« Aux Archives citoyens ! », tel a été le mot d’ordre des Archives Nationales tout au long de l’année dernière. Pour accompagner l’ouverture de leur nouveau site, à Pierrefitte-sur-Seine (Seine-Saint-Denis) ainsi que le projet scientifique, culturel et éducatif : ouvrir les lieux, favoriser l’accès aux archives, restituer la mémoire nationale aux citoyens. Institutions démocratiques méconnus, les services publics d’Archives collectent, conservent et communiquent les documents présentant un caractère historique qu’ils soient de nature privée (famille, association, entreprise etc.) ou produits par des services publics (des ministères notamment). La directrice générale des Archives Nationales, Agnès Magnien, explicite ici ces missions et leurs enjeux. En prenant, pour la Revue Civique, l’exemple des archives de l’engagement militant.
I. La mémoire fragile des militants
Une collecte d’archives difficile…
Les archives de l’État conservent des traces de l’activité des militants : ce sont notamment celles des procédures de surveillance et de contrôle, de jugement, de mise à l’honneur, de gestion éventuellement.
Mais pour pénétrer plus en avant dans la mémoire militante, les archives associatives, personnelles ou familiales, archives privées, donc, pour lesquelles l’obligation de verser dans un service public d’archives n’existe pas, apportent des éclairages complémentaires (vie de l’association, carnets de note, objets diffusés).
La collecte de cette mémoire est néanmoins beaucoup plus aléatoire que celle des archives ministérielles : le geste de donner ses archives est rarement spontané ou volontaire et est plus fréquemment la conséquence d’une disparition ou d’un déménagement ; la collecte prend du temps (le temps de finaliser la « séparation »), est souvent tardive (souvent après le décès, la dissolution), rarement exhaustive (militantisme raisonne souvent avec fragilité de la transmission écrite), voire même antinomique avec l’objet de l’engagement (certaines associations ont aussi parmi leurs buts… de disparaître).
Dans ces conditions, le « sauvetage » de ces archives est bien des fois obtenu grâce aux actions d’un réseau de « vigilance ». Sont ainsi des relais essentiels pour sensibiliser les acteurs, les associations comme Génériques, le Cnahes(1), le Pajep(2), le Codhos(3) ou la Cité des mémoires étudiantes. Seule la relation ainsi établie, « entre pairs », permet d’enclencher le processus de sauvegarde. Les archives sont préservées, reste à les trier et classer, puis à organiser le dépôt pour conservation pérenne. Grâce aux conventions que ces associations-relais ont signé avec les services publics d’archives, ces archives sont non seulement préservées mais leur communication aux chercheurs est rendue possible.
Citons d’autres cas exceptionnels déjà anciens, ceux du journal « L’Humanité », du Parti communiste français et de la CGT qui ont déposé dès 1995 et continuent de déposer leurs archives aux Archives départementales de la Seine-Saint-Denis, convaincus de cette double nécessité : la préservation et la mise à disposition du public. De même, aux Archives nationales du monde du travail, installées à Roubaix, ont été déposées les archives du Secours populaire, d’Emmaüs ou de la Fédération de l’éducation nationale, et aux Archives nationales les archives d’Aides ou de Droit au logement.
…et qui se complexifie
Dans leur fonctionnement, dans le panel de leurs actions, dans leurs programmes, les structures militantes ont nécessairement connu des évolutions ces cinquante dernières années, et ces évolutions ont des implications très fortes sur la question de la transmission de la mémoire militante.
Les formes d’engagement ont évolué. Si le support du statut d’association perdure, la vie même de l’association semble connaître des évolutions : place croissante du bénévolat, avec ou sans adhésion? Vie statutaire moins prégnante? Réunions ou mobilisation via les supports numériques? Les traces en deviennent intéressant de collecter cette mémoire écrite ou numérique pour savoir d’où l’on vient et mesurer le chemin parcouru, imaginer la structure la mieux adaptée, les relais de mobilisation efficaces et souvent aujourd’hui oubliés.
Les actions militantes connaissent aussi des évolutions (nous retrouvons encore le « lien social » créé sur support numérique) et leur mémoire en archives reste très ténue. Pourtant, ce sont les moments de forte mobilisation qui sont perçus par les militants eux-mêmes (et dans la mémoire collective) comme moments fondateurs de leur mouvement, voire même de leur prise de conscience individuelle. Les archives des médias, notamment de la presse, nous permettent d’en garder un souvenir mais seulement sous un certain angle, subjectif et engagé, les médias étant en réalité aussi des acteurs du moment et pas uniquement des spectateurs. Quoi de mieux alors que de pouvoir confronter les sources en disposant des témoignages et d’archives des militants mobilisés?
La mémoire des engagements militants est une source qui a toujours été en péril et rare. Cette fragilité reste d’actualité : une prise de conscience de l’ensemble des acteurs concernés nous permettra peut-être de conjuguer préservation et partage des connaissances.
II. Le rôle décisif de tous les acteurs
Les archivistes.
