Rolv-Erik Ryssdal: « L’écrit restera un guide »

Rolv-Erik Ryssdal

A la tête d’un grand groupe européen de journaux

Pour le patron d’un des plus grands groupes européens de journaux gratuits – dont « 20 Minutes » pour la France – « le journalisme de qualité ne disparaitra pas », il sera même plus que jamais nécessaire : «un guide pour des lecteurs un peu perdus dans une société marquée par un énorme accès à l’information». Rolv-Erik Ryssdal, dont la société a son siège en Norvège, répond aussi à la Revue Civique sur les enjeux du débat public pour l’équilibre et le développement des sociétés démocratiques. Et celles qui aspirent à le devenir.

La REVUE CIVIQUE : Dans un monde dominé par l’image, le « virtuel », quelle doit être (et quelle peut être) la place de l’écrit (des supports papier traditionnels) dans l’espace des médias, plus largement dans le monde de la culture et de la communication?

-Rolv-Erik RYSSDAL : Nous pouvons aisément observer que le temps que nous passons sur les écrans est à la hausse. La consommation de télévision augmente, ainsi que le temps que nos enfants passent sur leurs ordinateurs et leurs jeux numériques. Les journaux en ligne se remplissent progressivement de clips vidéos, souvent même, sans qu’un journaliste ne prenne la peine de faire une transcription écrite de l’interview.  Et quand Ousama Ben Laden a été tué, la nouvelle n’est pas parvenue au Président Obama sur un rapport écrit mais par une prise vidéo transférée en direct à la Maison Blanche.

Donc, que pourrait être le rôle de l’écrit?  Si l’on regarde bien en arrière dans le temps, le langage écrit a toujours été un outil par lequel l’histoire d’une civilisation a été transmise aux générations futures. Les Romains de l’Antiquité, par exemple, étaient tout à fait conscients de l’importance de l’écrit, de telle sorte que les généraux tels que Jules César employaient des historiens pour contrôler la manière dont leur exploits militaires ou autres étaient rapportés.
L’écriture est aussi vitale pour transporter les idées.  Ce type de communication est cruciale parce que si nous ne pouvons pas partager nos idées, ni observations, apprendre serait alors confiné à notre seule expérience de ce que nous pouvons observer. L’échange de connaissances est la base du développement des sociétés humaines telles que nous les connaissons à ce jour.

Je suis tenté d’utiliser ce diction français qui dit: « plus ça change, plus c’est la même chose » !  Les gens auront encore besoin de valeur ajoutée, que seuls les bons journalistes peuvent procurer grâce à leur formation, leur connaissance des sources d’information, leur intelligence, leur compétence et leur culture.  Donc, le journalisme de qualité ne disparaitra pas, il sera même nécessaire comme un guide pour les lecteurs perdus dans une société marquée par un énorme accès à l’information. Dans un paysage où une grande partie de cette information manque de repères éthiques ou professionnels et pourrait s’avérer inexacte par manque de vérification ou de précision du contexte, il y aura toujours une demande incessante pour des marques et des journaux de qualité. Notre vraie mission est de favoriser un grand journalisme et une aptitude au jugement à nos lecteurs.
La plateforme sur laquelle cela sera délivrée peut varier.  Il est vrai que l’internet est en train de changer beaucoup le monde du journalisme et de la littérature.  Mais le besoin humain fondamental de connaître, comprendre, imaginer, dire et être informé, a existé bien avant la presse imprimée, le téléphone, la radio, la télévision – et même l’Internet.  En conséquence, je pense que l’importance de l’écrit est d’une telle magnitude qu’il aura toujours un rôle essentiel pour l’humanité.

Sensibilisation civique et libertés publiques

– Quels sont les apports des journaux «gratuits» dans l’univers des médias écrits? Les titres traditionnels craignent la logique du « low cost », que leur répondez-vous? Y a-t-il risque d’affaiblissement de l’économie des médias écrits ou, au contraire, élargissent-ils leur assise, les gratuits amenant finalement une «culture de l’écrit » à des lecteurs qui en seraient éloignés?

