Luc Ferry : constat décapant sur l’école

Luc Ferry (D.R.)

L’ancien Ministre et philosophe Luc Ferry était invité par la Fondation EDF, au printemps dernier, à s’exprimer sur les défis de l’éducation et les réponses à apporter à l’échec scolaire. Son constat, sans concession, sur les difficultés d’écriture des écoliers, la montée des incivilités, les obstacles au développement de l’apprentissage professionnelle (et donc à l’emploi), débouche sur une série de propositions et de réformes : par exemple, diviser en deux les classes de CP ; expérimenter la formation en alternance dès la 5e. Mais tout esprit de réforme bute, témoigne-t-il, sur « la durée de vie » trop limitée des Ministres : « Depuis 1958, la durée moyenne des Ministres de l’Éducation nationale est d’un an et demi : juste le temps nécessaire pour ne rien faire ! » Les derniers remaniements ne l’ont pas contredit. Extraits.

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Avant de formuler ses propositions, l’ancien Ministre de l’Éducation nationale rappelle le diagnostic, assez accablant, de la montée de l’illettrisme en France. Luc Ferry rappelle une « anecdote » quand, en 1995, fut pris la décision d’organiser une évaluation des élèves à partir d’une dictée faite en 1920, époque où 5 fautes étaient commises en moyenne par élève : en 1995, cette moyenne était de 17 fautes ! « Même la calligraphie s’est très nettement dégradée », relève l’ancien Ministre, qui souligne que « le rapport à l’écrit a complètement changé » : aujourd’hui, on en serait sans doute, estime-t-il, « entre 20 et 30 fautes » pour la même dictée.

« 90 000 incidents graves chaque année »

Cette aggravation des difficultés d’écriture, mesurable aussi en matière de lecture, est à l’évidence « le premier facteur d’échec scolaire », perceptible à grande échelle pour toute une classe d’âge, à l’occasion de la JDC (Journée Défense et Citoyenneté) qui permet de réaliser des tests pour les jeunes de 18 ans. « Il y a environ 30 à 35 % des enfants qui se trouvent en grande difficulté de lecture et d’écriture à l’entrée en 6ème », indique Luc Ferry : « on retrouve la même proportion à 18 ans, ce qui aboutit naturellement à de grandes difficultés en histoire, en géographie, en Français et même en sciences. Nous constatons un vrai déclin. Le niveau de maîtrise de la langue a considérablement baissé ». Et d’indiquer la source du problème : « 80 % des enfants qui n’apprennent pas à lire au CP (ou au CE1) n’apprennent jamais vraiment à lire, ensuite. »

La montée des incivilités est le deuxième problème majeur auquel est confronté l’Éducation nationale. Un logiciel mis en place par le Ministère, explique Luc Ferry, permet d’obtenir le signalement des incidents graves constatés à l’école. 85 à 90 000 incidents graves, passibles des tribunaux correctionnels s’ils étaient commis par des adultes (vols, violences avec armes et sans armes, viols, usage de drogues…) indique-t-il, sont enregistrés chaque année. Et 160 000 jeunes, ajoute l’ancien Ministre, « quittent le système scolaire sans rien ou presque ». À partir de ce vaste décrochage, Luc Ferry évoque la gravité d’un autre problème, celui de « la crise des vocations scientifiques » en France. Dans la mondialisation des échanges économiques, phénomène irréversible, « l’innovation est vitale aujourd’hui » souligne-t-il, car « l’innovation tire la croissance plus que la demande ». En cela, résume-t-il, « Schumpeter a raison sur Keynes ».

« Juste le temps pour ne rien faire… »

Alors, à partir de ces constats, quelles solutions mettre en avant ? D’abord, « avoir le courage de regarder la réalité en face » : Luc Ferry raconte comment les chiffres qu’il évoque ont été mis en cause par « deux Ministres de l’Éducation précédents » alors que c’est bien 160 000 jeunes, insiste-t-il, qui décrochent du système scolaire. « Ce sont ces 4 ou 5 dernières années seulement qu’on a reconnu et identifié le problème » : reconnaissance bien tardive pour faire face à un déclin de cette ampleur.

Concrètement, précise-t-il, les solutions à chercher passent par deux types de mesures. La première consiste, selon lui, à diviser en deux les classes de CP dans les écoles mises en difficultés en ce qui concerne l’apprentissage de l’écriture et de la lecture. C’est à ce stade qu’il faut agir, avec rapidité et efficacité : « Quand ces petits s’aperçoivent qu’ils ratent une marche, c’est très angoissant », cela peut provoquer un problème durable ensuite pour l’élève. D’où la nécessité de diviser en deux les classes à difficultés, « pour faciliter le travail et mettre rapidement à niveau ». « J’avais mis en œuvre cette mesure, des résultats incroyables ont été obtenu. Mais, déplore-t-il, cela a été supprimé une semaine après mon départ ».

