Utilisé depuis la plus haute Antiquité par l’homme chasseur ou guerrier, le camouflage est une technique de dissimulation qui a connu, pendant la Première Guerre mondiale, un développement exceptionnel, nous explique l’historienne Cécile Coutin, auteur du remarquable « Tromper l’ennemi » (Éditions Pierre de Taillac / Ministère de la Défense), récompensé par un trophée « Grand témoin » de La France Mutualiste. Très largement exploitée par l’armée française, cette « arme qui trompe mais qui ne tue pas » a été l’objet d’une grande imagination des artistes et artisans français en 1914. La « section de camouflage » de l’armée française, créée officiellement le 14 août 1915, regroupait des artistes de tous horizons, mais recherchait plus spécifiquement les décorateurs de théâtre, rompus aux effets de trompel’oeil, et les peintres cubistes, aptes à la déformation de la réalité… Illustration de cette ingéniosité en ces pages.
Les arbres blindés
La mission la plus fréquente confiée aux camoufleurs est la création de postes d’observation parfaitement dissimulés, permettant de voir sans être vu, en utilisant les éléments du paysage, sans qu’ils paraissent modifiés aux yeux de l’ennemi. Il s’agit de repérer des lieux adéquats pour y cacher des observatoires, d’envisager les éléments nécessaires pour leur installation, de les faire fabriquer dans les ateliers, et d’organiser ensuite leur mise en place.
Lorsque dans certains secteurs boisés de première ligne il existe de gros arbres assez droits, assez hauts, ébranchés par des bombardements antérieurs – donc plus simples à reproduire – et pouvant constituer un observatoire, les officiers d’artillerie le désignent aux chefs des équipes de camouflage, en vue de leur transformation ou de leur remplacement par un faux arbre.
Le peintre camoufleur désigné se rend au point choisi avec sa boîte de couleurs pour portraiturer l’arbre vu de plusieurs côtés. Il relève la circonférence du tronc, estime sa hauteur, indique toutes les caractéristiques du relief et des couleurs de l’écorce, les déchiquetures provoquées par l’arrachement des branches, etc. Le camoufleur doit ramper dans le « no man’s land » à l’aube ou à la tombée de la nuit et s’asseoir le dos aux lignes allemandes pour compléter son croquis : il travaille avec le plus grand soin les détails situés face à l’ennemi, l’arrière de l’arbre étant destiné à installer la porte, l’échelle et l’habitacle de l’observateur. Plusieurs camoufleurs ont été tués ou blessés dans ces opérations périlleuses de relevés et d’installations.
À l’atelier, munis de ces croquis, les ouvriers réalisent une écorce avec la couleur et les aspérités bien imitées, et l’enduisent d’un épais vernis. Cette écorce vient habiller comme une chemise des pièces de blindage semi-sphérique –fabriquées en séries- que l’on assemble et superpose jusqu’à ce que la taille de l’arbre réel soit atteinte. L’important est de faire illusion quels que soient la distance et la direction de l’observation de l’ennemi. Si nécessaire, quelques bouts de bois naturel sont ajoutés pour reproduire le plus fidèlement possible les arrachements de branches provoqués par les obus sur l’arbre réel qui a servi de modèle. Puis tout est démonté pour être transporté et remonté en ligne. La substitution s’opère la nuit, et de préférence lors d’une nuit sans lune. Au préalable, sur les lieux, au pied de l’arbre véritable, le Génie a fait creuser un boyau relié à la tranchée d’accès, dans lequel on allonge le faux arbre. Ces travaux sont effectués à l’abri d’une toile dissimulatrice.
