Psychologue et chroniqueuse – au quotidien canadien « The Globe and Mail » – Susan Pinker détaille dans cet entretien les différences qui distinguent le comportement des hommes et des femmes. Selon elle, dans la sphère du travail notamment, une vision mathématique de la parité est vaine car elle ne correspond pas forcément au souhait des femmes elles-mêmes. Explications.
La REVUE CIVIQUE : En tant que psychologue, quelles sont les observations qui vous ont amené à développer votre théorie selon laquelle la discrimination infligée aux femmes n’est pas la cause première du fossé entre les hommes et les femmes, sur le lieu de travail ?
Susan PINKER : De nos jours, il y a quatre raisons prépondérantes qui provoquent les différences entre les sexes, telles que nous les observons sur le lieu de travail :
1. Des découvertes en neuroscience ces quinze dernières années ont montré, entre la plupart des hommes et la plupart des femmes, des différences subtiles dans l’architecture neuronale et la connectivité cérébrale, liées à des différences d’attitude observables par tous. Par exemple, il y a une différence entre les sexes sur l’accès ou le stockage de la mémoire affective. Un autre exemple : les neuroscientifiques ont découvert que les hommes et les femmes hautement intelligents obtiennent les mêmes résultats sur des tests de performance standardisés. Cependant, l’imagerie cérébrale montre que les femmes brillantes auront davantage tendance à utiliser leurs lobes frontaux (les régions de la planification) utilisant à la fois les matières grises et blanches du cerveau (connections courte ou longue portée) tandis que leurs équivalents masculins auront plutôt tendance à utiliser les zones sensorielles postérieures du cerveau et principalement la matière grise (connections courte portée). Ceci démontre que les hommes comme les femmes peuvent arriver à la même réponse, mais en prenant vraisemblablement des voies différentes pour résoudre des problèmes ou trouver des réponses.
Les cerveaux des hommes sont plus déficients en ce qui concerne le stockage du langage tandis que ceux des femmes sont plus équilibrés sur ce plan : c’est une des raisons pour lesquelles il y a davantage d’hommes souffrant de trouble du langage ou de lecture que de femmes (si les hommes ont une prédisposition génétique à la dyslexie, par exemple, ils n’ont aucun autre réseau neuronal ou alternative secondaire à utiliser pour contourner le problème). C’est une des raisons pour lesquelles, en tant que pédopsychologue clinicien depuis plus de 20 ans, j’ai vu en majorité des garçons dans mon cabinet et ceci est vrai pour tout pédopsychologue. Garçons et hommes sont simplement plus fragiles sur le plan du développement, plus particulièrement en ce qui concerne le développement linguistique, l’impulsivité et le contrôle de soi. Essayer de comprendre cette fragilité masculine pendant l’enfance fut la raison principale pour laquelle j’ai écrit ce livre.
L’appétit des « hommes extrémistes »
2. Il est bien connu, dans le cadre des sciences du comportement, qu’hommes et femmes sont plutôt similaires aux « niveaux moyens » mais plus différents aux extrêmes. Nous sommes, pour la plupart, moyens en tout, de la taille au langage en passant par les aptitudes spatiales, il n’y a donc pas beaucoup de différence entre les sexes pour la majorité d’entre nous. Les différences que nous observons sont nuancées et subtiles, et ne sont pas les mêmes pour tous. A l’inverse, aux extrêmes, les différences entre les sexes sont claires. Par exemple, prenons la taille : à 1m70, il y a 30 hommes pour chaque femme. Un peu plus loin, un peu plus aux extrêmes, à 1m80, il y a 2000 hommes pour une femme. Dans mon livre, j’explique ainsi que certaines professions attirent plus ceux que j’appelle les hommes « extrémistes », ces hommes qui ne craignent pas de travailler 60 ou 80 heures par semaine ou de prendre des risques importants. Ce sont par exemple ces hommes là que l’on retrouve sur les marchés financiers.
Il y a également des « hommes extrémistes » que leurs appétits mènent en prison (dans le monde, il y a dix fois plus d’hommes que de femmes en prison), les conduisent au suicide (il y a quatre fois plus de suicides masculins que féminins – constat particulièrement visible pendant les premières années de la crise financière), ou les conduisent à favoriser des objectifs à court terme au détriment de leur santé ou de leurs relations sociales (il existe une différence de 5 ans sur la longévité entre les hommes et les femmes dans le monde entier, les femmes vivant plus longtemps grâce à une vie plus saine en moyenne). Ces différences entre les sexes ne favorisent donc pas toujours les mâles. Je montre dans mon livre que s’il y a eu historiquement beaucoup plus de chefs d’États masculins (ce qui est en train de changer, notamment en Europe), les gens oublient de mentionner que jusqu’à aujourd’hui, la plupart de ces dirigeants ont quitté le pouvoir dans un cercueil !
