« Transformer est d’utilité publique », argumente largement le Président de Veolia Environnement, Antoine Frérot, dans cet entretien. Appliqué à son entreprise, il explique notamment que l’enjeu de la transformation est de « faire valoir des pratiques communes pour que notre groupe ne soit pas une simple juxtaposition d’activités ou d’équipes ». Un enjeu stratégique pour l’une des plus grandes entreprises françaises, positionnée dans le monde sur des métiers d’avenir : l’eau, les déchets et l’énergie. Des secteurs-clés où l’innovation, alliée à une gouvernance performante, assurera un leadership affirmé et permettra un développement durable.
La REVUE CIVIQUE : Le principe de « transformation » est au coeur de votre stratégie, pour le développement futur du groupe Veolia. Pourquoi en France, l’un des pays occidentaux où la mondialisation est la plus crainte, on a tant de mal avec l’idée de transformation, d’évolution et de réformes ?
Antoine FRÉROT : Le changement est toujours et partout source de crainte. Il est vrai qu’il semble plus difficile en France. La société a pourtant fortement évolué, depuis 20 ou 30 ans. Pour les salariés de Veolia, l’entreprise apparaît comme un havre de sécurité, de stabilité, alors que le reste de leur vie sociale – vie de famille, les enfants, les amitiés,… – s’est fortement modifié, provoquant parfois des difficultés. Leur travail dans notre entreprise constituait un point d’ancrage et voilà que celui-ci est aussi en train de changer ! Toutes les grandes entreprises, en France, ont d’ailleurs longtemps servi de point d’ancrage. Cela a été moins vrai dans les petites et moyennes entreprises.
Il y a donc des freins, compréhensibles, à la transformation. Mais il y a aussi, à l’inverse, des moteurs, notamment chez les plus jeunes. D’abord parce qu’ils sont moins établis dans des habitudes, ensuite parce qu’ils voient dans cette transformation un moyen de progresser, de créer des opportunités. La France est sans doute moins ouverte aux évolutions parce que son histoire a été associée à un cadre protecteur, celui de l’État, qui a imprégné notre conscience collective. Cela remonte à la Révolution. La France a incarné « l’État-providence », ce qui a été beaucoup moins le cas des autres pays. Transformer, c’est prendre à rebours cette culture politique ; du coup, l’évolution est parfois considérée comme une remise en cause de droit, droits considérés comme acquis. Alors que transformer est d’utilité publique.
Comment faire valoir cette pédagogie de la transformation à la tête d’un groupe international comme le vôtre, comment procédez-vous ?
40 % de l’activité de Veolia s’effectue en France, où se trouvent aussi toutes nos équipes dirigeantes. Les exemples venant de l’étranger pèsent donc assez peu, même si les Tchèques, les Britanniques ou les Roumains ont des choses à nous dire en matière d’évolutions positives.
L’un des objectifs de notre transformation est d’intégrer davantage notre entreprise, de faire valoir des pratiques communes pour que notre groupe ne soit pas, dans les différents pays et les domaines (eau, énergie, déchets) qui sont les nôtres, une simple juxtaposition d’activités et d’équipes.
Un travail de pédagogie
Pour cela, je vais moi-même à la rencontre des cadres et des salariés du groupe. Avec des membres du Comité Exécutif, je fais le tour des principaux pays et des régions où nous sommes implantés. À chaque fois, je présente le Veolia de demain et notre programme « Convergence » qui rendra notre organisation plus simple et plus lisible, et je consacre du temps aux questions des uns et des autres. Au début des échanges, les collaborateurs sont intimidés et posent peu de questions, puis, une fois lancés, on ne peut plus les arrêter…
Je pense qu’une grande majorité des salariés comprend pourquoi il faut que nous nous transformions, parce que le monde a profondément et durablement changé et que, si nous ne changeons pas nos habitudes en interne, nous deviendrons décalés et inefficaces. Mais il n’y a jamais eu une telle pédagogie sur cet enjeu dans notre entreprise. Et s’ils approuvent la théorie, les cadres ne savent pas encore comment l’appliquer, en pratique. Ils attendent parfois des consignes, une feuille de route,… Mais les choses avancent bien et des initiatives voient le jour.