En une seule nuit
Il faut qu’en une seule nuit, le faux arbre, couché dans son boyau, soit redressé contre le vrai arbre et fixé par des boulons sur un socle préparé à l’avance (constitué d’une plaque carrée de tôle d’acier de 8 millimètres d’épaisseur), et que le vrai arbre soit scié à la base et couché dans le boyau libéré par la mise en place du faux arbre. Pour faciliter cette manœuvre, un anneau a été préalablement fixé au sommet de l’arbre à remplacer, dans lequel est passée une corde qui, agissant comme une poulie, facilite le redressement du sosie. Pendant ce temps, le canon tire dans les environs pour masquer le bruit fait par l’abattage de l’arbre véritable et l’érection du faux, et pour faire diversion. À l’intérieur de ce nouvel arbre, sorte de cheminée assez large pour permettre le passage d’un homme, on a installé au préalable une échelle ou des crampons, donnant accès au viseur situé au sommet, avec un strapontin, des accoudoirs, et un téléphone : un ou plusieurs observateurs y prennent place. Une entrée est aménagée à sa base, dans la partie enterrée à laquelle on accède par le boyau. Le lendemain, l’adversaire voit le même paysage et a les mêmes points de repère que la veille…
Le premier observatoire de ce type a été installé près de Lihons-en-Santerre (Somme) le 16 mai 1915 sous la direction de Guirand de Scévola, futur chef de la section de camouflage, assisté de Forain, d’Émile Bertin, et d’autres artistes camoufleurs. Forain et Bertin ont laissé chacun un souvenir graphique de cette première opération dont la méthode n’est pas encore complètement au point : les camoufleurs utilisent des béquilles pour redresser l’arbre factice et unissent leurs efforts pour y parvenir. Forain raconte cette installation : « on le transporta jusqu’à l’endroit dans le plus grand silence… On scia le véritable [arbre] et on érigea son portrait à sa place… Il y eut un moment dangereux pour l’équipe : une fusée éclairante, et les hommes en vue ne pouvaient faire un mouvement. Quelques coups de fusil et puis l’obscurité ; on acheva de boulonner l’arbre. Et à l’aube, rien n’était changé dans le paysage. Mais on pouvait grimper dans l’un des arbres et plonger dans les tranchées ennemies ». D’autres arbres blindés sont érigés au Four-de-Paris (Marne).
Dunoyer de Segonzac, spécialisé dans la pose des observatoires camouflés, réalise un peuplier-observatoire de 9 mètres de haut, pesant 3 tonnes, avec place pour deux observateurs, l’un à 5 mètres, l’autre à 7 mètres de hauteur, à moins de 150 mètres des premières lignes ennemies à Maricourt, sur la route de Péronne, en 1916. Équipé de deux téléphones, cet observatoire a servi au réglage du tir de l’artillerie au début de la bataille de la Somme.
Le peintre André Mare installe à Hébuterne (Pas-de- Calais), le 4 mai 1916, selon le procédé décrit plus haut, un saule factice de 5 mètres de hauteur, équipé de crampons, de viseurs et d’un téléphone pour un observateur. Entre mars et août 1916, il réalise pour l’armée britannique, dans des conditions particulièrement difficiles, sous des bombardements incessants, 33 observatoires en tous genres : faux arbres, faux bosquets, meules de foin blindées et diverses installations proches de l’ennemi. Durant l’hiver 1916-1917, il installe dans l’Oise au moins 76 arbres observatoires.
Dans la région de Bapaume (Pas-de-Calais), où subsistent de gros troncs assez intacts, Berthold-Mahn participe à l’installation d’une quinzaine de ces observatoires. Au printemps de 1918, quand les Allemands déclenchent leur grande offensive sur ce front, ils s’emparent du secteur où se trouvent ces arbres et en découvrent le secret.
Pendant les trois mois qui précèdent l’opération de la Malmaison du 23 octobre 1917, contre le front Pinon- Malmaison-Pargny-Filain, les camoufleurs français installent 109 observatoires (guérites ou faux arbres), et divers camouflages qui absorbent 350000 mètres carrés de raphia sur grillage. L’atelier de camouflage de la 6e armée qui a assuré leur installation est cité à l’ordre de l’Armée.
Parfois certains arbres réels suffisamment larges sont conservés en place et évidés pour servir de poste d’observation. Ils sont alors équipés d’une cabine blindée pour un guetteur. Dans d’autres occasions, si l’arbre réel choisi comme observatoire n’est pas assez large, on plaque devant lui un demi-tronc factice, pour augmenter son diamètre afin d’assurer la protection du guetteur qui emprunte alors une échelle de corde pour grimper à la bonne hauteur.