3. Les hommes et les femmes ont, de manière générale, des préférences de carrière et une conception de la réussite différentes. Si vous demandez aux femmes de décrire leur poste idéal, 85 % des femmes qualifiées ne citeront en premier lieu ni l’argent, ni le pouvoir. En effet, elles privilégient l’autonomie, la flexibilité et une carrière où elles peuvent travailler avec des gens qu’elles respectent et qui les respectent en retour. La plupart des femmes souhaite au cours de leur carrière contribuer à améliorer le monde plutôt que simplement gagner le plus d’argent possible dans les délais les plus courts (traditionnellement le modèle masculin du succès). Les objectifs sociaux des femmes devancent souvent leurs objectifs financiers, c’est une des raisons pour laquelle il y a davantage d’étudiantes en médecine et de femmes médecins de famille que de femmes banquiers. Il existe d’innombrables recherches qui démontrent qu’à compétences et aptitudes égales, les femmes préfèrent (en général) les carrières impliquant de travailler avec les autres et des processus organiques et rejettent les carrières impliquant de travailler sur des choses ou objets inanimés (il y a considérablement beaucoup plus de psychologues et biologistes féminins que d’ingénieurs et électroniciens féminins). Ces différences sur les priorités de carrière, en particulier ce désir de la majorité des femmes d’avoir une carrière qui leur permette une certaine flexibilité pendant les années où elles élèvent leurs enfants et ce désir d’un métier porteur de sens, engendrent une différence énorme sur les choix de carrière des femmes et des hommes. Il est intéressant de noter que c’est précisément parce que les femmes valorisent les métiers où elles peuvent avoir une action dans la société, qu’elles sont si nombreuses dans les services publics au dépend du secteur privé – et qu’elles n’ont pas été affectées aussi sévèrement par les licenciements pendant la crise financière.
Le standard masculin, modèle par défaut
4. Enfin, je pense que la discrimination fondée sur le sexe existe encore, bien qu’elle soit beaucoup moins courante maintenant qu’elle ne le fut du début jusqu’au milieu du 20ème siècle. Ainsi, nous jugeons toujours la gestion d’une carrière et la réussite à l’aune du modèle masculin. Comme si nous estimions que le standard masculin est un modèle par défaut, en espérant qu’il fonctionne également pour les femmes. Or, pour beaucoup des femmes, ce modèle ne fonctionne pas. Pour la plupart des femmes, leurs trajectoires et leurs objectifs sont très différents, et s’attendre à ce qu’elles agissent comme des clones du sexe opposé est, d’après moi, une des formes les plus pernicieuses de discrimination. Dans notre société, nous avons tendance à récompenser plus généreusement les femmes qui choisissent un travail « typiquement masculin », tels que l’ingénierie ou l’informatique et à payer de faibles salaires en éducation, travail social ou même en médecine, orientations souvent préférées par les femmes. Ainsi les directrices financières ou marketing (postes plutôt typiquement masculins) obtiennent des salaires plus élevés que les directrices en communications ou ressources humaines (plutôt typiquement féminin). C’est une forme de discrimination basée sur le sexe. S’attendre à ce que les femmes travaillent 60 heures par semaine, voyagent constamment ou déménagent tous les deux ou trois ans, ce qui est courant dans le monde des affaires, est une forme de discrimination anti-femmes vu que seule une minorité de femmes accepteront de mettre leur carrière en amont de tout le reste dans leurs vies – leur vie privée, leur santé, et leur bonheur personnel.
Dans mon livre, je décris des femmes qui ont très bien réussi en affaires mais qui préfèrent s’arrêter à un certain niveau, voire laisser tomber leur travail, plutôt que de déraciner leurs familles répétitivement. Ce n’est pas une forme de discrimination classique, puisque leurs supérieurs masculins leur proposent une promotion, par exemple devenir directrices de leur division ou bien même la prochaine Présidente. Mais c’est une forme de discrimination si la seule voie qu’elles ont pour accéder à cette promotion est de se conformer au modèle masculin du succès : travailler de longues heures, ne pas tenir compte des besoins de leur famille et ignorer leur bonheur personnel.
Dans votre théorie, vous utilisez la biologie pour expliquer la différence de choix de la majorité des femmes par rapport au modèle masculin. La biologie influe donc sur la psychologie et/ou les comportements sociaux ?