 – Le 15 mars 2002, la première version de  « 20 Minutes » est sortie à Paris. Aujourd’hui, presque 10 ans plus tard, les lecteurs ne paient toujours pas pour ce journal, mais notre projet journalistique, jadis modeste, est devenu l’une des plus grandes  histoires à succès de la presse écrite en France. Depuis 5 ans et cela continue, « 20 Minutes » est le journal le plus lu en France, de toute la presse, gratuite ou non, confondue.  Le personnel éditorial (100 journalistes à « 20 Minutes ») publie les informations pour 2,8 millions de lecteurs quotidiens dans les 32 plus grandes villes de France.  Il publie aussi les informations en ligne, avec plus de 5 millions de visiteurs mensuels uniques via 20 Minutes.fr et 20 Minutes Apps Mobiles.

La plupart de nos lecteurs sont en effet uniques pour nous. Nous avons généré de nouveaux lecteurs qui, auparavant, ne lisaient pas les journaux.  Ceci est une contribution importante à la valeur du mot écrit et des journaux en France.  73% de nos lecteurs (plus de 2,1 millions de lecteurs par jour) lisent exclusivement la presse gratuite quotidienne, c’est-à-dire qu’ils ne lisent aucun quotidien payant. Parmi eux, 718 000 lecteurs ne lisent aucun autre journal.
«20 Minutes» travaille dur pour être accepté en tant que source d’information sérieuse et indépendante, à la fois en format imprimé ou en ligne et ces efforts donnent des résultats.  En décembre 2010, « 20 Minutes » a reçu le « Grand Prix » de l’Association Française de la Presse Etrangère pour la couverture des informations internationales dans les medias écrits. Rien que l’année passée, les journalistes de «20 Minutes» ont parcouru l’Afrique du Nord, Haïti, l’Afghanistan, l’Iraq et les Etats Unis pour présenter à nos lecteurs des articles exclusifs.
Ces dernières années, les journaux gratuits représentent donc un des phénomènes les plus frappants dans le monde de la communication. La distribution gratuite est essentiellement une méthode de distribution à coût rentable. Nous suivons tous les standards du journalisme de qualité comme ils le sont dans la presse payante, nous n’avons aucun « agenda politique » et avons comme mission d’être indépendant et neutre. Je considère les journaux gratuits comme un «bien public » pour les raisons suivantes:

-Ils encouragent la lecture et donnent à plus de gens accès à l’information, la culture, la participation sociale et les pratiques démocratiques.

-Ils créent une sensibilisation civique et initient une certaine cohésion entre les groupes de lecteurs de ces publications.

-Ils renforcent la liberté de parole et autres libertés publiques dans les sociétés démocratiques.

Les journaux gratuits sont bénéfiques pour l’économie en général, étant donné qu’ils créent des emplois, des revenus et favorise l’esprit de compétition. Ils donnent aussi aux publicitaires des plateformes innovantes et efficaces pour faire connaitre leurs produits.  De plus, ils génèrent de nouveaux lecteurs, contribuant au développement et à l’avenir de tous les medias de communication.

-En ce qui concerne, le monde de l’Internet : est-il pour vous source d’espérance ou plutôt d’inquiétude ?

-L’internet et la communication digitale ont changé non seulement l’industrie des médias mais aussi le monde. Ils ont mené les lecteurs de journaux de l’imprimé vers les plateformes numériques et sont aussi devenus un instrument important à l’arrière-plan d’évènements dramatiques comme ceux de la place Tahir au Caire.
Si vous aviez demandé aux manifestants, dans les rues d’Egypte, si le monde de l’internet est une source d’espoir ou d’inquiétude, ils vous auraient certainement regardé d’un drôle d’œil. Leur crainte principale était que l’internet soit coupé ! Ceci fut fait par le pouvoir afin d’handicaper la communication utilisée par les manifestants anti-gouvernementaux et leur supporters. L’internet a donc, en dépit de son jeune âge, déjà joué un rôle important dans l’histoire de plusieurs nations and contribuera certainement à donner forme à nos sociétés modernes d’une façon que nous n’aurions pas comprise, il y a 10 ou 15 ans. Dans ce sens, l’internet est assurément une source d’espoir.

