[EXTRAIT] L’affaire DSK a été l’amorce de l’entretien qui réunit dans ces pages, à l’invitation de la Revue Civique, l’écrivain et éditorialiste du magazine Elle, Michèle Fitoussi, et la rédactrice en chef du magazine féminin décalé, Causette, Bérangère Portalier. Toutes deux partent des progrès et des régressions portées par cette «affaire» électrochoc pour évoquer, avec leur regard d’expérience, la question plus générale de la place des femmes dans la société, et spécifiquement dans les lieux de pouvoirs, dont les médias. Où la domination des «mâles», malgré beaucoup de déclarations, se porte très bien.
LA REVUE CIVIQUE : Comment définiriez-vous l’actualité du débat, et la modernité du combat, pour l’Égalité en ce qui concerne les femmes ?
Michèle FITOUSSI: C’est en effet un débat très actuel. Il y a encore 4 ou 5 ans, le combat pour les droits des femmes était considéré comme dépassé : les femmes en France avaient tout eu ! Or, il n’y a pas d’acquis, il y a même un risque de régression, en tout cas il y a encore beaucoup de choses à faire en ce domaine. On a voté une loi pour la parité en politique et on se rend compte, onze ans plus tard, qu’il n’y a que 18,5% de femmes à l’Assemblée Nationale. On n’a pas beaucoup avancé depuis 1945… Et à ce train là, on n’est pas rendus… De même pour l’égalité professionnelle : malgré toutes les lois votées depuis 1972, il y a toujours un écart de 10% entre les salaires à poste égal et de 30% toutes catégories de postes confondues.
Il n’y a pas d’acquis
Bérangère PORTALIER: Oui, on est même en train de régresser sur ce point parce qu’il est question de donner plus de possibilités aux entreprises pour qu’elles puissent éviter de produire le rapport d’égalité des salaires dans leurs propres rangs. Il règne une sorte de satisfaction sur les droits des femmes qui est aujourd’hui complètement obsolète. L’égalité est loin d’être acquise.
Michèle FITOUSSI : Il faut être vigilant. Ce qui n’avance pas recule. Et même si globalement, depuis 45 ans, la place des femmes a bien évolué dans la société française, il demeure un certain nombre de stéréotypes, que ce soit dans la représentation des femmes dans la publicité, les médias ou le système scolaire, par exemple. Ces stéréotypes se retrouvent partout et tendent à montrer que les femmes ne sont pas les égales des hommes, qu’il y a des valeurs féminines constantes et moins valorisantes que les valeurs masculines, et aussi des tâches dévolues par essence aux femmes comme les tâches ménagères. Ce pays reste macho. On a bien vu avec l’affaire DSK qu’il y avait une ultra-sensibilité des femmes dans la façon dont on aborde ces sujets et que ces questions divisent la société.
Un renouveau du féminisme, après un creux…
C’est quand même un progrès dans les prises de conscience et les paroles qui se libèrent ; même si elles peuvent se libérer dans une grande confusion, non ?
Michèle FITOUSSI : C’est un progrès dans le sens où l’on a pu voir à ce moment-là que les femmes ont pris conscience de certaines dérives qu’en général on laissait passer : non pas l’affaire en elle-même, mais les commentaires qui ont pu en découler. Il y a eu comme un énervement général. La société française a été divisée, pas forcément entre hommes et femmes du reste, car il y a beaucoup de femmes qui ont intégré les schémas archaïques machistes dominants et qui les véhiculent sans les remettre en question et à l’inverse heureusement, il y a aussi pas mal d’hommes sensibles à la cause des femmes.
Mais à cette occasion, les bons vieux stéréotypes sont ressortis. On a entendu : « elle n’avait qu’à le mordre, une femme de chambre d’1m80 peut terrasser un mec » ou « c’est pas très grave, le viol n’est pas un crime, il n’y a pas mort d’homme », etc…
Bérangère PORTALIER: C’est perturbant de voir qu’il a fallu l’affaire DSK pour que la France prenne soudainement conscience de son propre machisme. Pourtant les femmes qui ressentaient et exprimaient des injustices dont elles étaient victimes étaient déjà nombreuses avant cet épisode. À Causette, peut-être parce qu’on est un journal assez jeune, on a l’impression qu’il y a un renouveau du féminisme chez les jeunes femmes, après une période de creux. Les féministes elles-mêmes constatent qu’il y a eu un véritable « trou générationnel » : la parole féministe n’a pas été passée entre les générations. Elles pensaient que c’était acquis et qu’il n’y avait plus vraiment besoin de se battre. Cela a été une grave erreur : on avait juste gagné le droit de sortir d’une forme d’esclavage, mais il reste encore des inégalités marquées. Dans leur tête, les hommes et les femmes ne se jugent toujours pas comme égaux.
Michèle FITOUSSI: Vu de là où nous venons, le chemin parcouru en 40 ou 50 ans, est plutôt rapide, même si, vous avez raison, ce n’est pas suffisant. Et il faudra longtemps, très longtemps, avant que l’égalité des droits puisse s’instaurer. Peut-être même que ni nous, ni nos enfants ne la verrons. Ce n’est pas une raison pour baisser les bras. Il est très heureux que les jeunes femmes s’emparent aujourd’hui du féminisme et disent « ça suffit » !
