Le Président de la Fédération Française des Banques Alimentaires, Alain Seugé, nous expose les mécanismes de l’aide alimentaire qui, en France, concerne 750 000 personnes. Il s’insurge aussi dans cet entretien « contre un processus intellectuel qui voudrait ne plus aider les personnes sur le plan alimentaire par respect pour leur dignité, alors que ce type d’aide, lorsqu’elle est bien conduite, est au contraire une voie royale pour construire une relation humaine chaleureuse. »
La REVUE CIVIQUE : Quel est le principe de votre action ?
Alain SEUGÉ : Les Banques Alimentaires ont été créées, il y a 27 ans en France, sur la base d’un modèle américain lancé en 1964. Le constat était fait que, dans la même ville, des personnes étaient sous-nourries ou mal nourries alors que des surplus alimentaires étaient jetés. Le modèle consiste donc à aider des personnes en situation de précarité en captant les surplus alimentaires de notre société de consommation. C’est en soi révolutionnaire car l’histoire de l’aide alimentaire était jusqu’alors fondée sur le constat de pénuries alimentaires à combler dans l’urgence, et non sur celui d’un surplus structurel à redistribuer.
Cette redistribution touche combien de personnes ?
En France, les Banques Alimentaires permettent d’aider 750 000 personnes qui vont recevoir en moyenne 10kg de produits alimentaires par mois et par personne tout au long de l’année. Ces 750 000 personnes ne sont pas toujours les mêmes : une grosse moitié des personnes aidées ne le sont que temporairement, mais près d’une moitié le sont de manière plus permanente. Ces personnes font face à des accidents de la vie, et sont souvent dirigées vers cette forme d’aide par les travailleurs sociaux des conseils généraux et des mairies.
Un modèle économique performant
Ce chiffre augmente-t-il ?
Le nombre de personnes aidées évolue très faiblement depuis 2010. Mais on peut se demander pourquoi. Est-ce le fait d’une protection sociale française qui serait relativement efficace ou est-ce le fait des associations qui, recevant moins de subventions, ne sont pas en mesure de développer leur action à la mesure de la demande ?
Est-ce l’effet des exigences réglementaires croissantes ? Par exemple, concernant les équipements nécessaires pour respecter la traçabilité ou la chaîne du froid, ou les obligations de décomptes statistiques et sociologiques des personnes aidées ? On arrive à une certaine complexité administrative qui s’accommode mal d’une gestion faite par des bénévoles. Des associations préfèrent ainsi se replier sur des dispositifs d’accompagnement moins exigeants.
Comment votre action s’organise-t-elle concrètement ?
Dans un schéma associatif classique, un donateur qui donne 1€ est enchanté si on peut lui garantir que 85 centimes iront effectivement dans l’assiette de la personne aidée. Dans le modèle économique des Banques Alimentaires, avec 1€ de plus pour les investissements et les coûts de fonctionnement, les Banques Alimentaires garantissent de récupérer au moins 8€ de denrées supplémentaires. En effet, nous nous sommes fixé un principe intangible : « nous n’achetons pas les denrées que nous nous procurons ». Les sommes qui nous sont confiées vont dans l’essence de nos camions, l’électricité de nos chambres froides, etc. Chaque euro supplémentaire collecté nous permet d’étendre notre zone de chalandise et de récupérer des denrées supplémentaires auprès de nouveaux supermarchés.
Nous obtenons gratuitement nos denrées auprès de trois sources d’approvisionnement : plus d’une moitié provient de 1400 grandes surfaces, des industries agroalimentaires et des producteurs agricoles ; un gros tiers, des aides européennes et de l’État ; le reste vient de la collecte nationale annuelle auprès des particuliers. Ces denrées sont ensuite stockées dans nos entrepôts où nous les trions pour vérifier leur état et les dates de péremption, puis nous les redistribuons à 5000 associations partenaires. Tout ce travail repose sur la bonne volonté de 4500 bénévoles et 400 salariés, principalement en contrats d’insertion.
On a beaucoup parlé de la fin du PEAD (Programme Européen d’Aide aux plus Démunis), qu’est-ce que cela représente pour les Banques Alimentaires ?