Cet enjeu de transformation concerne donc un enjeu de gouvernance…
Notre plan de transformation porte en effet sur l’organisation elle-même, les processus de décisions et les échelons de pouvoir. C’est un vrai changement culturel dans la manière de concevoir le groupe et de le développer. Auparavant, une personne lançait un projet, avec sa seule intuition et l’appui du groupe, et elle devenait seule maître à bord de son unité, dans un pays donné. Un grand groupe comme le nôtre ne peut plus fonctionner comme cela. Ce type d’action en solitaire nous a fait perdre l’effet d’échelle dont nous devrions pouvoir bénéficier, comme tout grand groupe.
L’autonomie locale a ses limites, il faut que les échelons de décisions soient davantage rattachés les uns aux autres, entre les directions des unités dans un pays et les directions du groupe lui-même. Il nous faut faire comprendre que le développement de chaque unité passe par la valorisation des objectifs du groupe dans son ensemble, et faire en sorte que les décisions stratégiques du groupe puissent être appliquées partout, avec rapidité et agilité.
Notre travail de pédagogie s’est déroulé au cours du premier trimestre 2012. A présent, et pour les deux années qui viennent, nous sommes entrés dans la mise en œuvre de notre plan de transformation.
Cette transformation concerne aussi la mutualisation de nos moyens et de nos services, entre les trois domaines dans lesquels nous travaillons : l’eau, l’énergie, les déchets. Les directions de ces trois branches doivent davantage se rapprocher. Pour nous positionner sur les marchés porteurs de demain, nous devons être capable d’offrir d’avantages d’offres combinant nos différents métiers et nous organiser de façon à ce que l’accès à chaque porte de Veolia donne l’accès à tout Veolia.
Pour favoriser, finalement, la solidarité au sein du groupe, nous avons établi une « charte du comportement », qui conduira à faire davantage circuler les informations, verticalement et horizontalement. La culture du « reporting » (rapporter ce que l’on fait ou ce que l’on a en projet), positive pour le développement, rejoint la culture de l’évaluation : on mesure les progrès effectués, qui doivent naturellement être récompensés. Cette double culture évite aussi de prendre des risques inutiles.
Comment passer de la « charte », une proclamation d’objectifs, à des actes concrets ?
Nous avons engagé un processus qui consiste également à ce que chaque dirigeant, dans son domaine, fasse une autocritique de son action. Un processus à la « chinoise », en quelque sorte ! Ce processus doit permettre de repérer ce que chacun peut et doit améliorer. Tout le monde a des progrès à faire, dans tel ou tel domaine. Nous proposons de mettre explicitement en perspective ces progrès, individuels et collectifs. Nous commençons par l’étage du haut, le Comité Exécutif, et nous descendrons les échelons. C’est une vraie révolution culturelle !
En matière d’innovation et de créativité, notre groupe a toujours été performant et le sera encore plus, grâce à cette logique de transparence et d’information, que nous développons désormais. Ce qu’il nous faut, à partir des innovations réalisées ici ou là, c’est les diffuser plus rapidement dans notre groupe, par une standardisation, qui ne doit plus être un gros mot chez nous mais une règle de bon fonctionnement. Oui, créativité et standardisation sont parfaitement compatibles. L’intérêt d’être un groupe est précisément là : l’effet d’échelle.
Créativité et standardisation sont compatibles
La transformation, dans votre groupe, c’est aussi se séparer de certaines activités, comme les transports, qui étaient l’un de vos métiers.
En effet, l’objectif est aussi le recentrage du groupe. Un des enjeux de notre transformation est de repérer les champs d’activités de demain. Dans nos métiers de l’eau, de l’énergie et des déchets, nous nous dirigeons sans doute davantage que par le passé, vers une clientèle industrielle et privée, même si nos principaux clients resteront les collectivités publiques. Les industries ont et auront de plus en plus besoin de nos services.
Aussi, nos nouvelles offres se situeront au carrefour de nos trois métiers, et non pas dans une seule d’entre elles. Prenons l’exemple du gaz de schiste. Notre groupe peut fournir des solutions pour exploiter proprement ce gaz. Cela combine un ensemble de savoir-faire et de technologies, qui se situent au carrefour de l’eau, de la propreté, et demain, de l’énergie.
