Le méthodique quadrillage de la société française par le FN

République (Photo © Marie-Cécile Quentin)

Racine, Marianne, et maintenant Audace : en moins d’un an, le FN a mis sur pieds 3 collectifs issus de la société civile. Un outil destiné principalement à faire pénétrer le FN dans tous les milieux de la société, notamment ceux peu enclins au vote FN traditionnellement. La structure vise aussi à préparer le programme électoral de Marine Le Pen pour 2017. »

Atlantico : Le Front national vient de lancer le collectif Audace destiné aux « jeunes actifs » (25-35 ans) qui vient s’ajouter aux Collectifs FN Racine, constitué d’enseignants, et Marianne, qui comprend des étudiants. En quoi consistent précisément ces collectifs et quel est leur fonctionnement ? Dans quelle mesure contribuent-ils à la formation des idées politiques du parti, notamment en vue de l’élection présidentielle de 2017 ?
Jean Philippe Moinet :
Plusieurs remarques. D’abord, sur le choix des noms, qui sentent à plein nez le marketing politique, en l’occurrence assez bien vu, puisqu’il participe de la banalisation du FN versus Marine Le Pen.

Comme le label « Bleu marine » a permis de lisser l’image du FN et de ratisser plus large, les termes choisis pour investir la société civile – « Audace » pour les jeunes actifs, qui a priori apprécient l’initiative ; « Racine », pour les enseignants, qui a priori ont une culture classique ; « Marianne » pour les étudiants, qui a priori peuvent aimer l’emblème de la République et être lecteurs du magazine du même nom… – tout cela montre que le FN avance, non plus caché derrière des paravents, mais avec des étendards sémantiques très étudiés. Le parti d’extrême droite cherche ainsi à s’inscrire tranquillement dans un paysage normalisé avec sa présence.

Deuxièmement, oui, ces collectifs contribuent bien sûr à diffuser l’idéologie du FN, le parti lepéniste ne s’en cache pas d’ailleurs. On n’en est malheureusement plus au temps où le parti d’extrême droite, encore marginal électoralement, procédait, comme sa culture historique l’y invite, par des méthodes ou tentatives sous-terraines, par un entrisme dans divers milieux de la société dans lequel il cherchait à s’introduire, soit clandestinement, soit très discrètement, à pas de loup…

Crise (économique, sociale, politique et, pour partie, culturelle et civique) aidant, nous sommes entrés dans une phase où le parti lepéniste, dont la figure de proue est une femme, plutôt jeune et souriante, non seulement effarouche de moins en main, mais attire de plus en plus. En particulier, on le sait, les couches les plus populaires, ouvriers, chômeurs… où il tend à supplanter la gauche de la gauche et le PS. L’enjeu pour le FN est donc maintenant de poursuivre son ascension : vers les classes moyennes, voire dans les catégories socio-culturelles dîtes supérieures par les sociologues. Jeunes actifs, enseignants, étudiants, vous remarquerez que ces trois cibles sont celles de l’initiative et de la transmission du savoir. Pour le noyau dur du FN, ce n’est évidemment pas un hasard : ce parti cherche, dans ces trois milieux, des vecteurs démultiplicateurs de son idéologie, de sa propagande, désormais beaucoup mieux « habillée » que du temps du vieux Le Pen !

Même si ces trois milieux clés sont loin d’être acquis aux idées du FN, ils deviennent perméables, surtout du côté des jeunes et donc des étudiants ou jeunes actifs, sensibles au marketing « attrape tout » et soit disant « anti-système » ou « anticonformiste » du lepénisme mariniste de 2014. C’est le danger. Une partie de ces publics peuvent non seulement être dupés, en temps de crise, mais basculer dans un militantisme soft mais efficace au bénéfice de celle qui dit sur tous les tons qu’elle veut et peut prendre le pouvoir.

D’autres partis politiques disposent-ils des mêmes structures ? Si oui, lesquels ? 
Je n’ai pas une connaissance précise de l’arsenal des autres partis, en ce qui concerne ces cibles de la société civile mais, oui, bien sûr, de l’UMP au PS, en passant par les écolos ou les centristes, il y a une volonté, plus ou moins organisée, d’avoir des relais dans la société civile, pour diffuser idées et projets. La différence en ce qui concerne les partis extrémistes – et n’en déplaise à Marine Le Pen, le FN relève historiquement, culturellement, et idéologiquement, de l’extrémisme xénophobe – c’est qu’ils agissent avec une méthodologie de type sectaire, avec des cadres plus que psychorigides qui, bien heureusement, finissent par éloigner les moins formatés ou les plus démocrates. C’est la limite de ces opérations : même si, pour la vitrine médiatique, le langage est bien « lissé » par les dirigeants mis en avant par le FN (Marine Le Pen, Floriant Philippot notamment), consubstantiellement, le naturel d’extrême droite revient souvent très vite au galop, des discours et des attitudes, dans les échelons intermédiaires du parti et sur le terrain. C’est pourquoi, considérant par ailleurs que beaucoup d’électeurs du FN ont apprécié aux dernières élections instrumentaliser leur vote pour donner sans risque un coup de pied dans la fourmilière politique, je ne pense pas, contrairement à ce qui est trop rapidement dit depuis quelques temps, que ce vote pour le FN relève d’une adhésion réelle au corpus idéologique de ce parti. Le vote protestataire, en France, a de beau jour devant lui ! Il a pris (provisoirement ?) le FN pour faire du bruit.

