Conseiller du Président de la SNCF sur les enjeux de Mémoire, également Président de l’association Communication Publique, Bernard Emsellem introduit ici son propos par ces mots : « L’engagement de la SNCF pour les clients et pour le pays tout entier s’appuie sur l’esprit de responsabilité de l’entreprise pour le futur : il se ressource en mobilisant le passé. Le passé très ancien, celui du chemin de fer, dont Fernand Braudel disait qu’avec l’école publique, il avait créé la France… Et celui de l’entreprise elle-même, créée en 1938. Cette date est terrible car très vite après sa naissance, l’entreprise va être confrontée aux blessures et aux horreurs de la Seconde Guerre mondiale. C’est de cette période dont il est question ici. » Récit d’une volonté ancienne et précisions sur des actions pédagogiques renouvelées.
La question de la Mémoire s’est posée dès la fin de la guerre. Des récits multiples, livres comme films, ont rapporté ce qui s’était passé en ces années effroyables. Des monuments aux morts et des plaques commémoratives ont été installées en hommage aux cheminots victimes de la répression nazie, ou victimes des bombardements alliés pour le Débarquement. D’autres plaques ont été solennellement installées en gare, en mémoire des victimes juives de la Déportation nazie. Mais peu à peu, avec la Reconstruction, certains pans d’histoire se sont figés, et comme partout ailleurs, la parole s’est progressivement tue.
Aussi, depuis une vingtaine d’années, la SNCF engage de multiples démarches en matière de transparence, d’histoire et de Mémoire.
L’enjeu de la transparence se concrétise par le traitement des archives historiques. Au début des années 1990, le Président de la SNCF, Jacques Fournier, engage un processus de collecte et de rassemblement des archives en un lieu unique. Le Centre des archives historique est créé au Mans. Il est, dès le début en 1996, ouvert à tout le monde (c’est d’ailleurs une obligation légale) et donc aux chercheurs et au grand public. En 2010-11, un guide de recherche décrivant la totalité des archives relatives à la Seconde Guerre mondiale est établi par les archivistes de l’entreprise, et mis en ligne sur internet. Une nouvelle étape est franchie avec la numérisation complète (c’est-à-dire sans aucun tri) des documents relatifs à cette période ; elle est achevée en décembre 2011.
Une copie de ces archives numérisées a été déposée au Mémorial de la Shoah à Paris, à Yad Vashem à Jérusalem, à l’Holocaust Museum de Washington. Et depuis mars 2012, ces archives historiques sont accessibles par internet, directement sur le site de la SNCF. À la même période, le constat est fait d’un manque de connaissance fiable sur l’histoire de l’entreprise pendant la Guerre. En 1992, le Président Jacques Fournier demande donc une recherche historique à l’Institut d’Histoire du Temps Présent (IHTP) sur la SNCF pendant la guerre. Le rapport de recherche est remis à l’entreprise en 1996. Il est diffusé sur internet par l’IHTP et l’Association pour l’histoire des chemins de fer en France (AHICF).
Avec René Rémond, Serge Klarsfeld…
En 2000, le Président Louis Gallois organise un colloque historique à l’Assemblée Nationale (lieu symbolique d’un engagement de transparence) pour approfondir ce travail de recherche. Intitulé « Une entreprise publique pendant la guerre », ce colloque rassemble, pendant deux jours, de nombreux témoins de cette période et des chercheurs de très haut niveau : René Rémond, Serge Klarsfeld, Henri Rousso… Les actes sont publiés aux P.U.F.
En 2010, le Président Guillaume Pepy décide de relancer une nouvelle série de recherches historiques. Depuis quelques années en effet, des questions complémentaires sont soulevées sur cette période, notamment par des historiens et des chercheurs. C’est un des objectifs du partenariat signé avec le Mémorial de la Shoah, fin 2010. Un partenariat a été signé avec l’AHICF (créée en 1997 et doté d’un Conseil scientifique) pour le pilotage opérationnel des travaux, sur 4 ans.
Depuis de nombreuses années, la SNCF est engagée dans des actions mémorielles d’hommage aux victimes du nazisme. Elle a contribué à l’installation ou à la ré novation de wagons de la déportation : à Compiègne, à Drancy, au Camp des Milles (près de Marseille), à la Cité du train… Elle a accueilli, entre 2002 et 2004 dans une vingtaine de grandes gares, l’exposition de Serge Klarsfeld sur les enfants juifs déportés de France. Un million de personnes l’ont vue. Symboliquement, cette exposition a été aussi présentée au siège de la SNCF.
