Jean-François Riffaud: nouveaux rôles pour l’humanitaire

Jean-François Riffaud

Le directeur de la communication et du développement des ressources de la Croix-Rouge Française le constate : depuis quelques années, écrit Jean-François Riffaud, « il y a une prise de conscience, mieux partagée, que nous sommes sur le même bateau ; nous ne sommes plus seulement dans la logique d’une conscience éclairée qui porte certains à se pencher sur ceux qui sont au bord de la route ». Descriptif de ce qui a fait évoluer le rôle des associations et des entreprises, pour développer des formes renouvelées de « solidarité privée ».

Dans le domaine du mécénat d’entreprise et des partenariats entre entreprises et associations, les évolutions en cours sont autant le reflet d’une maturité dans l’exercice de la solidarité privée que la révélation du nouveau rôle des associations dans notre société. Ce qu’on constate d’abord, depuis une quinzaine d’années, c’est que le rôle des organisations caritatives qui agissent dans le domaine social est devenu un rôle central pour l’équilibre de la société elle-même.
Auparavant, le rôle de ces organisations pouvait être considéré comme marginal. Il y avait, pour caricaturer, l’image du clochard qui tendait la main aux abords d’une église et quelques bénévoles, isolés, qui allaient à sa rencontre. Le rôle de ces organisations s’est très fortement élargi et cela est d’ailleurs inquiétant : elles s’occupent non plus seulement des personnes en marge de la société mais de personnes parfaitement intégrées dans la société, qui ont connu de graves difficultés et ont socialement « décroché ». En France, aujourd’hui, on considère – une convergence d’organisations le constate – qu’il y a près de huit millions de pauvres dans notre pays (13 % de la population). Dans ces huit millions de personnes, il y a évidemment des gens qui ont un travail, en tout cas un logement et des enfants qui vont à l’école. Parmi les personnes qui, ces dernières années, ont demandé de l’aide à la Croix Rouge, il y en a 20 % environ (soit une personne sur cinq) qui ont, ou qui ont eu, un travail.

Le recours nécessaire aux solidarités privées

Le rôle des organisations humanitaires a pris une dimension telle qu’elles ont, de fait, à leur charge une part grandissante du traitement général de l’action sociale dans notre pays. On sait bien que les capacités de l’État (et des pouvoirs publics locaux) à distribuer de l’argent public (allocations en tous genres) se sont réduites ces mêmes quinze dernières années.

Ces deux phénomènes conjugués – d’une part l’augmentation des besoins et la montée en puissance du rôle des associations, d’autre part la réduction du rôle de l’État – amènent à rendre de plus en plus nécessaire le recours à des solidarités privées, passant par des partenariats reliant par exemple acteurs associatifs et acteurs de l’entreprise. Ceci, non pas comme une réponse à une recherche de moyens et de budgets complémentaires (qui viendraient en appoint) mais comme une nécessité de simplement poursuivre les actions sociales et de solidarité à hauteur des nécessités.

Si la Croix Rouge arrêtait, demain matin, de fournir de l’aide alimentaire, il y aurait plus 50 millions de repas qui ne seraient pas distribués. Nous ne sommes plus sur une marge, négligeable pour l’équilibre de la société. Nous ne sommes plus, comme on parle en économie de chômage incompressible, dans la pauvreté ou la marginalité incompressible. Le sujet d’aujourd’hui n’est malheureusement plus celui du traitement social de la marginalité, c’est celui de la répartition des richesses dans un pays riche comme le nôtre.

La question de la motivation et de l’intérêt pour l’entreprise de s’engager comme partenaire ou mécène est toujours à l’ordre du jour. L’utilité pour les entreprises est certaine. Voyez le développement, depuis quelques années, des notations des entreprises, évaluées aussi sur le critère de leur engagement RSE (responsabilité sociale de l’entreprise). Ce n’est pas dû au hasard. Cette évolution correspond notamment à la recherche de sens, d’une part des clients, d’autre part des salariés, ce qui constitue une donnée croissante au sein des entreprises : en effet, les salariés, hauts cadres compris, exercent une pression croissante dans les entreprises, des plus grands groupes aux PME, pour que leur entreprise s’engage dans des actions sociales et environnementales, concrètes et gratifiantes pour les salariés. Je le vois au quotidien : « Nous, entreprise X ou Y, on veut travailler avec vous Croix Rouge, dans notre zone territoriale pour les publics que vous pouvez toucher, parce que nos salariés seront fi ers de le faire ».