Une autre opération consiste à dissimuler des périscopes dans des arbres factices qui prennent la place des vrais dont le tronc, trop étroit pour abriter un observateur, se dresse en bordure de tranchée.
Faux cadavre de soldat
La guérite avec « taupinière » constitue le type d’observatoire le plus fréquemment installé. Il s’agit d’encastrer dans les tranchées de première ligne des guérites faites de plaques blindées préparées en série dans les ateliers, et qu’on assemble sur place. Pour masquer le travail préparatoire, on fabrique une claie recouverte de terre qui fait office de plafond provisoire à l’abri duquel les sapeurs, requis sur place, peuvent travailler en sous-oeuvre. Ils creusent une encoche dans la tranchée, pour y loger la guérite. Cet observatoire blindé possède dans sa partie haute une ouverture à l’usage du guetteur, soit rectangulaire fixe, soit semi-sphérique à viseur circulaire tournant. On dispose par-dessus une « taupinière » faite d’une armature de bois sur laquelle est fixé un capuchon de grillage enrobé de divers matériaux : plâtre, toile et raphia agglutinés, dont la couleur doit se raccorder à celle du parapet où elle se trouve enchâssée. La moindre modification frappant toujours un observateur attentif, le camouflage doit être parfait et ne pas altérer le paysage. Le guetteur installé dans la guérite peut alors observer les alentours en toute sécurité. Cette taupinière recouvrant la guérite prend parfois l’aspect d’un faux cadavre de soldat français : l’ennemi ne peut soupçonner qu’il recouvre un poste d’observation et qu’il recèle un viseur !
Les chevaux peints
Dès le début de la guerre, on n’a pas hésité à passer au permanganate de potassium la robe blanche des chevaux qui est trop visible de nuit, pour la rendre brune ! Le numéro 1120, daté du 23 décembre 1917, du Petit Journal agricole publie en première page une photographie montrant des soldats occupés à une telle tâche. En page intérieure, un commentaire explique l’utilité de l’opération : «Les services rendus à l’armée par les chevaux, depuis le début des hostilités, sont incalculables. Parfois, pour assurer les transports, là où ne peuvent aller les camions automobiles, on est obligé de camoufler les chevaux, de changer la couleur de leur robe, de modifier leur structure, pour qu’ils échappent à la canonnade boche. Malgré toutes ces précautions, beaucoup de ces pauvres bêtes tombent, elles aussi, face à l’ennemi. Notre gravure représente précisément un groupe de soldats occupés à maquiller un cheval pour un voyage périlleux. »
Fausses vaches sur faux gazon
Le développement spectaculaire de l’observation aérienne, depuis les ballons captifs appelés familièrement « saucisses », les zeppelins ou les avions, met en péril toutes les installations et positions utiles à la conduite de la guerre, qu’elles soient proches ou loin du front. Le camouflage de fortune des batteries au moyen de bottes de paille ou de branchages pratiqué au début du conflit se révèle rapidement insuffisant, vu du ciel.