Mais comme beaucoup de directeurs de publication, je suis néanmoins inquiet pour le financement du journalisme sérieux et d’investigation. Nos sociétés se développent à une vitesse accélérée, et le besoin d’une presse indépendante et libre est plus important maintenant que jamais.  Malheureusement, les ressources auxquelles la plupart des journaux ont accès pour leur journalisme d’investigation sont en déclin.  Jusque-là, les médias en ligne n’ont pas réussi à remplacer, ni à compenser le travail important fait par les services éditoriaux des journaux. La question brûlante de savoir comment trouver des modèles de revenus durables pour financer le journalisme de fond doit être résolue et ceci est un défi important non seulement pour notre propre industrie mais aussi pour sa pérennité dans les sociétés démocratiques. D’un point de vue commercial, là où il y a des défis et du changement, il y a des opportunités.  Je pense que le Groupe Schibsted Media a abordé ces opportunités d’une manière constructive à la fin des années 90, lorsque notre confiance en ce nouveau créneau a abouti au lancement du journal en ligne le plus important et le plus rentable, en Norvège comme en Suède. Jamais nos journaux n’ont touché autant de personnes qu’aujourd’hui.

De plus, Schibsted créa en 2000, le service de petites annonces en ligne: « Finn.no », basé sur une conviction profonde que ceci était la meilleure voie à suivre pour l’avenir de ce type de service. Les acquisitions ultérieures et le succès de sites tels que « Blocket.se » et « Leboncoin.fr » ont prouvé que nous avions raison. Pour moi, le développement et la portée de nos sociétés de médias et de nos petites annonces en ligne démontrent notre pertinence, notre utilité et notre importance, même si nous continuons d’avancer vers l’ère numérique. En conclusion, je dirais qu’Internet est certainement davantage une source d’espoir plutôt que d’inquiétude. Mais il nous faut vraiment trouver une solution pour financer le journalisme d’investigation, de première importance.

 Le respect des Droits de l’Homme

 -En général, sur quels types de valeurs ou de sujets, les journaux peuvent ou doivent se positionner aujourd’hui, dans nos espaces démocratiques européens?

-Un débat libre et ouvert est la condition essentielle pour le développement continu de la société démocratique.  Dans la révolution actuelle des technologies des medias, personne ne semble douter qu’il est important, pour les procédures de décision démocratique dans nos sociétés, que nous gardions des forums importants dédiés à l’expression d’opinions. Traditionnellement, c’était le journal imprimé qui servait de forum d’expression d’opinions dans la société. Un aspect positif du développement de la technologie est qu’elle nous offre un nombre grandissant de plateformes et permet à davantage de lecteurs de participer au débat public.
Je suis un peu hésitant à spécifier des sujets particuliers que nos journaux se devraient d’aborder. La raison en est, bien sûr, que notre responsabilité première en tant que « publiciste » est d’assurer une réelle indépendance éditoriale. Des médias libres sont bien sûr les contributeurs les plus importants à une démocratie forte et prospère.