C’est potentiellement un enjeu économique et énergétique considérable, à l’échelle de la planète…
Oui, c’est un enjeu considérable. Aux États- Unis, les industriels ne sont pas encore vraiment incités à extraire le gaz de schiste proprement, mais cela ne pourra pas durer ainsi, même si pour l’instant, la direction prise n’est pas celle de l’extraction propre. Inversement, en Europe et en France en particulier, l’extraction est bloquée car conditionnée à des procédés respectueux de l’environnement. Nous pouvons y proposer des solutions techniques permettant d’envisager, à terme, le développement d’une extraction qui soit propre.
Nous sommes dans deux cas de figure opposés : aux États-Unis, c’est l’hyper-réalisme économique qui prévaut, le gaz de schiste représentant une énorme bouffée d’oxygène pour ce pays en matière d’énergie et d’emplois, et la préoccupation environnementale est passée au second plan, voire à la trappe ! En France, inversement, la législation ne permet pas l’extraction du gaz de schiste, car elle interdit la fracturation hydraulique. A l’avenir, elle sera peut être autorisée si toutes les garanties sont apportées en matière de protection de l’environnement.
En matière de recyclage des déchets, l’un de vos métiers, les progrès ont été spectaculaires en 10-15 ans dans les pays occidentaux. C’est une mine pour vous, non ?
Nous sommes par exemple capables de recycler les eaux usées, pour en faire des « bioplastiques », utilisables industriellement. Carrefour entre les industries de l’eau, de la propreté et de l’énergie, notre entreprise sait transformer des déchets en biocarburants. Tous ces domaines sont pour nous des champs d’innovations permanents et, à l’évidence, des domaines d’avenir.
Il faut néanmoins savoir qu’aujourd’hui, quand un Occidental dépense 1 euro pour son eau, il en dépense 3 pour ses déchets, souvent sans le savoir (la prise en charge des dépenses se faisant par les collectivités publiques et donc par l’impôt), et il en dépense 8 pour son énergie domestique. Par conséquent, le marché de l’efficacité énergétique est considérable.
À l’avenir, un des principaux enjeux sera celui des économies d’énergie et celui de la production d’énergies non polluantes, avec des capacités nouvelles de transformation. Dans le domaine des déchets, la révolution concerne en particulier tout ce qui concerne la valorisation, non seulement des déchets ménagers mais surtout des déchets industriels. Des progrès restent à accomplir : beaucoup des matériaux contenus dans les objets que nous utilisons demeurent plus chers à trier et à recycler dans la chaîne industrielle qu’à extraire à partir de ressources naturelles.
Trouver une équation économique viable prendra du temps, sauf si les prix s’envolent à cause de la raréfaction des matières premières (ce qui n’est pas à exclure), ou si l’espèce humaine devient raisonnable et que des aides sont mises en place favorisant rapidement le recyclage.
Quel est votre choix stratégique en matière de Responsabilité Sociétale de l’Entreprise ? Vous positionnez-vous, par exemple, sur des objectifs d’égalité des chances ?
Le concept de RSE est à la mode, comme l’a été auparavant le Développement Durable. Il ne faut pas que ces enjeux restent extérieurs aux métiers de l’entreprise, il faut qu’ils infiltrent tous nos savoir-faire. Sinon, ces objectifs risquent d’être plaqués artificiellement sur nos pratiques : cela aura un bel effet « cosmétique », mais ne changera pas fondamentalement notre façon de travailler.
Nous avons un devoir de solidarité
Veolia a sans doute plus de raisons que d’autres d’être sociétalement responsable. Nos métiers s’exercent localement, donc, par nature, ils ne sont pas délocalisables. Nous représentons un service local de protection de l’environnement et de solution pour lutter contre les raretés. Parce que les territoires nous font vivre, nous avons un devoir de solidarité avec eux. Cette solidarité passe aussi par la formation et l’accueil des jeunes. Nous avons une double caractéristique : nos métiers sont à forte intensité de main d’oeuvres et à forte intensité de techniques. 80 % de nos collaborateurs sont des ouvriers. Comme les techniques évoluent beaucoup, nous nous sommes engagés à former en continu nos collaborateurs afin de leur garantir un avenir professionnel. Certains de nos emplois peuvent être assurés par des populations qui sortent de l’école sans aucune formation. Vis-à-vis des jeunes sans qualification, nous avons un rôle à jouer. Par l’alternance, Veolia donne à ceux qui n’ont pas pu se former à l’école, la chance d’acquérir, dans l’entreprise, les qualifications dont ils ont besoin. L’alternance peut aussi être une voie d’excellence pour l’entreprise !