Le Ministère français de la guerre rappelle, dans une notice publiée en 1918, que la nécessité de se cacher est un art « d’autant plus difficile que les moyens d’observation se perfectionnent constamment ». Il souligne que le but essentiel du camouflage n’est pas tant de « rendre complètement invisibles des travaux, que de laisser l’ennemi dans l’incertitude sur leur destination au point de vue de leur utilisation militaire ». Les armées belligérantes, amies ou ennemies, ont mis en pratique des méthodes comparables pour soustraire leurs organisations défensives ou offensives aux vues des observatoires terrestres ainsi qu’à l’observation aérienne de leurs adversaires. Les observateurs aériens prennent des photographies qui sont agrandies et étudiées pour comprendre les positions de l’ennemi et tenter d’interpréter ses intentions. Les grillages, filets de raphia, faux gazons, toiles peintes, avec tendeurs et piquets, destinés à couvrir des secteurs parfois étendus, sont transportés depuis les ateliers de fabrication jusqu’aux emplacements à dissimuler. Leur installation ne doit pas modifier la forme et l’aspect habituels du terrain : celui-ci doit paraître inchangé aux yeux de l’observateur ennemi. Si l’on se trouve en terrain plat, comme en Belgique où la nappe phréatique est trop proche du niveau du sol et ne permet pas de creuser, il faut s’y prendre de très loin pour raccorder les monticules que forment les batteries, les PC et les dépôts de munitions avec la surface plane du sol. Le décorateur de l’Opéra de Paris Georges Mouveau est l’inventeur des grillages de fil de fer revêtus de raphia coloré qui ont rendu de si précieux services dans ce type d’installations : leur maniabilité et leur solidité permet de surélever le terrain de 4 à 5 mètres tout en supprimant les ombres portées, et de dissimuler des batteries entières. Pour ajouter à la vraisemblance d’une prairie sans intérêt stratégique, on dispose sur ce paysage surélevé des vaches ou autres animaux factices, façonnés et peints par des sculpteurs tels qu’Henri Bouchard, Paul Landowski ou Émile Pinchon. Pour pallier leur inévitable immobilité, des soldats doivent déplacer chaque soir ces ruminants de carton- pâte, de telle sorte que l’observateur ennemi croie avoir à faire à des animaux réels, non susceptibles de cacher une position offensive.
Camouflage du Grand Canal
dans le parc de Versailles
D’un rôle d’abord limité à l’observation, l’aviation va rapidement évoluer vers le combat aérien. Afin de tromper les observateurs ennemis et de contrecarrer leurs projets de bombardements, il importe de gêner la vision de points de repères utiles : rivages de mer, cours d’eau, confluents de rivières, carrefours de routes, masses boisées, agglomérations, constructions isolées. En cas d’alerte, des engins fumigènes sont utilisés pour les dérober aux vues des aviateurs. Des appareils ont été mis au point pour créer ce type de camouflage par rideaux de fumée. Son utilisation doit tenir compte de plusieurs paramètres : sens et importance du vent (il est préférable qu’il soit faible ou moyen), nécessité de couvrir par ce brouillard artificiel une zone suffisamment étendue pour faire croire à un phénomène naturel. Il faut enfin obtenir une fumée opaque, dense, non toxique ni nuisible pour les cultures, se répandant dans un délai compris entre 5 et 8 minutes, et se diluant lentement pour que l’effet voulu dure suffisamment longtemps. En mars 1918, la DCA (Défense Contre les Aéronefs) constitue une section spécialisée dans ce type de camouflage. Des appareils fumigènes spécifiques sont mis au point et utilisés pour produire de la fumée froide (appareil Verdier) pulvérisant des chlorures métalliques à une altitude comprise entre 25 et 60 mètres, ou de la fumée chaude (appareil Berger), diffusée entre 125 et 200 mètres de hauteur.
Le Grand Canal dans le parc de Versailles a fait l’objet d’un camouflage particulier. La croix qu’il forme constitue un excellent repère, vue d’avion, et la brillance de l’eau fait qu’il ne peut passer inaperçu. Le camoufler par du brouillard artificiel n’est pas envisageable : la présence d’arbres touffus empêche les fumées de se répandre, celles-ci stagnent et soulignent la forme de la croix au lieu de la dissimuler. Entre avril et septembre 1918, le Génie procède à des travaux de dissimulation de ce grand plan d’eau si reconnaissable vu du ciel. Des radeaux, fabriqués à l’aide de débris d’ossatures et de toiles d’avions, ont été recouverts de touffes d’herbes et de branchages, et disposés de façon à couvrir la totalité du bras transversal entre la route de Saint-Cyr et le Grand Trianon, et, sur le bras principal, de ne laisser apparaître qu’un filet d’eau, empruntant le cours naturel du Ru de Gally. L’observateur ennemi devait croire qu’il survolait un simple ruisseau sinueux !
Cécile COUTIN, Conservateur en chef honoraire, auteur de « Tromper l’ennemi »
(In La Revue Civique n°13, Printemps 2014)