Depuis 1987, l’aide aux personnes démunies est aussi associée aux stocks d’intervention alimentaire de l’Europe. Ce dispositif a très bien fonctionné pendant plus de 20 ans, jusqu’au moment où, pratiquement, il n’y a plus eu de stocks. L’Allemagne et trois autres pays ont alors fait valoir que l’aide alimentaire n’avait plus sa place dans la politique agricole commune, renvoyant cet élément de politique sociale à la responsabilité de chaque État. Si l’on a réussi à sauver le PEAD en l’état pour les deux ans à venir, tout est ouvert à partir de 2014. Ce doit être l’occasion de reconstruire un dispositif en adéquation avec nos besoins nouveaux. Pour les Banques Alimentaires, le maintien de l’alimentation des personnes démunies constitue l’une des bases tangibles des politiques d’inclusion sociale affichées par les traités de l’Union. C’est un point sur lequel nous ne pouvons transiger.
Faire face à une tournure de pensée L’aide alimentaire, étrangement, fait parfois l’objet de certaines critiques aussi dans le monde associatif. Comment y répondez-vous ?
Notre autre objectif essentiel est en effet de nous assurer que l’aide alimentaire reste bien dans les protocoles d’accueil des personnes démunies par les associations. Pour plusieurs raisons, notamment à cause de la lourdeur des processus administratifs et de maintenance évoquée plus haut, certaines associations sont tentées de se détourner de l’aide alimentaire comme outil d’inclusion sociale.
En fait, les problèmes administratifs ne font qu’exacerber un phénomène plus profond : c’est l’idée, légitime en soi, que le thème de la solidarité est étroitement associé au thème de la dignité des personnes. Autrement dit, pour aider des personnes, il ne faut plus parler à leur place et les mettre en situation de responsabilité. A elles d’inventer la manière dont elles se remettent debout, aux associations humanitaires de leur en donner les moyens. Mais, pour certains, c’est l’aide elle-même qui devient suspecte, le don lui-même qui devient suspect. L’aide alimentaire, en raison de son contenu symbolique, est ainsi tout particulièrement visée par cette tournure de pensée, que j’observe comme de plus en plus prégnante.
Comment caractériseriez-vous ce discours ?
Vis-à-vis de l’aide alimentaire, plusieurs types de discours se croisent. Tout d’abord un discours historique dit que l’aide ne sert à rien, que l’État doit augmenter les minimas sociaux pour qu’il n’y ait plus besoin d’aide alimentaire. Un autre, dont je parle ici, laisse entendre qu’aider les personnes, notamment sur le plan alimentaire, maintient le système d’assistance établi, et qu’il ne donne aucune chance à ces personnes de s’en sortir véritablement. Paradoxalement, ce discours rejoint un troisième discours, ultralibéral, selon lequel les plus démunis n’ont qu’à se débrouiller seuls.
Selon moi, c’est un raisonnement intellectuel désincarné que de dire qu’il faut et qu’il suffit de créer les conditions minima afin que les personnes inventent elles-mêmes les voies pour se remettre debout. Pour les tenants du discours critique, avec l’aide alimentaire, on ancrerait les personnes dans une attitude stigmatisante : elles devront faire la queue dans un centre d’accueil, elles seront traitées maladroitement par des « gentils bénévoles », de manière condescendante, et renvoyées ainsi à l’image dégradée qu’elles ont d’elles-mêmes.
Ce type de raisonnement est, de fait, encore nourri par certaines pratiques, contre lesquelles nous luttons, dans la distribution alimentaire. Aujourd’hui, malheureusement, une partie de l’aide se fait encore sous la forme de « colis » et même si les « guichets » ont disparu à peu près partout, les personnes font encore trop souvent la queue ou attendent dans des salles qu’on leur distribue des colis. Quand vous devez gérer 500 personnes dans l’après-midi avec 10 bénévoles, il n’y a pas beaucoup d’autres solutions !