Et d’évoquer le problème de « la durée de vie » trop limitée des Ministres de l’Éducation nationale, trop rapidement remplacés : « le problème est que nous avons eu six Ministres de l’Éducation en 10 ans. À mon arrivée en mai 2002, je savais qu’on ne pouvait quasiment rien faire pour la rentrée suivante, que les premiers changements ne pouvaient avoir lieu qu’un an et demi plus tard, à la rentrée de septembre 2003… Depuis 1958, la durée moyenne des Ministres de l’Éducation nationale est d’un an et demi : juste le temps nécessaire pour ne rien faire ! »

Deuxième mesure utile, selon lui : « faire en sorte que tous les élèves puissent réussir quelque chose et, je pousse le bouchon loin : réussir n’importe quoi. D’où mon idée de prévoir des classes en alternance (école / entreprise ou lieu de travail) permettant aux élèves, dès la classe de 5e, de découvrir et de s’épanouir dans une activité en dehors de l’école, trois après-midi par semaine. Là encore, ce système a été supprimé une semaine après mon départ ».

« Le travail précède l’intérêt »

Pour Luc Ferry, le problème majeur ne réside pas dans les syndicats, même s’il reconnaît que « s’il avait eu un championnat du monde de la marche arrière, c’est le gouvernement auquel j’appartenais qui l’aurait gagné ». Le problème, relève-t-il, « c’est plus les familles que l’école ». Et d’en venir à sa conception de l’école, qui distingue fondamentalement l’éducation de l’enseignement. À ses yeux, trois grands éléments forgent l’éducation : un élément « chrétien » dans ses fondements, « l’amour » ; un élément « juif », « la Loi », l’autorité de la Loi (règles) constituant « l’espace de la civilité » ; un élément « grec » enfin, fondé sur la transmission des savoirs. « Si l’éducation n’a pas précédé l’enseignement, ce dernier est impossible » souligne le philosophe, qui vulgarise son propos en parlant tout simplement de la « difficulté d’enseigner à des enfants mal élevés ».

Cette difficulté se constate particulièrement au niveau du collège, dit-il : « beaucoup d’enseignants ne peuvent plus enseigner. Au niveau du lycée, plus tard, cela se voit moins car ceux qui ont décroché ne sont plus là… » Inversement, au niveau de l’école primaire, « les parents sont plus respectueux. L’irrespect arrive au collège. » Ce phénomène provoque naturellement une démotivation du corps enseignant, qui ne peut palier le déficit d’éducation élémentaire provenant d’abord, selon lui, de la famille. Cette démotivation se double d’ailleurs d’un sentiment de déclassement, social et symbolique, dans une société « qui privilégie l’argent et la médiatisation, le bling-bling », constate encore Luc Ferry, qui observe que les professeurs « sont l’inverse de cela » : « ni argent, ni célébrité » mais une posture malheureusement moins valorisée : « être au service de ».

« Le courage de transmettre la loi »

Pour l’ancien Ministre, la qualité et la formation des enseignants ne sont pas vraiment en cause, en France. C’est davantage, à la fois l’environnement sociétal difficile qu’il faut prendre en compte et les méthodes pédagogiques qu’il faut sans doute revoir, après les errements passés. Luc Ferry décrit par exemple « les énormes erreurs » qu’ont été les méthodes dites « actives » d’ « auto-construction des savoirs » par les élèves, méthode fondée sur « l’idée qu’on apprend soi-même quand on est enfant », alors que le cours magistral et le principe d’autorité sont bien sûr très utiles pour l’enseignement : « il faut d’abord travailler beaucoup pour que la matière étudiée devienne intéressante. Le travail précède l’intérêt ».

Pour le philosophe, « il faut donc un moment d’autorité. Or, dans l’éducation l’amour bouffe la loi » analyse-t-il. Le problème est aussi qu’on vit trop « dans le monde de Peter Pan » : « on a dévalorisé le but même de l’éducation : élever vers l’âge adulte, ce n’est évidemment pas rester à l’âge enfantin ». Un enfant qui a fait une bêtise, ajoute-t-il, attend qu’on lui dise « Non » et qu’il ait, au moins symboliquement, une sanction-correction. Or, regrette- t-il, la tendance post-68 a été de dire « Oui » à tout. Le conseil de Luc Ferry est donc aujourd’hui : « ne négociez pas avec un enfant comme avec un syndicat ». Et sa conclusion : « en gros, la famille est très chrétienne (don d’amour) et pas assez juive (transmission de la Loi) » : « Il faut avoir le courage de la transmission de la Loi ».

Dernier ouvrage de Luc FERRY « L’innovation destructrice » (Plon, 2014)