[EXTRAIT] Dans un livre très sensible, « Trois jours à Oran » (Stock, janvier 2013), l’écrivain Anne Plantagenet fait oeuvre de mémoire sur l’Algérie qui, pour elle, « est un héritage». Née en « métropole » issue d’une longue lignée de pieds-noirs, cet auteur a été bercée par sa grand-mère qui, « rapatriée » d’Algérie à l’âge de 50 ans, « nous racontait des tas d’anecdotes croustillantes, exotiques, et cela me faisait rêver ». À son adolescence, Anne Plantagenet s’est rebellée contre « la nostalgérie » et surtout contre le racisme anti-arabe d’une partie de sa famille. Bien plus tard, en 2005, il y a eu « un grand déclic » raconte-t-elle dans cet entretien : « lorsque ma grand-mère est morte, tout un monde ancien, de repères, s’est effondré. Maintenant, je le dis : j’adorais ma grand-mère, ma grand-mère était raciste. Mais ces deux phrases ont mis des années à se frayer un chemin, l’une à côté de l’autre. Il était impossible pour moi de les associer. Plus aujourd’hui ». Entretien.
La REVUE CIVIQUE : Vous n’êtes pas née en Algérie mais vous êtes fille, petite-fille et arrière petite- fille de pieds-noirs. Pourquoi avez-vous ressenti le besoin irrépressible de plonger dans votre passé, familial et culturel, au point d’aller voir, avec votre père, cette ville d’Oran que vous ne connaissiez pas directement ?
Anne PLANTAGENET : L’Algérie, c’est pour moi un héritage. Je ne suis pas née en Algérie mais j’ai grandi avec elle. L’Algérie m’a été transmise par deux personnes différentes, représentant deux générations différentes : ma grand-mère et mon père. Ma grandmère est née dans la région d’Oran, un village nommé Misserghin. Son père est né là-bas aussi. Ce sont des gens qui étaient en Oranie depuis les années 1870. Ma grand-mère avait 52 ans quand elle est rentrée en France comme « rapatriée », l’Algérie représentait une très grande partie, l’essentiel, de sa vie. Elle n’a d’ailleurs cessé, jusqu’à sa mort à l’âge de 93 ans en 2003, de parler de l’Algérie. Elle ne prononçait pas le mot « Algérie », elle disait : « là-bas », « chez nous »…
Elle nous racontait toujours des tas d’anecdotes croustillantes, exotiques et, moi, j’avoue que petite fille, cela me faisait rêver. C’est une identité qu’elle m’a transmise même si je ne suis pas née « là-bas ». Il y avait beaucoup de traditions dans cette génération là, ceux que j’appelle « les vieux de ma famille », avec tendresse, dans mon livre. Quand j’étais petite, au temps où ils vivaient tous encore, on se retrouvait à certains moments de l’année dans le sud de la France, les dames avec leur éventail, l’anisette pour les hommes, etc. J’ai grandi avec ce folklore-là qui m’a beaucoup nourrie. L’autre personne qui m’a transmis l’Algérie, d’une manière plus indirecte, c’est mon père. Il avait 16 ans et demi quand il a quitté Oran. Il était beaucoup moins bavard sur le sujet…
Une blessure terrible
A-t-il été plus écorché, plus meurtri par les « événements » et le départ précipité ? Je pense que s’il n’en a pas parlé, c’est parce que cela a été pour lui, à cet âge encore tendre, une blessure terrible. Il avait 16 ans lorsqu’ il a quitté Oran pour se retrouver à Dijon, en plein hiver, sous la neige, accueilli de manière froide, pour ne pas dire hostile. Je pense que pour lui un mécanisme de défense a consisté à tenter d’effacer son identité pied-noir. De la cacher pour se protéger, éviter d’être tout de suite étiqueté comme un « colon » ou « fils de colon », même si les gens ne connaissaient pas son histoire et que, dans ma famille, nous étions loin d’être de grands propriétaires, j’ai même découvert que mes grands parents étaient des gens très modestes. Mais peu importe, on les a tous mis dans le même sac.
Il y a eu une sorte de grand amalgame, après la guerre d’Algérie, à la fois sur les événements et sur les personnes qui ont dû quitter ce pays…
Oui. Mon père a donc plutôt effacé cette identité pied-noir, qui ressortait seulement quand on l’interrogeait. Il n’a pas l’accent, il ne parle ni fort ni avec les mains, il ne possède pas les attributs folkloriques du pied-noir traditionnel, contrairement à ma grand-mère qu’on repérait à cent mètres. Dans le livre, je raconte cela et c’est important pour moi de faire cette distinction, pour arrêter les amalgames. Aujourd’hui encore, le mot « pied-noir », pour les gens, désigne encore uniquement un certain pittoresque qui a été popularisé au cinéma, par les films d’Alexandre Arcady entre autres. Et puis par certains artistes pieds-noirs, qui ont joué de cette identité pour faire rire, pour peut-être faire rire avec leur chagrin parce qu’ils savaient que, sinon, on ne leur témoignait aucune empathie. Donc finalement, il fallait être dans l’autodérision pour peut-être dépasser la douleur.