La conscience d’avoir un rôle complet

Il y a aussi la prise de conscience, pour le dirigeant et le manager, de la nécessité d’avoir un rôle économique et social « complet ». Certes, le dirigeant d’entreprise doit faire en sorte que son entreprise gagne de l’argent, ce qui peut avoir un impact positif sur l’emploi, premier volet social majeur. Mais la démarche peut aller plus loin. Il y a aussi une réflexion sur la répartition de la richesse par et dans l’entreprise. Les partenariats avec le tissu associatif dans le domaine social vont encore plus loin dans la perspective, en permettant à une entreprise de « co-investir » des actions sociales pour des personnes socialement en difficulté, leur permettant de se remettre debout, de redevenir acteur de leur propre vie et à terme, des clients et peut-être des salariés de ces mêmes entreprises.

J’ai envie de croire que plus d’entreprises ont désormais intégré le social dans leur logiciel. Il y a une prise de conscience, mieux partagée désormais, que nous sommes sur le même bateau : nous ne sommes plus dans la logique d’une conscience éclairée qui porte certains à se pencher sur ceux qui sont au bord de la route.

En résumé, il y a bien une double évolution des rôles actuellement. L’évolution du rôle des associatifs, qui ne sont plus seulement de gentils bénévoles cantonnés à la marginalité mais sont devenus des professionnels de l’action sociale à grande échelle. Et l’évolution du rôle des entreprises, qui sont également amenées à revisiter leur regard, leur part de responsabilité dans l’action sociale au sens large. Elles doivent être des acteurs sociaux autant qu’économiques.

Il reste toujours la situation, atypique, de la catastrophe humanitaire. Celle au moment de laquelle, souvent, l’analyse et la raison se laissent diriger par l’émotion et l’envie de « faire quelque chose ». Ce sont les moments que nous avons connus, il y a un an en Haïti, cette année au Japon, et qui se reproduiront. La mobilisation immédiate et purement financière d’entreprises, généreuses donatrices, permet de faire face à l’urgence autant que d’assurer l’action durable de reconstruction des vies. Elle est nécessaire, indispensable même.

La voie de l’anticipation et de l’engagement durable

Mais une autre voie, complémentaire, existe aussi pour assurer une réponse utile. C’est la voie de l’anticipation, de l’engagement durable de l’entreprise et de ses salariés, ayant une compétence adaptée aux besoins. L’exemple de la Fondation Veolia Environnement l’illustre. Dans chaque catastrophe humanitaire, la problématique de l’eau est récurrente et centrale. L’exemple du partenariat avec cette Fondation est intéressant parce qu’il est complet. Il permet d’une part d’associer aux opérations sur le terrain des savoir-faire, techniques et scientifiques, permettant d’assurer l’assainissement d’eaux courantes et d’assurer le stockage et la distribution d’eau dans des zones très perturbées. Il permet d’autre part d’associer des femmes et des hommes, salariés de Veolia Environnement, qui viennent compléter nos équipes d’intervention d’urgence, composées soit de professionnels, soit de bénévoles encadrés. La Fondation Veolia a ainsi pu mobiliser des ressources humaines, opérationnelles et compétentes (c’est-à- dire préalablement formées aux enjeux et actions humanitaires), qui ont conforté nos équipes Croix Rouge, par exemple en Haïti.

Les deux cercles, l’associatif et l’entrepreneurial, qui pouvaient se faire face ou mal se connaître, se sont rapprochés. Au point de mettre momentanément en mouvement un sous-ensemble commun pour une action précise et utile. C’est plus que symbolique pour les personnes concernées, agissantes pour aider d’une part, bénéficiaires de l’aide d’autre part. Deux cultures différentes, aux objectifs pouvant paraître opposés, se réunissent pour agir. C’est un pas en avant pour chacune des deux cultures concernées et, bien sûr, pour les personnes secourues.

Jean-François RIFFAUD,
Directeur de la communication et du développement des ressources de la Croix-Rouge française.
(In la Revue Civique n°5, Printemps-Été 2011)
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