Une distribution moins « dégradante »
Notre chantier n’en reste pas moins, actuellement, de réformer la distribution alimentaire pour la rendre moins dégradante, plus « autonomisante », et de développer ce que nous savons déjà faire : notamment, des épiceries sociales, où les personnes accueillies peuvent choisir les produits qu’elles achètent. Aujourd’hui, nous sommes partenaires de 400 épiceries sociales en France. Quand c’est bien fait, tous les prix sont affichés comme dans une superette et, à la caisse, les bénéficiaires ne paient que 10 % du prix affiché. Ce type d’approche convient parfaitement aux personnes qui ont encore leurs repères budgétaires et sociaux, et qui traversent simplement une période difficile. Mais nous avons aussi à accueillir des personnes en situation de fragilité personnelle et, dans ce cas, l’accompagnement de bénévoles est indispensable.
Certaines, les migrants en particulier, sont confrontées à des cuisines, des légumes qui leur sont totalement inconnus. D’autres ont perdu tout repère nutritionnel.
Tout au bout de cet éventail de populations, se trouvent des personnes en difficulté psychologique ou sociale, notamment des SDF, pour lesquels il faut développer les repas partagés, faire appel à des bénévoles qui déjeunent avec eux, échangent sur un ton léger ou sur un ton grave, et reconstituer ainsi un espace de convivialité où se rétablissent des codes sociaux plus proches de ceux pratiqués à l’extérieur. Quand des personnes ont fait la queue à la soupe populaire pendant des années, qu’elles ont toujours mangé dans des barquettes en plastique, le jour où vous leur donnez une assiette en faïence, vous libérez de nouvelles opportunités. Dans cette démarche, nous développons aussi beaucoup les ateliers- cuisine. Nous avons conçu des « cuisinettes à roulettes », transportables dans le coffre d’une voiture, que nous pouvons installer dans n’importe quel local, avec un four et des plaques électriques, un évier, etc. En deux temps, trois mouvements on déploie ainsi un espace pour dix personnes et on prépare, avec elles, un déjeuner convivial. D’abord, chacun plaisante, un peu gêné, mais, peu à peu, les gens prennent la parole, posent des questions, se remémorent de vieilles recettes. Sans avoir l’air d’y toucher, on explique les éléments nutritionnels, de budget… Il se passe quelque chose, un échange se produit : après, les participants ne veulent plus rater ce rendez-vous. 17 000 personnes ont participé à ce type d’ateliers l’année dernière. C’est cela « l’aide alimentaire » !
Un lien social et culturel
Le problème est que, d’un point de vue général, l’alimentation ne fait plus partie de la culture du quotidien. Et le diagnostic posé par certains sur l’aide alimentaire n’en est qu’une illustration supplémentaire. Plus que pour le reste de la population, les personnes démunies ont besoin de l’alimentation comme expression d’un lien social et culturel. C’est une évidence : nous en avons tous besoin physiquement mais aussi « anthropologiquement ». A travers l’alimentation s’exprime à la fois ce qui est universel et ce qui est spécifiquement culturel pour chacun. Beaucoup de personnes qui ont recours à l’aide alimentaire sont arrivées là suite à un accident de la vie, parfois à cause d’une fragilité personnelle ; si elles sont rejetées à la périphérie de la société, plus que d’autres, elles ont besoin de trouver, dans leur quotidien, les outils qui vont réamorcer une dynamique de socialisation.
L’alimentation est un besoin physiologique mais aussi un prétexte pour une relation. La préparation du repas, le repas lui-même en sont les canaux les plus évidents. Je m’insurge contre un processus intellectuel qui voudrait ne plus aider les personnes sur le plan alimentaire par respect pour leur dignité, alors que ce type d’aide, lorsqu’elle est bien conduite, est, au contraire, une voie royale pour construire une relation humaine chaleureuse, inscrite dans un tissu social, et donc dans la dignité ! L’alimentation est une base fondamentale de la société qui touche au cœur de l’humain. Rayer l’alimentation de la démarche associative, c’est marcher sur la tête !
Propos recueillis par Marie-Cécile QUENTIN
(in La Revue Civique 8, printemps-été 2012)