
« Penser la vie ». A l’occasion des 40 ans de la disparition de Vladimir Jankélévitch sort le passionnant film documentaire consacré à la vie et la pensée du grand philosophe, documentaire réalisé par Fabrice Gardel avec Mathieu Wechler, co-produit par la chaîne LCP et l’INA et diffusé par la chaîne parlementaire-Assemblée nationale (en replay sur la chaîne YouTube et www.lcp.fr). Le réalisateur Fabrice Gardel et le président de LCP Emmanuel Kessler ont répondu aux questions de Jean-Philippe Moinet, en Entretien du Crif. En voici quelques extraits.
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-Qu’est-ce qui vous a le plus motivé dans la réalisation de ce film documentaire, consacré au grand philosophe Jankélévitch, longtemps peu reconnu de son vivant, devenu une figure de référence ces derniers temps ?
-Emmanuel KESSLER : J’avais lancé, lorsque je présidais Public Sénat entre 2015 et 2021, une série de documentaires sur les grands penseurs contemporains. J’avais souhaité commencer par Raymond Aron, à l’occasion du 35ème anniversaire de sa disparition en 2018, parce que je pensais notamment qu’un « moment Aron » était en train de survenir, dans une France intellectuelle qui l’avait longtemps relégué, pour cause de domination « sartrienne ». Or, Aron m’a marqué depuis mes années d’études. Je l’ai découvert par ses Mémoires, qui sont une remarquable traversée du XXème siècle. Ce qui m’a intéressé chez lui est son réalisme lucide. « J’essaie de voir le monde tel qu’il est », dit-il : c’est un principe fort, au moment où des « réels alternatifs » tentent de s’imposer (…)
« La Shoah est indépassable, on ne peut pourra jamais ‘’passer à autre chose’’. La blessure fera toujours aussi mal »
-Fabrice GARDEL : En ces « temps inquiets », pour reprendre la formule de mon amie Dominique Schnapper où la confusion rivalise avec des radicalités idiotes (et dangereuses) nous avons plus besoin que jamais de « professeurs d’hygiène intellectuelle » pour reprendre une formule de Claude Levi Strauss à propos d’Aron. C’est le cap que je me suis fixé : après des films sur Raymond Aron, Albert Camus, Simon Leys, ce film s’inscrit dans ce projet éditorial. Mettre en lumière des esprits qui « regardent le monde tel qu’il est pour tenter de le réparer » pour reprendre la formule de mon amie Paule-Henriette Lévy. Des esprits qui ont le courage de la nuance, le sens de l’ironie, de la légèreté attentive… Des « aventuriers de la liberté » qui savent que c’est la certitude qui rend fou et pas le doute. On a plus besoin que jamais de ces lumières pour ne pas désespérer. Mon ambition est de les faire découvrir et aimer aux nouvelles générations.

-La guerre et la révocation de Jankélévitch de l’Université dès juillet 1940 car « né d’immigrés juifs », ont été un choc qui l’a durablement marqué, lui qui a dû fuir avec sa famille dans la clandestinité à Toulouse. Jankélévitch a beaucoup écrit ensuite sur « L’intranquillité » et l’imprescriptibilité du crime contre l’Humanité. Mais ses travaux ont mis beaucoup de temps a été connus et reconnus, pourquoi ?
-Fabrice GARDEL : La trajectoire de la famille Jankélévitch est aussi émouvante que symptomatique. Quand on pense à ces juifs laïcs qui viennent en France et qui vont donner le meilleur d’eux même à ce pays. Ils vont parfaitement s’intégrer. Pour eux, la France c’est le pays de la Révolution française, le pays de Hugo et Voltaire. Normaliens, major à l’agrégation de philosophie, Vladimir Jankélévitch est le meilleur parmi meilleurs. Et puis, du jour au lendemain en 1940, il est marqué au fer rouge car il est issu de « deux parents impurs », lui dit l’administration française. Le monde dans lequel il s’était construit s’effondre. Il ne s’en remettra jamais. Lui qui était d’une famille laïque, il est renvoyé à son identité juive. À partir de là, sa vigilance est extrême. Il est un des premiers après la guerre à réfléchir sérieusement à la question du pardon. Pour lui, s’il y a victime, c’est qu’il y a un bourreau, les Allemands. Ils doivent demander pardon. Sinon, pour reprendre sa formule, « le pardon n’est qu’une bouffonnerie ». Et de la même façon à la fin des années 60, il est un des premiers à réfléchir à la question de l’imprescriptible, qui sera au cœur de sa démarche. La Shoah est indépassable, on ne peut pourra jamais « passer à autre chose ». Le temps ne fait rien à l’affaire. La blessure fera toujours aussi mal, des décennies plus tard.

Au coeur de sa pensée, « a sacralisation de la vie, thématique très actuelle »
-Emmanuel Kessler, Jankélévitch a veillé toute sa vie à rejeter les « ismes », les catégories ou écoles idéologiques qui ont, selon lui, enfermé et parfois aveuglé des intellectuels. Il avait pour maître Bergson (sur lequel vous avez écrit un livre). Qu’est-ce qui réunissait ces deux grandes figures intellectuelles ?
-Emmanuel KESSLER : Les mots en « isme » sont « fourbes » ; ils « sèment la division parmi les hommes », disait Bergson. Jankélévitch est le disciple les plus fidèles d’Henri Bergson. Ce qui les rapproche c’est, me semble-t-il, un réalisme partagé, c’est-à-dire une prise en compte de l’expérience, de la vie dans son imprévisibilité. Cela signifie que l’un comme l’autre refusent les pensées systématiques, les idéologies qui enferment la réalité dans des cadres préétablis. Derrière cela, il y a un rejet radical du déterminisme et une considération, rare en philosophie, pour la nouveauté. Cela veut dire que Bergson comme Jankélévitch sont des penseurs de la liberté. Et de la responsabilité. Bergson a exprimé l’adage : « agir en homme de pensée et penser en homme d’action ». Jankélévitch a poursuivi en précisant que s’engager, ce n’est pas simplement parler de l’engagement (une pique envers Sartre…) mais s’engager par des actes concrets. En outre, Bergson est un penseur de la durée, du temps vécu dans sa continuité indivisible et son enrichissement permanent. Jankélévitch, lui, a exploré les interstices de la pensée bergsonienne, en valorisant notamment l’instant. Ce qui les réunit finalement, c’est la sacralisation de la vie (thématique très actuelle dans notre époque marquée par l’urgence écologique) et l’idée que la puissance technique de l’homme, son corps agrandi, devient une menace pour l’Humanité tout entière, alors que notre esprit est resté limité. D’où le besoin d’un « supplément d’âme » qui permet de tourner le progrès dans le bon sens.
(02/06/25)