Oui bien sûr, la biologie influence notre comportement. Voici un exemple : le neuropeptide ocytocine est une hormone qui est produite en grande quantité chez les femmes (spécialement à certains moments, comme après les rapports sexuels, ou lorsqu’elles cherchent à atteindre les autres), elle est associée au plaisir, au soulagement de la douleur, à l’empathie et à la tendance à faire confiance. Ernst Fehr et ses collègues ont démontré que lorsqu’ils vaporisent l’ocytocine dans le nez des hommes, ils se montrent plus confiants envers les autres, et lisent mieux leurs émotions qu’avant.
Est-il nécessaire de faire une distinction entre l’égalité des sexes et l’identité (la non différence) des sexes ?
Absolument ! Il est essentiel de proposer les mêmes opportunités à tous dans une société libre. Mais il est anti-démocratique de s’attendre à ce que le fait d’offrir les mêmes choix implique obligatoirement des résultats mathématiquement identiques ! Ce n’est simplement pas parce que j’offre à une table de restaurant le même menu aux hommes et aux femmes – ce qui en soi est normal – que leurs commandes seront similaires, ni que la quantité de nourriture mangée sera la même.
Écarter la vision mathématique de l’Égalité
Selon votre théorie, l’idée que les femmes réussissent moins bien est due au fait que les choix des femmes sont considérés de moindre valeur, dans notre société occidentale, que ceux des hommes. Donc, le féminisme ne devrait-il pas plutôt se concentrer sur la revalorisation des choix que font les femmes que d’essayer de pousser les femmes à se conformer au modèle masculin ?
Oui, c’est une solution possible. Mais je réfute votre choix de vocabulaire. Je ne pense pas que les femmes réussissent moins bien que les hommes, alors qu’elles vivent plus longtemps, s’épanouissent davantage dans leur travail que les hommes – tout ceci étant démontré par des recherches –, ont davantage de chance d’avoir des relations sociales satisfaisantes et ont tendance à garder la mémoire et leurs facultés cognitives plus longtemps. L’acceptation du modèle masculin est si omniprésente que la plupart d’entre nous ne réalisent même pas que nous valorisons les choix des hommes plutôt que ceux des femmes.
Si les choix des femmes sont différents de ceux des hommes, et que ces choix les écartent des postes à hautes responsabilités, cela conduit à penser que la parité est impossible pour ces postes. La recherche d’une parité à ce niveau est donc vaine selon vous ?
Oui, je pense que viser une parité mathématique à 50-50 n’est pas un but utile. Je pense qu’il y a des objectifs plus estimables tels que donner l’opportunité aux deux sexes de réussir à réaliser pleinement leurs potentiels et de se sentir satisfaits et productifs dans leurs vies actives. Ou de s’assurer aussi que tous les enfants aient des opportunités d’accès à l’éducation : il y a actuellement beaucoup plus de garçons qui laissent tomber les études ou y échouent que de filles, et ceci est vrai dans tous les pays de l’OCDE. Avec l’agriculture et l’industrie en déclin dans le Nord, nous sommes témoins d’une crise du chômage qui affecte plus d’hommes que de femmes. Voulons- nous vraiment voir une parité de 50-50 sur les taux d’abandon de la scolarité, sur le chômage, la population carcérale, les suicides ou les traumatismes cérébraux ? Je pense que nous devons nous écarter d’une notion mathématique d’égalité des résultats (ce que j’appelle « compter les fèves ») et nous diriger vers des objectifs d’égalité des opportunités et des choix.
Est-ce que revaloriser les métiers choisis par les femmes (infirmières, institutrices,…) pourrait être bénéfique pour ces hommes aussi, qui ressentent aussi une pression de la virilité, de la réussite sociale qu’elle induit ?
Ces métiers peuvent bien entendu être aussi bons pour les hommes, s’ils sont intéressés par ces métiers. Car il est aussi destructif de forcer les hommes comme les femmes à aller vers des fonctions qu’ils n’aiment pas. Il est plus important pour un enfant d’avoir un professeur excellent, talentueux et motivé pour enseigner plutôt qu’un « pion » qui a été embauché uniquement parce qu’il est de sexe masculin.
Propos recueillis par Marie-Cécile QUENTIN
Dernier ouvrage de Susan PINKER : The Sexual Paradox (Random House Canada) ; traduit : Le sexe fort n’est pas celui qu’on croît (Les Arènes).
(In La Revue Civique 8, Printemps-Été 2012)