Le rôle des archivistes est toujours double : développer les collectes, faire partager notre histoire. La mise à disposition des instruments de recherche, les actions de valorisation tels expositions, publications, colloques, susciteront certainement l’envie de compléter les fonds par de nouveaux dépôts.
Aux Archives nationales, plusieurs mesures récentes ont été prises et divers outils mis à disposition. Ainsi, la carte d’accès aux Archives nationales est devenue gratuite en septembre dernier. Rappelons que l’accès aux services publics d’archives est, depuis la Révolution française, ouvert à tous les citoyens, nul n’est besoin de justifier d’un diplôme, d’un sujet de recherche etc. Une fois arrivés en salle des inventaires, les lecteurs, accueillis et aidés dans leurs recherches par des personnels qualifiés, peuvent consulter le carton d’archives (dans le respect bien entendu des critères de communicabilité des archives fixé par le Code du patrimoine visant à protéger notamment la vie privée des individus et la sûreté de l’État).
Nous avons par ailleurs procédé à la numérisation des inventaires et fichiers des Archives nationales : plus de 22 000 instruments de recherche sont accessibles en ligne sur notre site internet depuis septembre dernier. Cette « salle des inventaires virtuelle », qui sera périodiquement enrichie, offre des outils d’aide et d’orientation (recherche multi-critères, recherche par producteurs, plan d’orientation dans les fonds), et proposera progressivement aussi des images d’archives pour les fonds ayant été numérisés. De chez soi, le chercheur peut d’ores et déjà préparer sa recherche, croiser les inventaires, remplir son « panier » de cote et réserver ses cartons afin de venir les consulter en salle de lecture.
L’ouverture d’un troisième site pour les Archives nationales, à Pierrefitte-sur-Seine, nous a en effet permis de lancer un grand programme de refondation de l’institution. Le projet scientifique, culturel et éducatif a été enrichi, travaillé avec l’ensemble des partenaires ; l’organigramme adapté ; des recrutements rendus possibles ; le système d’information unifié ; la répartition des fonds repensée permettant un accès facilité aux chercheurs (à Paris les archives du Moyen-Age, de l’Ancien Régime et les Minutes notariales parisiennes ; à Pierrefitte les archives publiques de la Révolution française à nos jours et les archives privées ; à Fontainebleau les archives électroniques, audiovisuelles, les fonds publics sériels et les archives privées d’architectes).
Disposer maintenant de près de 600 kilomètres linéaires de rayonnages dont la moitié est encore vide et susceptible d’accueillir de nouvelles archives, publiques ou privées, nous a permis de relancer la dynamique de collecte ralentie depuis plus de vingt années. D’autre part, l’architecture du bâtiment de Pierrefitte, due à Massimiliano Fuksas, présentant de très grands volumes pour les espaces ouverts au public (hall d’accueil, salle d’exposition, salle de lecture, auditorium et foyer) invite à l’ouverture sur le territoire.
C’est ainsi que l’ouverture au public du site, en janvier 2013, s’est accompagnée de quinze journées « portes-ouvertes » qui ont permis d’accueillir plus de 5 000 visiteurs et des réalisations de musique et spectacle vivant proposées par les acteurs culturels du territoire de la Seine-Saint-Denis.
Les chercheurs, les militants…
Le rôle des enseignants-chercheurs est de trouver, d’exploiter et de croiser les sources. En mettant les instruments de recherche qui permettent de connaître les fonds conservés à leur disposition, les archivistes espèrent aussi que de nouveaux fonds seront exploités.
Les Archives nationales vont donc prendre l’initiative, afin d’inciter encore plus à l’exploitation des fonds et au renouvellement des sujets, de mettre à disposition des enseignants-chercheurs de diverses disciplines (histoire, certes, mais encore géographie, sciences politiques, sociologie, anthropologie etc.) des suggestions de recherche pour leurs étudiants. Puisse-t-on alors diversifier les approches, confronter les points de vue et attirer de nouveaux étudiants dans ces cursus de recherche trop souvent délaissés !
Au-delà, c’est une action collective qui permettra de sensibiliser tous les acteurs, de désacraliser la mémoire et les institutions en charge :
– En faisant connaître auprès des citoyens et en rendant accessibles ces traces de notre histoire commune : organiser des rencontres entre militants, chercheurs et archivistes, publier des informations sur internet,
– En faisant évoluer l’image que les citoyens ont des lieux de conservation que sont les services d’archives, en ouvrant les portes, loin du mythe des endroits secrets ou fermés. Oui, les archives renferment des informations mal ou méconnues mais qui n’attendent qu’à être lues et exploitées !
– En faisant de chaque militant un acteur vivant de la mémoire de son engagement – En faisant de chaque citoyen un acteur de notre démocratie, informé et participant.
Aux archives, Citoyens !!
Agnès MAGNIEN, Directrice des Archives nationales
(In La Revue Civique n°13, Printemps 2014)
► Se procurer la revue
1) Conservatoire national des archives et de l’histoire de l’éducation spécialisée et de l’action sociale.
2) Pôle de conservation des archives des associations de jeunesse et d’éducation populaire.
3) Collectif des centres de documentation en histoire ouvrière et sociale.