[EXTRAIT] Philippe Douste-Blazy, ancien ministre des Affaires étrangères, est « conseiller spécial » du Secrétaire général des Nations-Unies « sur les financements innovants du développement ». Il évoque ici l’impératif, civique à l’échelle de la planète, de venir en aide aux 1,5 milliard de personnes qui gagnent moins de 1,25 $ par jour et qui souffrent de malnutrition, d’un manque d’accès à l’eau potable, aux soins, … dans les pays les plus pauvres où la crise se traduit par des morts, souligne-t-il. Il interpelle: « si on ne le fait pas pour des questions morales et éthiques, il faut lutter contre ces inégalités au moins pour des questions politiques. Égoïstement, pour nous, notre sécurité et celle de nos enfants ». Dans cet entretien, il évoque aussi UNITAID, qu’il préside, « le premier laboratoire de financement innovant mondial ». Au service de la levée des fonds destinés aux traitements du Sida, du paludisme et de la tuberculose.
La REVUE CIVIQUE: Le poste que vous occupez aujourd’hui à l’ONU de « conseiller spécial au Secrétaire général des Nations-Unies sur les financements innovants du développement » implique de mettre en mouvement simultané l’innovation et le développement. Comment essayez-vous de réconcilier ces deux sujets ?
Philippe DOUSTE-BLAZY: Innover dans le domaine du développement est une nécessité, mieux une obligation. Avec la crise actuelle qui touche les pays les plus riches, nous vivons un effet ciseaux: d’un côté, une augmentation des besoins comme jamais pour lutter contre l’extrême pauvreté et répondre aux changements climatiques ; de l’autre, une diminution drastique des recettes. Jamais on n’a eu besoin d’autant d’argent pour venir en aide aux 1,5 milliard de personnes qui gagnent moins de 1,25 $ par jour et qui souffrent de malnutrition, d’un manque d’accès à l’eau potable, aux soins, à l’éducation, etc. Ils seront 3 milliards en 2050. Dans ce contexte, les pays ont tendance à se recroqueviller sur eux-mêmes, pliés sous le poids de leurs contraintes budgétaires respectives. L’enjeu est donc de trouver des ressources additionnelles à l’Aide Publique au Développement (APD) au travers de nouveaux moyens de financement, qualifiés d’innovants. On dépense aujourd’hui environ 115 milliards de dollars par an dans le monde pour atteindre les « Objectifs du Millénaire » fixés en 2000 à l’ONU par 193 pays. En 2015, date butoir, les objectifs n’auront malheureusement pas été atteints. Or, si nous payons la crise en nombre de chômeurs, c’est en nombre de morts que les pays pauvres la paient. C’est la première fois depuis très longtemps qu’on voit le taux de mortalité infantile repartir à la hausse dans certains pays.
On doit donc comprendre de ces constats alarmants que la mondialisation n’a pas permis à l’ensemble des populations d’y gagner, voire qu’elle a contribué à creuser les inégalités…
La mondialisation a abouti en effet à un écart de plus en plus important entre les riches et les pauvres. Qui aurait dit il y a 25 ans, quand la mondialisation s’est accélérée, que tout le monde n’y gagnerait pas ? La réalité, c’est que certains pays émergents comme les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) qui, par ailleurs ne contribuent pas à l’APD sous prétexte d’être encore des pays pauvres, ce qui est inacceptable, connaissent aujourd’hui une forte croissance mais que d’autres sont restés au Moyen Âge. Or, cela représente 1,5 milliard de personnes !
Attention à l’humiliation !
Et le problème, c’est qu’ils auront tous bientôt le téléphone mobile connecté à Internet. Internet va expliquer à une jeune femme mère de cinq enfants, dont deux meurent de tuberculose, qu’elle vit sur le seul continent au monde où l’on continue de mourir de cette maladie alors que le traitement existe. Sa première réaction sera bien évidemment la colère, la seconde l’humiliation. Et là, c’est le médecin qui parle, il faut faire extrêmement attention à ne jamais humilier. Plusieurs exemples au XXe siècle doivent nous mettre en garde, et nous ne sommes pas à l’abri d’avoir, d’ici 2050, plusieurs milliards de personnes humiliées qui décideront de suivre quelqu’un contre l’Occident., au nom de quelque idéologie politique ou religieuse. Comme l’a écrit Mathieu Kassovitz dans La Haine: « jusqu’ici tout va bien »…
À ceux qui ne souhaitent pas le faire pour des questions morales et éthiques, je leur dis qu’il faut lutter contre ces inégalités pour des questions politiques. Égoïstement, pour nous, notre sécurité et celles de nos enfants.