Aujourd’hui, 20 % de chaque classe d’âge sort sans aucune qualification du système scolaire. Il y a 30 ans, ces jeunes allaient à la porte d’une usine, ils se faisaient embaucher et pouvait y faire carrière. Aujourd’hui, ce n’est plus imaginable. Ce sont donc 150 000 jeunes qui, chaque année, ne trouvent pas d’emploi ou doivent se débrouiller de petit job en petit job. Ce n’est pas tenable à long terme pour la société. Notre responsabilité d’entreprise est de leur donner une formation et un métier.
C’est une manière de concilier intérêt général (l’emploi des jeunes) et intérêt particulier de l’entreprise (ses ressources humaines), non ?
Oui, et cela est d’autant plus vrai que cette responsabilité sert les métiers de l’entreprise. La responsabilité sociétale de l’entreprise n’est pas perçue, dans ce cas, comme une contrainte supplémentaire qui pèse sur l’entreprise.
Le rôle des femmes dans l’entreprise
Pourtant, l’égalité des chances – qu’il s’agisse de l’égalité hommes-femmes, de la promotion de la diversité, liée aux origines, à l’âge, au handicap… – est une manière de renforcer la cohésion sociale de l’entreprise, et donc de favoriser son développement…
Oui, ces enjeux doivent être intégrés et perçus comme une opportunité, si l’on veut que les dispositifs soient pérennes et solides. C’est ce que nous faisons. Toutes nos unités françaises ont reçu le label « diversité ».
Sur le sujet des femmes, pensez-vous, comme Anne Lauvergeon, qu’il s’agit d’un enjeu d’équilibre essentiel pour l’entreprise, et sa croissance ?
Oui, et il faut sans doute que Veolia progresse encore en ce domaine. Dans les enjeux de transformation qui sont les nôtres, je pense qu’il y a une sensibilité féminine qui peut être très positive, car les femmes vivent les relations de pouvoir différemment. Il me semble que les « egos » ne s’expriment pas de la même manière. Et je pense que pour dénouer des tensions liées à des enjeux de pouvoir, les femmes peuvent être particulièrement efficaces. Elles peuvent faire évoluer les attitudes, casser les anciens codes. C’est pourquoi je prévois de largement faire appel à des femmes, pour prendre en charge des responsabilités nouvelles, dans le processus de transformation dans lequel nous sommes engagés.
La société dans laquelle nous sommes fait souvent prévaloir la compétition, l’individualisme, la défiance aussi. Comment enrayer ce cercle vicieux et restaurer une certaine confiance ? L’entreprise n’a-t-elle pas aussi un rôle à jouer en ce domaine ?
Oui, et toute notre stratégie de transformation, à l’échelle du groupe, est précisément de limiter les attitudes individualistes pour faire prendre conscience que l’intérêt collectif du groupe est en jeu et qu’il mérite que nous modifiions nos comportements. Ce n’est pas toujours facile, mais c’est un des changements que je souhaite initier dans l’ensemble de l’entreprise.
Et comment l’entreprise, en général, peut-elle davantage inspirer confiance, sachant qu’on en est très loin en France ?
Ce sujet est effectivement important et le problème de défiance que vous évoquez est souvent associé aux grandes entreprises. Chaque grand groupe a naturellement sa part de responsabilité, et nous avons conscience à la fois de notre rôle et de nos limites. Car c’est une évolution culturelle, celle de la représentation des entreprises dans leur globalité, qui est en jeu. Et nous ne pouvons pas, nous, chefs d’entreprise, être seuls à plaider pour la « paroisse entrepreneuriale ». Il faut aussi que d’autres acteurs de la société, éducateurs, médias, institutions, ONG aussi, puissent également avoir une contribution positive pour faire comprendre la place et le rôle des entreprises dans et pour la société toute entière. On voit le chemin qu’il reste à parcourir ! Ce chantier, qui reste devant nous, est largement ouvert à toutes les parties prenantes de la société.
Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET
(In la Revue Civique n°9, Automne 2012)
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