Encore aujourd’hui quand on dit « pied-noir », il y a aussi très souvent une connotation péjorative dans l’esprit populaire, cela renvoie à de gens racistes, grandes gueules, « réacs »… Moi, j’ai mis du temps à comprendre les éléments composites, contrastés, de cette histoire pied-noir. Petite fille, mon parcours c’est d’abord une sorte d’enchantement, grâce aux histoires de ma grandmère. J’adorais ma grand-mère, mes grands-parents, j’ai beaucoup séjourné chez eux à Dijon. Je pense que c’est grâce à ma grand-mère que je suis devenue écrivain, c’est quelqu’un qui m’a transmis le goût des histoires et, peut-être, de la sublimation du réel.
Cette déchirure m’a construite
Et vous racontez aussi que vous êtes partagée entre une mémoire enchantée ou enchanteresse et quelque chose de distancié, qui a été même du rejet à un moment donné, à votre adolescence.
Oui, à un moment j’ai éprouvé de la honte. C’est un texte dans lequel je suis très sincère, même si la vérité que je livre est juste la mienne. En effet, à cet orgueil des premières années, à cet enchantement qui était vraiment lié à la figure de ma grand-mère, a succédé à l’adolescence, tout à coup, une autre version de l’histoire, que j’ai découverte au collège, et par des réflexions aussi. Je me souviens vraiment avoir été marquée. Moi qui était assez fière, je racontais souvent que mon père, ma grand-mère étaient nés en Algérie, que j’étais d’une famille qui venait d’Afrique. Et soudain je me souviens de quelqu’un qui me dit à l’adolescence : « ah les pieds-noirs, je ne peux pas les supporter, c’est tous des grandes gueules racistes, des geignards ! » Et là cela a été un effondrement pour moi.
Je n’ai pas rejeté ma famille mais j’ai ouvert les yeux autrement. J’ai découvert que mes grands-parents étaient racistes, ce qui ne m’avait pas forcément frappée jusqu’à l’adolescence. J’entrais dans les années « SOS racisme » avec le petit badge, que je portais sur mon Perfecto. Je découvrais qu’avec ma grand-mère, dès qu’il était question des Arabes, la discussion devenait difficile. Mon grand-père disait des mots épouvantables que je ne supportais pas. Je me suis donc vraiment opposée à eux tout en les aimant très fort. C’est sur cette déchirure, je pense, que je me suis construite. J’ai compris qu’il fallait que j’écrive ma propre histoire. Il fallait que je prenne ma place dans la photo (de famille) parce qu’effectivement, à chaque fois que je m’opposais à ma grand-mère sur ces questions, elle répliquait sèchement : « mais tu ne peux pas comprendre, toi, tu n’es pas née là-bas, ce n’est pas ton histoire, ça ne te regarde pas ! » Or, je pense que c’est aussi mon histoire. Elle m’a été transmise et il fallait qu’un jour cette histoire passe par ce voyage de quelques jours à Oran. J’ai mis des années à le comprendre et surtout à le décider. Il a fallu la mort de ma grand-mère.
Partage entre honte et orgueil
Ce fut le déclic ?
Oui, il y a eu ce grand déclic, parce que lorsque ma grand-mère est morte, c’est tout un monde ancien, un monde de repères, qui s’est effondré. Maintenant, je le dis très simplement : j’adorais ma grand-mère, ma grand-mère était raciste. Mais ces deux phrases là ont mis des années à se frayer un chemin l’une à côté de l’autre. Il était impossible pour moi de les associer, c’était inconcevable. Plus aujourd’hui. Car je suis apaisée, je ne porte aucun jugement sur mes grands-parents. Quand ma grand-mère est morte, cela a été pour moi un immense chagrin, avec elle tout un monde s’effondrait, comme moi-même dans ma vie personnelle et amoureuse : je le raconte dans le livre, j’étais dans une période de total bouleversement personnel.
Vous décidez donc d’aller à Oran. C’était en quelle année?
Le voyage date de septembre 2005, et il a duré en réalité un peu plus de « trois jours », mais c’est un livre que j’ai écrit, avec une certaine distance par rapport aux faits. Un livre difficile à écrire, que j’ai abandonné plusieurs fois. Je n’y arrivais pas. J’ai toujours voulu écrire « mon histoire algérienne », j’ai essayé différentes formes de fiction et ça ne marchait pas. Il m’a fallu des années pour comprendre que je devais l’écrire comme un récit, en racontant ce voyage que j’ai effectué avec mon père en 2005. Mais il y a eu plusieurs versions. Après avoir lu l’une d’elle, mon éditeur à qui je dois tant, Jean-Marc Roberts, m’a alors dit : « on est en Algérie, on est avec ton père, mais toi tu n’es pas vraiment là, il manque quelque chose. Ce voyage, tu ne l’as pas fait par hasard, qu’est ce qui s’est passé dans ta vie à ce moment là? » Il avait vu juste. Il fallait que je me livre. Mon effondrement personnel, du coup, je l’ai mis en scène. Cela fait sens parce que cette déchirure, ce partage des eaux finalement entre la honte et l’orgueil, et ce partage entre deux hommes, c’est exactement ce que je vivais à ce moment là dans ma vie. J’ai compris, quand ma grand-mère est morte, qu’il fallait que j’aille en Algérie pour être apaisée par rapport à mon passé, être en paix avec moi-même, être en cohérence avec mon histoire. Et ne pas avoir peur de désobéir à ma grand mère non plus – car elle ne serait jamais retournée en Algérie et n’aurait sans doute pas voulu que j’y aille – tout en acceptant, d’une certaine façon, son héritage ; sans le juger.
Et votre père ?
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Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET
(In La Revue Civique n°13, Printemps 2014)