En Europe, la conséquence primordiale de cette modernité est le fait que les Etats européens reposent, en conformité avec leurs régimes législatifs et Constitutions respectives, sur le respect des Droits de l’Homme.  Et au premier plan: la liberté d’expression. Les journaux ne peuvent jamais rester silencieux lorsqu’il s’agit de défendre de telles valeurs et, malheureusement, nous n’avons pas à regarder bien loin pour trouver des pays où ces valeurs sont en danger ou même inexistantes.
L’une des particularités essentielles des démocraties européennes est la reconnaissance que la société existe dans l’intérêt et le respect de l’individu-citoyen.  Aucun Etat européen ne peut se jouer de ces citoyens sur des idéologies religieuses ou politiques. Ces valeurs sont fondamentales et universelles, elles vont bien au-delà des caractéristiques culturelles nationales des pays et les cimentent. C’est notre « noyau européen », et quelque chose que les journaux de la zone démocratique européenne se doivent de sauvegarder.

-Le débat public, dans nos démocraties, peut dériver. On constate la « people-lisation » de la vie publique, l’intrusion des médias dans les espaces privés, aussi de vagues «populistes» et extrémistes ? Qu’en pensez-vous?

-Le débat public, au sens où les citoyens ont la possibilité de faire entendre leurs voix, n’a jamais été aussi fort. Il y a d’innombrables créneaux par lesquels les gens peuvent s’exprimer et il est probablement suffisant de mentionner Facebook, Twitter ou autres « blogs »… Quant à savoir si l’écoute est perçue ou non, cela dépend principalement de la compétence des auteurs. Le résultat indéniable est un débat public élargi. D’un point de vue démocratique, nous devons considérer comme un avantage qu’une large proportion de la population ait l’opportunité de se faire entendre.
En ce qui concerne le «populisme», un des signes visibles de cette tendance est peut-être aussi l’émergence et le développement de produits journalistiques pour lesquels le contenu est devenu de plus en plus limité, segmenté, dirigés de plus en plus vers des groupes spécifiquement ciblés. Une objection critique à cette segmentation est que le marché risque d’être considéré comme prenant le contrôle sur les couches de la société qui se devraient de recevoir la plus grande attention journalistique. D’un autre côté, cette segmentation a aussi augmenté l’aptitude des journalistes à s’adresser à des groupes spécifiques, parfois particulièrement petits. Le journalisme critique touche tous les recoins de notre société.  Dans un chaos sans cesse croissant d’informations, pour les lecteurs, cet affûtage du journalisme contribue aussi à un contenu qui est devenu plus pertinent et utile.

«Ne jamais être l’arène des extrémistes»

Ce développement est aussi la source de nouveaux revenus pour les sociétés de medias, qui financent en retour le journalisme plus globalement.  Donc, il peut être argumenté que la façon dont certains journaux couvrent les voitures, les célébrités ou la mode, contribue en même temps au financement du journalisme politique onéreux. Ce qui participe au bien public.

Dans nos parutions en ligne, nous sommes témoins tous les jours de l’élargissement du débat publict. De plus en plus de gens expriment leurs opinions sur nos forums et commentent nos articles. L’idée fondamentale est de donner aux lecteurs une chance de développer le débat avec l’apport de leur connaissance et  la possibilité d’exprimer leurs opinions. Certains commentaires sont problématiques et nécessitent bien sûr d’être modérés – nous ne devons jamais être une arène pour les extrémistes.  Ceci s’inscrit dans le cadre de la responsabilité à gérer avec les éditeurs mais, en règle générale, je pense que les réseaux d’expression ont une mission et une valeur importantes.
J’aimerai aussi ajouter que d’après moi, le terme « journal à sensation » est principalement et surtout un format. Nos deux journaux de ce type au Groupe Schibsted, VG et Aftonbladet sont des acteurs centraux en Norvège et Suède en ce qui concerne le journalisme d’investigation et en tant qu’arènes de débat. Les gens sont plus affamés d’informations que jamais. Ils ont davantage de sources d’informations et ils participent plus que jamais. Mais les lecteurs veulent ce qu’ils ont toujours voulu: une source à laquelle ils puissent se fier. Ceci a toujours été le rôle des grands journaux dans le passé et cela le sera également pour survivre à l’avenir.

Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET
(in la Revue Civique N°6, Automne 2011)