente du trépas.
« La question de la formation
des médecins est plus centrale »
C’est une mort douce, catholiquement acceptée, alors que l’euthanasie est une mort douce institutionnellement acceptée, même si elle est provoquée. En réalité, je pense que la question de la formation des médecins est plus centrale. Il y a vraiment une médecine française assez étonnante qui s’enferme un peu dans sa dimension hexagonale. Il y a une réaction de la médecine française à l’évolution de la société en général. En restant influente dans les écoles de médecine, bien au-delà de son poids sociologique d’aujourd’hui dans la société française, l’Église parvient à protéger un de ses socles en résistant avec l’interdit de l’euthanasie et du suicide assisté. Elle résiste à la volonté des hommes de contrôler leur existence en rapport avec le sens qu’ils lui donnent, au point d’en imaginer lucidement le terme.
Propos recueillis par Emilie Gougache