« On m’avait dit que c’était impossible… » (le fondateur de Criteo)

Analyste et membre active du think tank « La France audacieuse » (présidé par Alexia Germont), Nathalie Kaleski a publié une note de lecture, rediffusée ici, sur le livre-manifeste de Jean-Baptiste Rudelle, fondateur de l’entreprise française à grand succès, Criteo (éditions Stock ; 2015). Leçons de vie, d’échecs et de succès, d’un petit entrepreneur devenu grand… Et si ces leçons pouvaient servir à bien d’autres entrepreneurs, et … aux politiques concernés par le développement économique et social de notre pays ?! …

________________

Criteo, fondée à Paris en 2005 dans une arrière-boutique, est aujourd’hui une entreprise internationale cotée au NASDAQ, avec un effectif de plus de 2 700 employés et un chiffre d’affaires de 1,799 milliards $ (2016). Jean-Baptiste Rudelle, son cofondateur, raconte dans ce livre ses aventures d’ingénieur devenu serial entrepreneur alors que rien ne l’y prédisposait, lui, le fils d’une « pure intellectuelle » et d’un artiste-peintre.

On y trouve tous les ingrédients habituels d’une success story. Mais Jean-Baptiste Rudelle expose aussi franchement ses échecs (ainsi la première entreprise qu’il a créée fut un « désastre ») et ses erreurs. Il tire au passage les leçons de ses expériences et donne ainsi quelques conseils d’entrepreneuriat :

  • composer l’équipe fondatrice en trouvant un type de compétence complémentaire, un profil technique pour innover rapidement et faire évoluer le concept avec l’agilité requise.
  • ne pas hésiter à changer d’idée : souvent dans les success stories le concept initial est assez éloigné du produit final – ce qui relativise le mythe de « l’idée géniale dans le garage qui a rendu Steve Jobs milliardaire ».
  • ne pas craindre de se faire « diluer » sur le plan capitalistique : cela n’affecte quasiment pas la liberté de gestion et accélère la croissance de l’entreprise.
    ne pas craindre de lever trop d’argent : cela permet de faire des choix plus risqués, donc plus ambitieux pour l’entreprise, et assure l’indépendance vis-à-vis des investisseurs.
  • continuer à investir en recherche, au-delà du strict nécessaire : cette stratégie a permis à Criteo de maintenir, voire de creuser l’écart technologique avec ses concurrents.
  • savoir mettre le turbo, au lieu de consolider les positions acquises quand tous les compteurs sont au vert : c’est ainsi que Criteo a choisi de tenter l’aventure américaine.
  • penser son produit dès le début pour qu’un jour il puisse être mondial ; cela commence par le choix du nom : Criteo, c’est court, facile à prononcer dans toutes les langues et suffisamment générique pour mettre sous cette marque tous les produits.

Au-delà de cette étude de cas qui constitue un vrai cours pratique de management, Jean-Baptiste Rudelle ajoute ses réflexions, souvent à l’encontre des clichés, sur les environnements français et américain du point de vue d’une start-up, ou sur l’impact social du « numérique ».

Conseils, anecdotes, le « manifeste » de Jean-Baptiste Rudelle est un témoignage très riche sur l’univers des start-ups et sur la Silicon Valley. Son récit est ainsi saisissant quand il évoque la mort de Steve Jobs.

« Steve Jobs, dans la Valley, c’était Dieu. Quand il est mort, la vie locale s’est figée pendant quelques jours. Silencieux et tristes, les gens déposaient des pommes et des témoignages devant sa maison, les Apple Store étaient en berne avec de grandes photos de lui. »

Patron, entrepreneur, Jean-Baptiste Rudelle est aussi un citoyen qui s’interroge sur l’avenir à long terme d’une société où les écarts se creusent de plus en plus entre les « stars » et les autres, où les opportunités pour la majorité se rétrécissent. Ainsi décrit-il le phénomène d’hyper concentration de la valeur sur très peu d’acteurs, qui se reproduit à l’échelle des individus. On voit apparaître dans la Silicon Valley des sans-domicile-fixe. Avec la révolution numérique, « l’ascenseur social devient une minuscule cabine supersonique ». Pour les gagnants qui ont la chance d’avoir rejoint une start-up à succès, la montée est très rapide. Mais à l’échelle d’un pays cela ne concerne que très peu de monde.

Les idées reçues en France
sur la fiscalité d’entreprise

Il s’interroge aussi sur les raisons pour lesquelles les start-ups tricolores ont du mal à grandir. Ce n’est pas à cause de la pression fiscale : être devenu résident américain, pour Jean-Baptiste Rudelle, a considérablement alourdi sa facture fiscale avec un taux marginal de l’impôt sur le revenu en Californie qui dépasse les 50 % et des stock-options considérées comme du salaire et taxées au même taux marginal de 50 %. Alors qu’en France une multitude de dispositifs allège l’imposition totale, pour les entreprises de technologies en particulier.

Ce n’est pas non plus à cause des tracas administratifs ou des coûts salariaux. L’environnement réglementaire n’est pas plus simple aux États-Unis. Quant aux coûts salariaux, dans la technologie, à niveau équivalent de compétences, ils sont sensiblement moins importants à Paris. C’est pourquoi Criteo n’a transféré aux États-Unis ni son siège, ni sa recherche-développement.