« Nous revendiquons totalement le fait de vouloir entrer dans tous les milieux » affirme Floriant Philippot, le vice-président du FN. Quels sont précisément ces milieux directement visés par cette politique de quadrillage de la société française par le FN ?
Par définition, ce quadrillage visent tous les milieux d’influence. Y compris celui des médias. Soit par des provocations répétées (et maîtrisées), qui permettent d’entretenir une certaine actualité autour du FN. Soit en entrant en sympathie avec certains journalistes, qui sont beaucoup nombreux aujourd’hui à parler hors micro de « Marine », qu’il y a quinze ans où très peu osaient parler de « Jean-Marie »… Même inconsciemment, et c’est pire, « Marine » tend à supplanter « Le Pen » ! L’intéressée a peut-être du talent mais il y a aussi une forme de complaisance qui progresse aussi dans les milieux médiatiques. Pour aider, il y a aussi quelques figures, à la fois démagos et médiatiques, reflets des temps actuels. Comme Zemmour, journaliste talentueux et modéré des années 90, transformé, d’étapes en étapes, en éditorialiste péremptoire qui provoque régulièrement, et volontairement – avec un certain sens du marketing de la xénophobie – une racialisation du débat public. L’une de ses dernières sorties xénophobes ayant été de dire que l’équipe allemande de football n’avait plus assez de grands blonds pour gagner la coupe du monde ! Manque de pot, comme chacun sait, cette équipe de la diversité a été la meilleure ! Mais les dégats sont commis : ces vecteurs médiatiques, sortes de petits télégraphistes, sont de très bons relais pour le FN. A côté de tels propos, Marine Le Pen apparaîtrait même comme trop retenue dans son langage… Merci Zemmour !

Les banlieues occupent-elles une place particulière dans la stratégie de quadrillage de la société française par le FN ? Ce dernier est-il encore le seul parti à investir les banlieues d’un point de vue politique ?
Les banlieues sont, oui, l’un des terrains de chasse du FN. Dans certaines zones urbaines de la périphérie des centres-villes, le FN profite aussi des situations sociales délabrées, où un certain discours du « karsher », selon moi, n’a rien arrangé, bien au contraire. Là où la rénovation urbaine a pu être faites, on remarquera que les tensions sociales et l’insécurité ont moins d’espace pour se développer. Inversement, là où les politiques de la Ville, de l’Etat et des acteurs locaux, échouent, évidemment, des fractures sociales et ethniques s’avivent, et c’est « pain béni » pour le FN et ses acolytes (relais associatifs de type « identitaire »).

La règle universelle, malheureusement applicable dans certains territoires perdus de la République, est la suivante : l’extrémisme prospère sur la misère du monde. Or, le monde et sa misère ne s’arrêtent pas aux frontières de nos banlieues, n’en déplaisent à ceux qui prétendent dresser des barricades. En cela, d’ailleurs, le fondamentalisme religieux islamiste et l’idéologie xénophobe frontiste sont, dans les banlieues les plus dégradées, des alliés objectifs : dans une complicité d’affrontement , ils se partagent le territoire !

Y-a-t-il une différence de traitement entre les banlieues proches géographiquement des grandes villes et celles qui en sont davantage éloignées (zones péri-urbaines) ?
On aperçoit, depuis quelques années, une progression du FN dans des zones assez éloignées, voire très éloignées des centres urbains, y compris dans des zones « rurbaines » (entre villes et campagnes) ou carrément rurales, comme en Picardie par exemple. Il y a communément un sentiment d’abandon, qu’utilise le FN dans son populisme du rejet amalgamant toute la « classe politique » (hors lui-même bien sûr…). Et il y a le mécanisme du fantasme : moins la réalité, de « l’étranger » par exemple, est présente dans les lieux d’habitation concernés, plus le fantasme de l’invasion ou de la menace peut progresser. Le problème, en périodes de crise, est que la souffrance sociale facilite la propagation de toutes les idées reçues, y compris les plus fausses, ou celles qui peuvent fracturer le pacte républicain. C’est pourquoi, y compris dans les médias, le discours de responsabilité doit veiller à couper court… les raccourcis les plus faciles. Même si la pédagogie est plus difficile que la démagogie.

Quels éléments pourraient favoriser une percée du FN au sein de la société civile constitutive des banlieues ?
Des événements spectaculaires et violents. Le FN n’attend que cela : que des banlieues s’enflamment, que l’islamisme radical crée l’événement. Marine Le Pen, plus « rassurante » que son père, n’attend que cela, et si possible pas trop loin de la présidentielle de 2017.

Au regard des échecs des précédentes tentatives du FN de prendre racine au sein des différentes composantes de la société française dans les années 1990 (cf. le syndicat Renouveau étudiant, FN-police, FN-pénitentiaire, etc.), quelles chances de réussite présentent ces nouvelles structures que sont ces collectifs ? Le FN a-t-il appris de ses erreurs ?
Je pense que le FN continuera à avoir du mal à percer dans des instances de type syndical, même s’il y a fait quelques progrès. Car les vigilances restent fortes dans les mouvements syndicaux. En revanche, son approche par catégories de publics, ou par zones de territoires, combinant un quadrillage social, culturel et territoriale, a plus de chance de succès. Même si, on l’a vu dans les municipalités où il est aux commandes, c’est rapidement la désillusion : soit c’est la zizanie dans ses rangs (car les ambitions internes s’entrechoquent comme ailleurs) ; soit c’est une forme de banalisation (ils n’inventent rien). Ce qui peut autoriser à rester optimiste : le FN n’est en rien propriétaire d’électeurs, de plus en plus volatiles…

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