Au cœur de l’hypermodernité, le choc des incultures : par Francis Balle (entretien)

Professeur de philosophie avant d’enseigner les sciences politiques à l’université de Paris II, Francis Balle, ancien membre du CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel), est l’auteur de livres de références (dont « Médias et Sociétés », LGDJ/Lextenso). Il vient de publier un essai profond, d’analyse de l’époque contemporaine, de « l’hypermodernité » et des dérives qui peuvent la caractériser ou la toucher : « Le choc des incultures » (Ed de l’Archipel). Un essai éclairant sur les contrastes du monde et de nos sociétés. Qui a suscité nos questions.

"Le choc des incultures", éd de l'Archipel (2016)

"Le choc des incultures", éd de l'Archipel (2016)

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La Revue Civique : Dans votre livre, vous décrivez un certain nombre de dérives de «l’hypermodernité» actuelle, liées notamment aux usages des technologies numériques et mondialisées, la convergence des incultures,  le relativisme – et son lot d’indifférences – qui imprègne selon vous le monde des médias. Ces dérives atteignent la conception même de la chose publique : « Le sens de la res publica s’estompe, écrivez-vous, les valeurs partagées s’affaiblissent, le sens civique et le civisme s’étiolent ». Comment expliquez-vous l’ampleur de ces dérives, et quelles conséquences ont-elles pour notre vie publique en France ?

Francis BALLE : Le déclin de l’esprit civique ? Ce n’est ni partout, ni tout le temps, ni pour tout le monde. Le civisme – le souci de la chose publique, le sens de l’intérêt commun, le patriotisme en un certain sens – est sans nul doute une valeur plus prisée dans le monde anglo-saxon qu’en Europe continentale ou méditerranéenne. Cette vertu, car il s’agit bien d’une vertu – pas seulement le « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse », mais aussi le « souci » des autres, cet autre nom de la solidarité  – connaît également des périodes plus fastes que d’autres, plus dramatiques ou plus tragiques. Enfin, à l’instar des autres vertus, elle n’est pas la chose la plus partagée du monde parmi nos contemporains.

Nos contemporains n’ont pas perdu leurs repères; ils sont perdus parce qu’ils en ont trop. Plus divers ou composites que jamais, les quartiers du village planétaire ont les plus grandes difficultés pour préserver leur concorde intérieure et pour garantir leur sécurité extérieure. Enfin, après avoir été marquées successivement par la guerre froide et par l’empreinte de l’hyperpuissance américaine, les relations internationales voient s’affronter des empires qui réémergent, la Chine, la Russie, l’Iran, des zones de chaos, au Moyen-Orient, en Afrique, avec une hostilité plus ou moins violente contre une modernité encore incarnée par l’Occident, depuis l’antiaméricanisme primaire jusqu’aux barbaries des plus radicaux des salafistes.

Le monde reste une formidable « machine » à fabriquer des différences

Une crise dite d' »identité » chez nos contemporains, des souverainetés nationales entamées par le haut et par le bas, un monde multipolaire sans véritable pilote : le monde n’est pas « plat », il reste, au contraire, une formidable « machine » à fabriquer des différences. Ce n’est ni la fin de l’Histoire, ni le clash des civilisations. Ces images brouillent notre perception: elles nous empêchent de voir que la mondialisation économique et la révolution numérique, entre 2005 et 2015, ont porté à son paroxysme une modernité dont l’Occident a été le creuset,  depuis la Renaissance jusqu’à cette troisième révolution industrielle, le numérique arrivant après la machine à vapeur et l’électricité.

Ce à quoi préside cette hypermodernité, une modernité chauffée à blanc, c’est à la concurrence toujours plus vive entre les composantes de la culture moderne. A l’égal de toute compétition, celle-ci a ses gagnants et ses perdants. Parmi les grands gagnants : la culture scientifico-technique et la culture médiatique : elles sont les symboles de la modernité. Au nombre des perdants : les cultures populaires, qui imprègnent les peuples de leurs moeurs, de leur manières de vivre et de penser, aisément identifiables par les autres et que les ethnologues scrutent avec attention. Au nombre des perdants également, ce qu’on appelle communément la culture, la  » vraie » culture, la seule légitime, la seule méritant cette appellation aux yeux des artistes, des écrivains, des historiens ou des philosophes: elle constitue, cette culture, au sein d’une aire géographique, ses  » humanités », ce qui rend plus humains ses héritiers.