La SNCF a soutenu l’exposition réalisée par la Fondation de la Résistance sur « les cheminots dans la Résistance », présentée pour la première fois au public en 2005. En 2008, le Président Guillaume Pepy décide de conclure les discussions avec la Maire de Bobigny pour mettre à la disposition de la Mairie le site ferroviaire de Bobigny d’où partirent, de l’été 1943 à l’été 1944, près de 25 000 Juifs de France, internés à Drancy. Sur ce site, un lieu de mémoire avec un parcours pédagogique a été inauguré par la Mairie et la SNCF, le 27 janvier 2012.
À l’occasion du partenariat signé le 25 janvier 2011, le Président Guillaume Pepy a prononcé une déclaration solennelle, en présence de dirigeants de la communauté juive, de survivants, de représentants de l’État, de cheminots.
S’adresser aux nouvelles générations
Dans cette volonté de maintenir la mémoire vivante, la SNCF soutient la production de films, téléfilms ou documentaires traitant du sujet de la Seconde Guerre mondiale, de la Résistance et de la Déportation. Ont été ainsi soutenus ces dernières années :
- un documentaire sur le Dossier du Docteur Jackson : entre 1940 et 1944, Sumner Jackson, médecin à l’hôpital Américain de Paris, décide de résister aux envahisseurs nazis qui occupent la France.
- « Alias Caracalla, Au coeur de la Résistance » : téléfilm d’après les mémoires de Daniel Cordier, secrétaire de Jean Moulin, réalisé par Alain Tasma, diffusé en deux parties sur France 3 (cf. le numéro d’automne 2013 de la Revue Civique)
- « Les Combattants de l’Ombre ; Des résistants européens contre la nazisme » : une série fiction en six épisodes, de la chaine ARTE, réalisée par Bernard George qui, à travers des témoignages d’anciens résistants et déportés, retrace l’histoire de la résistance en Europe.
- « Il était une fois le train – Des trains et des hommes » : un reportage réalisé par la chaîne Planète + sur le rôle des cheminots dans la Résistance.
Depuis quelques années, une nouvelle approche devient centrale dans cette démarche de l’entreprise. Elle consiste à s’adresser aux nouvelles générations. Au moment où les derniers témoins de la Guerre et de la Déportation disparaissent, il importe de se tourner vers les jeunes, pour transmettre la connaissance mais surtout pour leur permettre d’en tirer des clés de comportements dans une période où l’intolérance se développe…
Cette démarche de l’entreprise est d’abord portée par une convention de partenariat, signée en décembre 2010, avec le Mémorial de la Shoah à Paris. Il s’agit essentiellement de soutenir les actions pédagogiques menées par le Mémorial. C’est un engagement de quatre ans qui fait de la SNCF « l’entreprise partenaire principale du Mémorial de la Shoah ».
Pour les élèves du primaire et du secondaire, une centaine d’ateliers pédagogiques sur la Shoah et le génocide tzigane sont organisés chaque année. Des visites guidées du Mémorial de la Shoah, ou d’autres musées comme les Archives Nationales, le musée d’Izieu… sont également proposées. En fonction des projets pédagogiques élaborés par les enseignants, les élèves peuvent rencontrer un témoin de l’Holocauste, travailler sur un document historique ou étudier un témoignage filmé.
En partenariat avec le Forum des Images, des « projections- rencontres » sont également organisées. Ces projections sont suivies de rencontres avec des historiens ou des réalisateurs de films. Parce qu’ils sont les premiers relais de la connaissance de l’histoire et du devoir de Mémoire, la SNCF soutient également les programmes de formation des enseignants dispensés par le Mémorial.
Pour réagir à temps face à tous les fanatismes
La SNCF apporte aussi son soutien à l’action pédagogique du « Camp des Milles » en offrant pendant trois ans, la gratuité du déplacement en train pour les classes qui viennent visiter le Site-Mémorial. Ouvert en septembre 1939, au sein d’une tuilerie située entre Aix-en-Provence et Marseille, le camp des Milles vit passer plus de 10 000 internés originaires de 38 pays, parmi lesquels de nombreux artistes et intellectuels, dont Max Ernst, Hans Bellmer et Lion Feuchtwanger. Ils y développèrent une vie culturelle active et résistèrent par l’esprit en créant des centaines d’oeuvres, dont certaines sont encore visibles sur place. Le Site- Mémorial du Camp des Milles a été conçu principalement pour les jeunes, non seulement comme un musée d’histoire et un lieu de mémoire préservé, mais aussi comme un espace pédagogique apportant des clés de compréhension qui peuvent aider à être vigilant et à réagir à temps face au racisme, à l’antisémitisme et à tous les fanatismes.
