François Heisbourg : « On va devoir acquérir de nouvelles habitudes »

François Heisbourg, conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique, auteur de « Comment perdre la guerre contre le terrorisme » (Stock) analyse les réponses à donner aux récents attentats qui ont frappé la France et l’Europe. Voici son interview donnée au JDD (Marie Quenet) le 23 juillet 2016.

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Le JDD (Marie Quenet) : Après le carnage de Nice, peut-on craindre un phénomène de contagion ?

François Heisbourg : Dans toutes les sociétés, il y a des cas psychiatriques. Souvenez-vous de la tuerie de Nanterre ou du massacre au lycée d’Erfurt, en Allemagne, en 2002. Ces personnes peuvent s’accrocher à l’actualité pour passer à l’acte. Mais le cœur de la lutte antiterroriste, c’est la radicalisation d’individus et de petits groupes. Après, il peut aussi exister des « modes ». Les terroristes ont tendance à répéter ce qui « marche ». Le type de Nice lit un article sur une voiture fonçant dans la foule et il loue un camion… Les kalachnikovs, les terrasses, les centres commerciaux, tout cela a déjà été fait. Les services de renseignement vont devoir repérer les changements de mode opératoire.

On se trouve face à un nouveau profil de tueur, isolé, pas forcément radicalisé…

Il est très difficile de prévenir des attentats commis par une seule personne comme à Orlando, Nice ou Munich. Et puis Daech n’est pas le seul criminel de masse. C’est le plus menaçant, mais le terrorisme a plusieurs visages. Entre la tuerie de Madrid en 2004 et celle de Paris en novembre 2015, l’attentat le plus meurtrier en Europe n’a pas été commis par un djihadiste mais par un militant d’extrême droite, qui a tué 77 personnes à Oslo en 2011. Les services de renseignement doivent regarder dans plusieurs directions.

Comment éviter de propager la terreur ?

Grâce à quelques règles simples. Avant de faire quoi que ce soit, il faut d’abord se demander si ce qu’on s’apprête à faire n’est pas justement ce que souhaitent les terroristes. Par exemple, parler de guerre – les terroristes sont des criminels, pas des soldats – ou instaurer un état d’urgence permanent. Il faut aussi faire preuve de plus de sérieux. Dans certains pays, quand une centrale nucléaire explose, le ministre de l’Énergie démissionne.

« Il faut se poser la question de l’intérêt de certaines manifestations »

La population française sait-elle comment réagir ?

Il reste beaucoup à faire sur le front de la communication. Lors des attentats du 13 novembre, celle-ci a été calamiteuse. Aucune consigne n’a été donnée pour expliquer aux gens ce qu’il fallait faire pour ne pas se mettre en danger, ne pas gêner l’intervention des forces antiterroristes. À Munich, au contraire, la police a communiqué en allemand, en anglais, en français et en turc en temps réel avec des consignes précises sur les comportements à adopter.

Après l’attentat de Nice, comment sécuriser les grands événements ?

Il faut apprendre des expériences de ceux qui sont passés par là : le Royaume-Uni face à l’IRA (4.000 morts en trente ans), ­l’Espagne face à ETA… Et bien sûr Israël, où sont toujours organisés des concerts en plein air, des fêtes, des commémorations… Lors de la fête nationale à Tel-Aviv, par exemple, pas un véhicule ne circule. La zone piétonnisée est totalement étanche. Cela veut dire mettre des autobus en travers de la rue, et pas seulement des barrières ou des plots en béton. Les Israéliens ont des techniques. Je voudrais juste être certain qu’on les ait étudiées. J’ai cru comprendre que le transfert d’expérience était un peu laborieux en la matière.

Faut-il interdire les grands rassemblements ?

Il faut se poser la question de l’intérêt de certaines manifestations. Personnellement, je suis choqué que l’opération Paris Plages, qui n’est ni un grand événement culturel ni un grand rassemblement populaire, soit maintenue, alors que nous sommes toujours en état d’urgence et que nos 140.000 policiers et nos 100.000 gendarmes sont sur les rotules.

La vidéosurveillance peut-elle servir à quelque chose ?

En Angleterre, elle a été très fortement développée au moment des attentats de l’IRA et a permis de déjouer quelques actes de terreur. Par exemple, d’arrêter le type qui tuait les homosexuels il y a une dizaine d’années. Mais le meilleur réseau de caméras ne servira à rien s’il n’y a pas des gens pour exploiter les images et un logiciel adapté pour détecter les visages de suspects.

Selon notre sondage, seuls 35% des Français font confiance au Président et au gouvernement pour lutter contre le terrorisme…

C’est sans doute l’attentat de trop. Surtout, au lendemain de la tuerie, le gouvernement a annoncé trois mesures qui existaient déjà : le prolongement de l’état d’urgence, le renforcement du dispositif miliaire via la réserve opérationnelle et la multiplication des bombardements en Irak et en Syrie. Pour citer Cyrano de Bergerac : « C’est un peu court, jeune homme! » Circonstance aggravante : le gouvernement a balayé d’un revers de main le rapport de la commission d’enquête parlementaire sur les attentats de 2015. Aujourd’hui, le refus de l’union nationale est un mouvement général.

Comment lutter plus efficacement contre le terrorisme ?

Recréer un service du renseignement de proximité est ­aujourd’hui vital. Il a été gravement affaibli par la décision de liquider les RG de province sous Sarkozy et par la marginalisation de la gendarmerie, qui couvre pourtant 95% du territoire et 50% de la population, comme outil de renseignement. Quand l’un des frères Kouachi, les tueurs de Charlie Hebdo, est rentré du Yémen après avoir suivi des stages avec Al-Qaida, il a été étroitement surveillé par les RG à Paris. Mais dès qu’il est passé en province, on l’a perdu de vue.

« Nos ancêtres vivaient avec des loups, nous, avec des terroristes »

Toujours des problèmes de coordination…

Le problème chez les Gaulois a toujours été de faire travailler ensemble les différentes tribus. Gendarmes et policiers doivent aussi travailler ensemble lors des attaques terroristes. En ­novembre 2015, les gars du GIGN étaient à pied d’œuvre à la caserne des Célestins, prêts à agir, mais comme le Bataclan était en zone police, ils ne sont pas intervenus. Je doute que les victimes du Bataclan apprécient ces subtilités administratives. Il faut donc mettre en place un centre de lutte antiterroriste, comme il en existe à Londres ou à Washington, adossé à l’Élysée, et pas seulement au ministère de l’Intérieur, pour assurer la conduite optimale des opérations.

Faut-il mettre en place un parquet européen ?

Quand on voit déjà les difficultés à faire travailler ensemble les services français, parler de parquet européen, d’agence européenne ou de FBI européen, ce sont des fariboles. Les États-Unis d’Europe n’existent pas.

Les Français sont-ils condamnés à vivre dans la peur ?

Nos ancêtres vivaient avec des loups, nous, avec des terroristes. Chacun va devoir acquérir de nouvelles habitudes. Quand je me rends à Tel-Aviv, par exemple, je suis finalement plus détendu qu’à Paris. Je sais que le type qui regarde mon sac à l’entrée du centre commercial de la rue Dizengoff le fait efficacement, que les bordures de trottoir sont aménagées de telle sorte qu’aucune voiture ne puisse monter dessus. En matière de terrorisme, le risque zéro n’existe pas, il n’y a pas de clap de fin, mais on peut diminuer les risques.

« Comment perdre la guerre contre le terrorisme », le réquisitoire d’un expert (La Croix, avril 2016)