Vous expliquez que la mondialisation, principalement au niveau économique, a accentué un certain nombre d’aberrations, en particulier sur les différences de développement entre continents. La mondialisation de la solidarité est-elle une réponse appropriée et, surtout, viable ?
On a pu observer, ces vingt dernières années, la globalisation de l’économie et celle de la communication. Pour autant ces deux globalisations ne se sont pas associées à celle de la solidarité. En effet, les deux premières se sont faites par le biais des businessmen qui, eux, sont globalisés. La solidarité, elle, ne dépend pas de ces businessmen mais des hommes politiques. Or les politiques ne sont pas des gens globaux, ils sont locaux. Quand vous êtes élu pour cinq ans, tous les jours des gens veulent votre place et vous ne vous occupez que de votre circonscription. Vous pouvez vous rendre à l’ONU à New York, avec une délégation pour montrer que vous disposez d’une vue grand angle, mais vous rentrez vite en France car les observateurs vous reprochent de n’être jamais présent, de ne pas vous occuper des gens. Et votre réélection revient à grands pas ! Ainsi, la solidarité, qui dépend des responsables politiques, n’a pas pu effectuer sa révolution « globalisée ».
La honte de l’humanité !
Or, la question ne peut donc être posée à l’échelle locale mais à l’échelle mondiale: comment la communauté internationale peut-elle créer les conditions favorables à la solidarité mondiale ? Aujourd’hui, cela semble être le cadet des soucis des chefs d’État. On observe beaucoup d’actions liées au développement durable, qui est un sujet d’actualité et sur lequel on attend un positionnement engagé des hommes politiques. Mais la pauvreté et le fait qu’un enfant meure toutes les 3 secondes d’une maladie curable mais pour laquelle il n’a pas l’accès aux soins n’intéresse personne: ni les peuples, ni les journalistes, et donc pas les hommes politiques. C’est la honte de l’humanité !
D’où la question de savoir comment on crée la mondialisation de la solidarité, et comment on parvient à rendre globale l’innovation en matière politique. On peut envisager deux solutions: soit on se révolte contre le système du capitalisme financier mais cela semble désespéré (sans compter les exemples de systèmes totalitaires qui ont opté pour ce choix) ; soit on se sert, comme au judo, de la force de l’adversaire: on utilise le capitalisme financier pour l’amener à servir les objectifs de solidarité via la création de financements innovants.
Les effets de la taxe sur les billets d’avion
C’est ce que nous avons fait avec UNITAID: c’est le premier laboratoire de financements innovants mondial, chargé de centraliser les achats de traitements médicamenteux afin d’obtenir les meilleurs prix, à destination des pays en voie de développement. UNITAID use ainsi de son influence sur le marché en tant qu’acheteur pour rendre les produits sanitaires financièrement plus accessibles à ces pays. UNITAID a d’abord été à l’initiative des financements innovants, avant de les utiliser au service des questions de santé.
Comment définissez-vous un financement innovant ?
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Pour lire la suite : se procurer la Revue Civique 11
Propos recueillis par Romain RABIER et Aude de LA CHAUSSÉE
(In La Revue Civique n°11, Printemps-Été 2013)
Romain et Aude sont membres du groupe RSE du cabinet de conseil Weave, associé de la Revue Civique. Romain est aussi délégué du groupe professionnel d’ESCP Alumni, dédié aux organisations de solidarité et à l’innovation sociale.
Le groupe « Non Profit Organizations & Solidarity » d’ESCP Alumni (700 membres) a vocation à animer le réseau de professionnels des organisations de solidarité et de ceux que le sujet passionne, entre partage d’informations sur des projets et des bonnes pratiques, conduite de réflexions et aide à l’orientation professionnelle dans les secteurs concernés. Le groupe a organisé en 2012 un événement sur le thème « Le financement des actions de solidarité internationale en période de crise économique: risques et opportunités », avec Philippe Douste-Blazy, Jacques Hintzy, ex-président de l’UNICEF France, Luc Lamprière, directeur général d’OXFAM France, et Philippe Lévèque, directeur général de CARE France.
Le groupe a lancé une communauté sur LinkedIn (« Step Up For Society ») avec le NOISE (Nouvel Observatoire pour l’Innovation Sociale et Environnementale), et s’ouvre désormais à l’extérieur de l’ESCP, entre autres pour trouver des partenaires pour intervenir et/ou soutenir le financement et l’organisation de ses événements (tables rondes et conférences, ateliers de réflexion et de travail, veille et publications…).