En 2011, la SNCF signe une convention de partenariat avec l’Institut d’Études Politiques (IEP) de Bordeaux. Sur une durée de trois ans, elle finance la première Chaire française d’enseignement universitaire sur la Shoah et les génocides, baptisée Chaire Joseph Benzacar, qui a créé en 1921 l’Institut d’Études et de Documentation Économiques et Sociales, devenu ensuite l’Institut d’Études Politiques Bordeaux. Il avait été déporté en 1944 avec sa femme, à l’âge de 82 ans. Pour la première année universitaire 2011/2012, 130 étudiants en troisième année à l’IEP, ont choisi cet enseignement facultatif, sur un effectif de 250.
La SNCF cherche désormais à favoriser d’autres voies pour la transmission et l’éducation, en retenant une nouvelle façon d’aborder les thématiques scolaires : s’appuyer sur des spectacles. En France, les programmes scolaires prévoient trois moments où les jeunes sont confrontés à la Seconde Guerre mondiale et la Shoah : en fin de primaire, de collège et de lycée. Un travail avec les enseignants permet de construire des ateliers-théâtres (associant représentations théâtrales et rencontres pédagogiques). Trois compagnies ont été soutenues ces dernières années.
La Compagnie OeilduDo a présenté la création de la pièce de théâtre écrite par Charlotte Delbo : « Qui rapportera ces paroles ? ». Durant la Seconde Guerre mondiale, Charlotte Delbo est résistante du « groupe Politzer » où elle est chargée de la publication des Lettres françaises (publication littéraire clandestine). Elle et son mari sont arrêtés en mars 1942. Il sera fusillé au fort du Mont-Valérien. Elle est déportée en janvier 1943 à Auschwitz, puis envoyée à Ravensbrück en janvier 1944 ; elle est libérée par la Croix-Rouge en avril 1945.
Cette pièce écrite en 1966 porte sur l’histoire du convoi du 24 janvier 1943 : un convoi de femmes dont elle est l’une des 49 rescapées. La pièce commence avec 23 personnages féminins, représentant les 230 femmes déportées dans ce convoi ; à la fin, deux seulement survivent. La compagnie OeilduDo a proposé à des élèves du second degré de découvrir la parole de celle qui, ayant vécu l’expérience concentrationnaire, témoigne de son horreur mais aussi du courage et de la solidarité des déportés.
La Compagnie C(H)ARACTERES met en scène « Haïm, à la lumière d’un violon ». Un spectacle sur la vie de Haïm Lipsky, juif polonais né à Lodz en 1922 dans une famille ouvrière pauvre et qui a été sauvé de l’enfer concentrationnaire grâce à ses qualités de violoniste. Survivant d’Auschwitz, arrivé en Israël après la Guerre, il renonce à la musique. Ses enfants et petitsenfants prendront la relève.
La compagnie de théâtre a développé à partir de ce spectacle, une démarche pédagogique auprès des lycéens d’Aubervilliers, où la compagnie est installée : une dizaine de rencontres avec le metteur en scène et l’équipe artistique dans les collèges et lycées d’Aubervilliers ; un travail avec les enseignants de quatre classes au sein des établissements, avec les élèves ayant pu assister au spectacle.
La Compagnie TRAC présente le spectacle « Une petite fille privilégiée » de Francine Christophe. Son père, prisonnier de guerre en 1940, est envoyé en Allemagne dans trois Oflags. La mère et la fille, victimes de persécutions anti-juives tentent de rejoindre la zone sud et sont arrêtées par la Wehrmacht et déportées à Bergen-Belsen, camp réservé notamment aux enfants de prisonniers de guerre juifs, avec le statut d’otages. Francine Christophe est libérée par les troupes soviétiques en avril 1945 et rapatriée par les Américains. À son retour, à l’âge de douze ans, elle écrit son histoire et celle de sa famille… Son livre paraîtra 50 ans plus tard. L’adaptation théâtralisée du texte initial a été menée par l’équipe artistique du projet, avec l’accord de Francine Christophe. Le Théâtre du Lucernaire, à Paris, a programmé ce spectacle (entre mars et mai 2014) pour 40 représentations. La Compagnie a mis en place un projet pédagogique à partir de ce spectacle en intervenant dans des classes de 3e et Terminale. Une programmation spécialement destinée au public scolaire sera établie.
Ainsi, la référence au passé se doit de dépasser la répétition invariable et ritualisée de l’Histoire, notamment pour toucher les jeunes générations. Comme d’autres, ces expériences montrent que l’on peut, utilement aujourd’hui, renouveler les approches pédagogiques du vivre ensemble.
Bernard EMSELLEM, Conseiller du Président de la SNCF
sur les enjeux de Mémoire et Président de l’association Communication Publique
(In La Revue Civique n°13, Printemps 2014)
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