Bérangère PORTALIER: J’ai l’impression qu’il y a une espèce de couperet à la sortie des études. On sait que l’école est un milieu très féminin, que les filles réussissent mieux leurs études. Et puis arrivent le premier travail, le couple, le premier enfant et, là, il y a une espèce de retournement auquel les filles ne sont pas préparées parce qu’elles étaient absolument persuadées jusque là d’être les égales de leurs mecs, de leurs amis et de leurs collègues.
Michèle FITOUSSI: Petit bémol, tout de même : comme par hasard à l’école, elles se retrouvent davantage dans les filières littéraires que dans les filières scientifiques ! Les filles anticipent qu’elles vont avoir des enfants, gérer une maison, que 80% des tâches ménagères leur seront dévolues… Tout se passe comme s’il y avait toujours deux poids deux mesures et que les filles devaient les anticiper.
Bérangère PORTALIER : C’est même pire selon moi, car maintenant celles qui n’ont pas le choix sont en plus présumées avoir choisi leur sort, puisque les femmes ont prétendument la liberté et l’égalité. Du coup, si jamais une femme est au foyer, à mi-temps ou mène une «petite carrière», elle ne peut plus dire que c’est à cause du « plafond de verre ». Il y a une pression à devoir dire : « je l’ai choisi, c’est mieux que Jean-Pierre aille travailler et, moi, que je reste à la maison ». L’esprit dominant nous dit : « de quoi vous plaignez vous, les lois sont passées !»
Les grands combats juridiques sont effectivement passés. En quels domaines y a-t-il risque de plus grande régression ou un plus grand écart entre égalité en droit et en fait ?
Michèle FITOUSSI : Il y a un point fondamental : c’est la maitrise de leur fécondité par les femmes. C’est, à mon sens, la révolution féminine majeure du XXe siècle. A partir de là, les femmes ont pu sortir des foyers où elles étaient confinées pour élever les enfants, commencer à travailler, vivre en liberté. Il ne faut pas revenir en arrière sur ces enjeux, que ce soit la contraception ou le droit à l’IVG.
Y a-t-il vrai risque de régression ?
Bérangère PORTALIER: C’est plus qu’un risque, c’est une réalité : les centres d’avortement sont en train de fermer actuellement…
Michèle FITOUSSI: C’est un problème de choix politique et économique. On fait des coupes sombres dans les hôpitaux, les centres de Planning familial diminuent…
Bérangère PORTALIER: Actuellement, toutes les pilules ne sont pas remboursées, des centres de planning familiaux ferment… Observons ce qui se passe concernant le mariage homosexuel. Je trouve cela incroyable que l’on n’ait pas encore réussi à le légaliser. C’est bien la preuve que la famille traditionnelle, celle où maman coud, papa travaille et les enfants jouent autour, est toujours la référence.
Michèle FITOUSSI : La société est en avance sur les lois : les sondages montrent plutôt que les Français ne sont pas opposés au mariage homosexuel mais il y a une frilosité des politiques, et un grand retard de la loi.
Bérangère PORTALIER : C’est vrai, mais les lois sur les femmes sont passées et on a un peu de mal à les appliquer, c’est l’inverse…
Michèle FITOUSSI : Il a quand même fallu se battre pour faire passer ces lois : le droit à l’IVG, les lois sur l’égalité des salaires, l’inscription de la loi sur la parité dans la Constitution française…
La posture féministe, parfois, n’a-t-elle pas aussi une forme archaïque ?
Michèle FITOUSSI: Il y a eu beaucoup de clichés véhiculés sur l’archaïsme du féminisme. Pendant ce « trou générationnel » dont parlait Bérangère, les caricatures ont fait la loi…. : il y avait les méchantes féministes qui voulaient castrer tous les hommes, les Américaines puritaines et dures et les fameuses dérivés féministes des années 70, les poilues, les grosses lesbiennes, les tout sauf féminines, etc… Ces clichés perdurent dans la tête des gens. Quand je rencontre des femmes qui me disent «je ne suis pas féministe mais… » – par peur de coller à ces clichés – je réponds toujours par une définition qui met tout le monde d’accord : le féminisme, c’est l’égalité des droits entre les hommes et les femmes assorti de la liberté. On se rend souvent compte d’ailleurs qu’elles sont féministes comme monsieur Jourdain faisait de la prose…
Bérangère PORTALIER : Des caricatures de féministes, poilues qui détestent les hommes, j’en ai croisé mais si elles restent ultra-minoritaires, ce sont celles qui font le plus le spectacle, et donc celles qui sont souvent mises en avant. Cela décrédibilise bien sûr le mouvement. C’est un peu terrible de rattacher le féminisme à ces caricatures…
(…)
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Propos recueillis par Marie-Cécile QUENTIN et Georges LEONARD
(in la Revue Civique 6, Automne 2011)