Philippe Cayla, ancien Président de la chaîne Euronews et Président de l’association « Européens sans Frontières », propose que le concept de Citoyenneté européenne ait à l’avenir une véritable substance, qu’elle ouvre des droits et des devoirs. Il s’en explique dans cet entretien pour La Revue Civique. Il donne un exemple : « le statut des réfugiés et des migrants pourrait comprendre une évolution vers la citoyenneté européenne, considérée comme sas d’intégration, en attendant l’acquisition plus lointaine et plus complexe de la nationalité d’un Etat-membre, synonyme d’assimilation ». Et parmi les devoirs des citoyens européens: la défense de « la patrie » européenne. Entretien sur l’Europe et son avenir.
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La Revue Civique : votre association milite pour la reconnaissance d’une certaine forme de « Citoyenneté » européenne. Certains y voient un dessaisissement de la citoyenneté nationale qui, selon eux, seraient exclusive de toute autre ? Qu’en pensez-vous, sur le plan des principes, juridiques et politiques ? Et quel(s) contenu(s) proposez-vous, sur le plan pratique, pour la citoyenneté européenne que vous appelez-de vos voeux ?
Philippe CAYLA : Dans son discours de la Sorbonne, le Président de la République a appelé au renouveau de la politique européenne dans le but de retrouver ou de consolider la souveraineté européenne. Dans les exemples qu’il cite, relatifs à la défense, à la sécurité, au contrôle des migrations, à l’économie numérique ou au changement climatique, on comprend bien ce qu’il entend par souveraineté : un plus grand contrôle des Etats-membres sur une situation qui dépasse leurs propres frontières physiques, culturelles et politiques, donc un déplacement de ce contrôle vers les frontières extérieures correspondantes de l’Union.
La souveraineté à retrouver serait donc celle des Etats-membres, grâce à l’Union européenne. Mais s’agit-il vraiment d’une souveraineté de l’Union européenne, en tant qu’entité distincte des Etats-membres? Le concept de souveraineté renvoie en démocratie au « souverain » ultime, au peuple souverain. Pour que le peuple européen soit souverain, encore faudrait-il qu’il existât, c’est-à-dire que la citoyenneté européenne soit définie en propre. Or, aujourd’hui, la citoyenneté européenne n’a pas d’existence spécifique hors des Etats-membres : est citoyen européen tout citoyen d’un Etat-membre dont il a la nationalité. C’est une citoyenneté « plafond », qui s’ajoute à la citoyenneté nationale en offrant quelques droits spécifiques, droits qui pourraient aussi bien être accordés sans avoir recours au concept de citoyenneté européenne.
Pour créer une vraie citoyenneté européenne, il faut la poser non pas comme une citoyenneté « plafond » mais comme une citoyenneté « plancher » : un corpus de droits et devoirs citoyens qui s’appliquent à une catégorie d’habitants d’Europe bien définie et non limitée aux nationaux des Etats-membres.
Permettre aux citoyens européens
de voter aux législatives
Les nationaux des Etats-membres seraient évidemment toujours citoyens européens de droit mais d’autres catégories pourraient avoir accès à la citoyenneté européenne. En premier lieu, le droit du sol pourrait s’appliquer à la citoyenneté européenne. Tous les enfants nés en Europe, même dans les Etats-membres où le droit du sol ne s’applique pas, seraient citoyens européens de naissance. Certaines situations locales inextricables, comme celle des russophones de Lettonie, ni Russes ni Lettons, pourraient évoluer grâce à la citoyenneté européenne. Surtout, le statut des réfugiés et des migrants pourrait comprendre une évolution vers la citoyenneté européenne, considérée comme sas d’intégration, en attendant l’acquisition plus lointaine et plus complexe de la nationalité d’un Etat-membre, synonyme d’assimilation. On pourrait imaginer que la future agence européenne du droit d’asile puisse octroyer la citoyenneté européenne à ceux qu’elle aura sélectionnés. On peut aussi imaginer que la Commission européenne puisse également accorder la citoyenneté européenne à des migrants économiques, sur la base d’un quota défini chaque année, éventuellement sectorisé par catégories professionnelles.
Les droits européens octroyés à ces Européens non nationaux d’un Etat-membre seraient identiques à ceux des nationaux : libre circulation en Europe, possession d’un passeport estampillé Union européenne, avec bénéfice de la protection consulaire des Etats-membres à l’extérieur de l’Union, droit de vote aux élections municipales et européennes, accès aux politiques européennes telles que la PAC ou le programme Erasmus.