Sur le papier, poursuit Jean-Baptiste Rudelle, la France possède tous les ingrédients du succès : de grandes écoles et d’excellentes universités, des infrastructures de pointe, un tissu industriel dense, des capitaux à profusion. « Pourquoi ne parvenons-nous pas à créer de Microsoft ni de Google ? Ce qui manque, c’est ce petit quelque chose, indéfinissable » : un état d’esprit, une culture. Il appelle ainsi les Français à un véritable changement de culture pour adopter l’état d’esprit de la Silicon Valley : « il faut cesser d’opposer modèle français et modèle américain, mais plutôt essayer de prendre le meilleur des deux » écrit-il avant de conclure sur une touche d’optimisme : « je crois dans l’avenir de la France comme ‘start-up nation' ». Cette analyse, à rebours du point de vue dominant sur les raisons pour lesquelles les start-ups ont du mal à grandir en France, est très intéressante et à approfondir.

Lors de sa sortie, cet ouvrage a reçu le Prix du Livre d’Économie, qui lui a été remis par le Ministre de l’Économie de l’époque, Emmanuel Macron.

Indices d’un bon livre, riche, intéressant, couronné à juste titre, certains développements appellent la discussion, voire stimulent la critique – mais c’est dans l’esprit critique que Jean-Baptiste Rudelle voit une force créative particulièrement développée chez les Français !

Un détail d’abord : « Start-up n’a pas d’équivalent français »? Bien sûr que si ! Entreprise, au sens premier de ce terme, en est l’équivalent exact qui contient les idées d’initiative, d’aventure et de conduite de projet (et non de structure ou d’institution, comme société ou compagnie). Reste l’intérêt de la définition particulière proposée par Jean-Baptiste Rudelle : une start-up est une entreprise conçue pour croître rapidement.

Le marché est-il vraiment « mondial » et « transparent » dans le secteur du numérique ? On peut s’interroger quand par exemple, les citoyens de certains pays n’ont pas accès à certaines données, quand de nombreux éléments chiffrés ne sont pas publics, quand les stockages des données et leur utilisation ou non pose question. D’autre part, à la question « pourquoi les clients s’adresseraient au n°2 dans un secteur, alors qu’ils peuvent accéder au leader du marché ? », l’histoire économique donne bien des réponses. Il y a toujours un nombre significatif de clients qui préfèrent échapper à l’emprise d’un leader mondial – c’était vrai au temps où IBM tenait les deux-tiers du marché informatique, ça reste vrai face à un Google par exemple (qui, notons-le, est dominant sur le marché européen, mais moins sur les autres continents).

N’est-ce pas un cliché relevant de ce French bashing dénoncé justement par l’auteur, d’affirmer que la France serait coutumière des beaux produits qui ne percent jamais ou s’exportent pas ou peu ? Elle exportait des ordinateurs au temps de la « grande informatique » ; le Plan Calcul, dont on peut discuter sans fin le bilan, a produit le réseau Cyclades reconnu comme l’un des ancêtres d’Internet; la carte à puce est une invention largement française à l’origine d’une industrie mondiale – si les banques américaines ont mis trente ans à l’adopter, c’est un … retard américain qui s’explique par leur structure régionale. Quant au micro-ordinateur, c’est une invention quasi-simultanée : le Micral français fut le premier commercialisé (1973), mais très rapidement des dizaines de PME à travers le monde se sont lancées sur ce créneau… et très peu ont survécu à une mortalité infantile presqu’aussi élevée que celle des groupes de rock ! Surtout, comparer la France et les États-Unis n’a guère de sens : la différence de taille des marchés suffit en elle-même à expliquer qu’une entreprise ou qu’un produit puisse être rentable là-bas et non ici. Enfin dans l’économie-monde américaine, les États-Unis sont le centre qui édicte les règles du jeu à la périphérie, la France et d’autres pays.

Autre développement: « La Silicon Valley comme laboratoire de l’entreprise participative« . « Le monde du numérique a permis à cette culture participative et collaborative de se développer à grande échelle. Ce qui la rend si extraordinaire ? Elle est en rupture complète avec l’écrasante majorité des cultures humaines que le monde a connues depuis les temps les plus reculés. » Mais n’est-ce pas oublier l’existence ancienne de structures comme les coopératives? Ou le caractère autocratique de certains dirigeants d’entreprises du numérique ? Et enfin les traditions ancestrales d’hospitalité dans de nombreux pays, fondées sur cette confiance a priori qui serait spécifique au monde du numérique ?

Un point est également à discuter, comme l’indique d’ailleurs Jean-Baptiste Rudelle : la logique du brevet. Selon lui, dans le numérique où les technologies sont très vite obsolètes et où les investissements pour valider une idée sont plutôt faibles, le brevet est plutôt un frein. Il décrit par exemple « l’achat en un clic » d’Amazon, qui selon lui constitue une idée marketing dont la protection par le brevet ne ferait pas progresser le commerce électronique dans son ensemble. Cependant, comme l’a souligné récemment un article, « le brevet multiplie les chances de survie des start-ups par trois » et les géants américains du numérique utilisent massivement l’arme du brevet (« Pour protéger la French Tech, il faut élargir le champ des brevets », par François Bourdoncle, Vincent Lorphelin et Pierre Ollivier, Le Monde, 1er septembre 2017).
Ces points qui appellent la discussion font la richesse de ce livre qui permet de nourrir le débat auquel France Audacieuse entend également contribuer.
A l’heure où la France est encouragée à devenir une start-up nation, en créant à cette fin un « Fonds d’innovation de rupture » doté de 10 milliards d’euros, il est absolument essentiel de lire le témoignage d’un acteur important de l’économie numérique, d’un entrepreneur qui a réussi : malgré ou grâce à l’environnement français ?

Nathalie KALESKI
(septembre 2017)
« On m’avait dit que c’était impossible » de Jean-Baptiste Rudelle (Éditions Stock, septembre 2015).

► Le site du think tank « La France audacieuse »