C’est dans la mise en pièces de la culture de l’hypermodernité, dans la rivalité entre ses diverses composantes, et dans les dérives de chacune de ces composantes, que réside ce malaise dont souffrent les individus, les nations, les relations entre les Etats : dans le choc des incultures respectives des progressistes, des conformistes, des identitaristes et des représentants désemparés de la « vraie » culture. En s’ignorant ou en se méprisant les uns les autres, ils creusent le fossé entre les générations et celui, plus profond encore, entre la connaissance et la sagesse.

Avec une double tendance, celle de la paupérisation économique (manque de ressources financières) et de la concentration (liée notamment aux grands groupes), les médias pourront-ils continuer à jouer un rôle d’éclaireur, comme corps intermédiaire de référence, dans les démocraties ?

L’information a connu un âge d’or, pendant lequel les quotidiens imprimés exerçaient un magistère exclusif sur la vie des idées, la vie politique: symboliquement, ils étaient pour la démocratie, entre le milieu du 19ème siècle et l’essor de la télévision, dans les années 1960, le symétrique du Parlement. Cette époque est révolue: la  » presse », comme on dit, est tombée de son piédestal, concurrencée sur son propre terrain – dire ce qui se passe, ce qui vient de se passer, annoncer le cas échéant ce qui risque de se passer – d’abord par la radio, puis par la télévision, ensuite par les chaînes d’information continue ( bientôt 5 en France ! ), et défiée par les réseaux sociaux.

Médias, boucs émissaires tout désignés

La presse d’information ne disparaîtra pas. Au mieux, les journaux seront demain le navire amiral d’un groupe diversifié; au pire, leur danseuse, leur outil d’influence ou leur faire-valoir. Les contenus seront roi. Ceux qui débusquent l’information – jusqu’aux lanceurs d’alerte – sont le plus souvent issus des sites natifs de la Toile. Les chaînes ou les radios d’information continue relaient leurs messages et les grands généralistes suivent et feignent à grand peine de précéder.

En se multipliant, en se concentrant, en se diversifiant et en se spécialisant, les médias, toutes catégories confondues, ont fait naître un besoin d’information que leurs progrès semblent de moins en moins capables de satisfaire. Tel est le paradoxe; nous vivons les balbutiements d’une reconfiguration du paysage des médias qui, en entamant leur crédit, leur crédibilité, font d’eux les boucs émissaires tout désignés des maux de nos démocraties. Après qu’ils ont inventé le journalisme et l’information modernes, les journaux souffrent de les voir s’évader et s’épanouir sur des terres qui leur sont étrangères et qu’ils croient volontiers hostiles. Les journaux se meurent, vive l’information, oxygène de la vie intellectuelle et démocratique !

Vous déplorez dans votre livre la prospérité des « néopopulismes » dans les démocraties occidentales, en Europe comme en Amérique du Nord, néopopulismes qui se développent « sur le terreau des incultures accumulées, elles-mêmes enhardies par les timidités et les renoncements des représentants de la culture légitime ». Pouvez-vous nous préciser ces faiblesses et renoncements ? Et nous dire quelles seraient les voies d’un sursaut, d’un équilibre ou d’une maturité démocratique ?

Assurément, les timidités et les renoncements des représentants de la culture légitime, des humanités en d’autres termes, font le lit des incultures, de toutes les formes d’incultures. Faute d’accéder à l’Olympe de la célébrité, nombreux sont les artistes, les écrivains, les « intellectuels », si l’on consent à utiliser le mot, qui sont gagnés par le désarroi, se sentent inutiles, et cèdent à la tentation de Venise,…

« Vrai » culture et place des cultures

La question est donc : comment empêcher chacune des cultures de notre époque de dériver vers l’inculture ? Comment, en d’autres termes, empêcher les monomaniaques des technosciences de plaider pour un scientisme progressiste ? Aux inconditionnels des médias planétaires mainstream de ne plus penser et vivre que de l’air du temps ? Aux apôtres d’une culture particulière, régionale ou minoritaire, de virer à l’intégrisme communautaire ?

L’urgent est bien de reconnaître que la « vraie » culture n’est pas une aimable plaisanterie, le moyen de passer le temps, un signe extérieur de distinction, comme il existe des signes extérieurs de richesse, le moyen pour la bourgeoisie de perpétuer sa domination sur les prolétaires… Afin de nous épargner, individuellement et collectivement, le choc entre des incultures exacerbées, il faut redonner sa juste place à chacune de ces cultures au confluent desquelles l’hypermodernité nous a placés, afin que chacune soit pour les autres comme un rempart contre leurs propres abus, contre leurs dérives toujours possibles mais jamais inévitables.

Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET

► Francis Balle est l’auteur de l’ouvrage : « Le choc des incultures », éd de l’Archipel (2016, 144 pages ; 15 euros).