Qui plus est, si l’on considère que les électorats du Parlement européen et du Conseil européen doivent coïncider, il faut permettre aux citoyens européens de voter aux élections législatives des Etats-membres.
Devoir de défendre
la « patrie » européenne
Les droits ne vont pas sans devoirs. Aujourd’hui, les devoirs liés à la citoyenneté européenne sont inexistants, puisqu’elle est acquise d’office par la nationalité. Mais pour les nouveaux entrants adultes non nationaux on devrait prévoir des tests d’ « européanité » : par exemple la connaissance au moins élémentaire d’au moins une langue de l’Union, un rudiment de connaissance de l’histoire de l’Union, qui a l’avantage de ne comporter aucun héritage belliciste ou colonial, ce qui facilite l’intégration. Par ailleurs, si demain un impôt européen et une armée européenne devaient voir le jour, le devoir de contribution fiscale et le devoir de défendre la « patrie » européenne deviendraient des contreparties évidentes des droits européens. On peut augurer d’ailleurs que les Européens non nationaux ne seraient pas les moins enthousiastes à assumer ces nouveaux devoirs européens.
Le peuple européen ainsi redéfini serait bien le véritable souverain, et les élections européennes reflèteraient la volonté non pas seulement des nationaux des Etats-membres mais de l’ensemble de ce peuple européen. La représentativité du Parlement européen, donc la démocratie européenne, en seraient renforcées, et la souveraineté de l’Union européenne pourrait s’exercer sur une base solide. Espérons que cette proposition séduira certaines forces politiques à l’occasion des prochaines élections européennes
L’idée européenne – sans même parler d’idéal européen – est mise à mal, en France et dans toute l’Europe, par des forces national-populistes, d’extrême droite et de la gauche radicale. Comment expliquez-vous ces phénomènes d’opinion ? Et êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste pour les prochaines années ?
Je pense que l’émergence des forces populistes, comme le comprennent maintenant la quasi-totalité des hommes politiques et des commentateurs, est due à la fracture créée par la mondialisation entre les gagnants et les perdants économiques de cette mondialisation. Cette fracture a été bien analysée sur le plan purement économique par Piketty, sur le plan des territoires par Guilluy, et elle est récupérée et utilisée sur le plan politique par les partis populistes d’extrême droite et d’extrême gauche.
Si la situation économique s’améliore,
le risque populiste devrait diminuer
Je pense que le risque lié au populisme est maintenant bien apprécié, et que les partis plus traditionnels cherchent à rester populaires sans être populistes. La croissance revenue est là pour les aider. Donc, je pense que si la situation économique s’améliore et si la classe politique veille à limiter, et si possible à réduire les inégalités, le risque populiste devrait diminuer.
Je suis donc globalement optimiste mais chacun des 27 pays de l’Union gardant son autonomie de décision, il n’est pas exclu que des politiques erratiques renforcent le populisme dans certains pays, comme on le voit en Europe centrale et orientale pars exemple.
Certaines personnalités considèrent que, pour l’avenir, il faudra différencier différents « cercles » en Europe, pour la rendre à la fois plus efficace et plus démocratique. Certains pensent que la zone Euro – et ses 19 Etats actuels – doit être prioritaire dans les avancées d’harmonisation des politiques étatiques, notamment sur le plan économique et fiscal. Partagez-vous cette vision d’une Europe qui serait, finalement, à deux ou plusieurs vitesses (selon les sujets et les Etats qui s’accordent) ?
Nous avons déjà plusieurs Europe à vitesses variables avec l’euro et Schengen, sans compter les politiques spécifiques à périmètre spécifique, comme la politique spatiale, la politique de recherche ou Erasmus par exemple.
Certains développements souhaitables, comme la politique de défense et de sécurité, voire la politique du numérique, sans parler de la politique fiscale et de la politique sociale, aujourd’hui compétences quasi-exclusives des Etats-nations, ne pourront guère progresser si on compte sur l’unanimité. Il faut donc avancer dans chaque secteur avec les pays volontaires dans un premier temps, dans un périmètre aussi large que possible.
Mais je reste confiant qu’avec le temps tous les périmètres coïncideront avec les frontières de l’Union, au fur et à mesure que les peuples accepteront de perdre ce qu’ils croient encore être des attributs incontournables de leur souveraineté. Mais passer d’une souveraineté d’Etats-membres à une souveraineté de l’Union, ça s’appelle le fédéralisme, ce n’est pas encore pour demain !
Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET
(mars 2018)
–Le site de l’association « Européens sans frontières », présidée par Philippe Cayla