Après la « crise » des #GiletsJaunes: l’opportunité d’une grande consultation nationale (sur la transition)

Face à des protestations spontanées – parfois radicalisées et contradictoires aussi – des #GiletsJaunes, Jean-Philippe Moinet, fondateur de La Revue Civique, estime dans cette tribune publiée par Le HuffPost, que le pouvoir exécutif pourrait avoir l’audace de ne pas rester sur la défensive mais d’ouvrir largement aux citoyens des états-généraux de la transition énergétique et écologique.

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La « colère » est devenue un gimmick, qui a envahi le langage médiatique. Elle est passée allègrement au travers de catégories diverses: les « gilets jaunes » bien sûr, et ce n’est pas faux qu’ils sont pour certains très colériques, les maires aussi, de petites communes, les citoyens de droite affirmée, de gauche enracinée… bref, vue de chez nos voisins européens, la France serait Une, indivisible et coléreuse!

Ce texte de Jean-Philippe MOINET a été publié initialement par Le HuffingtonPost

Il est vrai que l’étincelle des carburants a produit un choc: moins pétrolier que protestataire et apparemment généralisé. Pourtant, ces dernières années, quand le cours du pétrole brut ne cessait de baisser (1), personne n’est venu défiler dans la rue pour se réjouir des gains de productivité pour les entreprises (et pour l’emploi) et des gains de pouvoir d’achat pour les consommateurs: c’était normal, le positif était invisible…

Si la protestation est devenue en novembre aussi éruptive et apparemment « non partisane », c’est bien qu’elle dit quelque chose d’un malaise social, de difficultés et souffrances ressenties. Le pouvoir d’achat des Français, nous dit l’Insee, a progressé en France deux années de suite: +1,4% en 2017, +1,3% en 2018. Mais que valent une moyenne et un indice statistique face à des catégories sociales, rurales ou périurbaines, qui ont parfois du mal à boucler des fins de mois?

Une crise inédite qui soulève deux grandes difficultés pour le pouvoir

Cette crise inédite soulève deux grandes difficultés, auxquelles doit faire face le pouvoir exécutif d’aujourd’hui (elles auraient pu être applicables à celui d’hier, gauche et droite confondue): comment faire valoir la rationalité des faits (notamment économiques et sociaux) dans un monde ouvert, sur l’irrationalité, parfois galopante, des ressentis (qui peut se transformer en ressentiment)? Et comment faire entendre les nécessaires évolutions de moyen et long terme, en ce qui concerne la transition énergétique et écologique (engagée), sur des problèmes immédiats de fin de mois?

L’art du politique, en France particulièrement, est amené à redoubler d’imagination! Et vite. Pour développer une pédagogie qui se heurte frontalement au mur des protestations, parfois les plus radicales et qui viennent de loin. Souvenons-nous que le pays, au premier tour de la présidentielle l’année dernière, était au bord d’une énorme crise de nerfs protestataire: quand on cumulait les voix des Le Pen, Mélenchon et autres extrême gauche Poutou, Dupont-Aignan affilié à Le Pen et obscurs Asselineau ou Cheminade… on approchait la barre des 50% des suffrages! Et chaque année, depuis au moins 15 ans, le « baromètre de la confiance » du Cevipof-Sciences Po est devenu un baromètre de la défiance, qui mesure le très haut niveau des défiances en tous genres, qui caractérisent l’opinion publique française. La fracture civique ne pouvait être réduite, par miracle, même par la vague électorale historique, qui a porté Emmanuel Macron à l’Elysée, puis LREM et ses alliés, avec une large majorité, à l’Assemblée Nationale.

Depuis au moins 15 ans, le « baromètre de la confiance » du Cevipof-Sciences Po est devenu un baromètre de la défiance

Les défiances (qui frappent les politiques mais aussi les dirigeants économiques et les médias) sont encore nombreuses et profondes, elles sont aussi le symptôme d’une société qui a perdu confiance en elle-même, depuis longtemps, une perte de confiance et un pessimisme ambiant qui sont aussi à la mesure de l’image de « grandeur » que la France se faisait d’elle-même, il y a encore 40 ans. Au moment où un Président de la République nommé Giscard avait eu le malheur de dire une vérité: que la France était devenue une grande « puissance moyenne », une réalité qui s’est imposée depuis, l’Europe étant sans doute le seul échelon offert pour rester une grande puissance mondiale à l’heure de la dure compétition mondiale qui opposent les puissances continentales (Etats-Unis, Chine, Russie, Inde…).

Le temps est peut-être venu de donner la parole, largement, aux citoyens

Mais dans ce contexte, et dans le choc des revendications court-termistes, comment tracer efficacement une perspective de confiance en l’avenir ? C’est à cette question stratégique que le duo Emmanuel Macron-Edouard Philippe doit répondre. Peut-être le temps est-il venu, précisément pour répondre et dépasser les protestations les plus spectaculaires, contradictoires et stériles, de donner la parole aux citoyens eux-mêmes, y compris à cette large majorité silencieuse de citoyens sans parti, qui a observé (d’abord avec bienveillance, puis avec interrogation et peut-être inquiétude) le défilé hétéroclite de « gilets jaunes » qui a su cristalliser des mécontentements les plus divers.

Il y a sans doute d’autres réponses, pas assez explorées dans notre pays. La consultation civique est de celles-là.

Une grand’ messe, type nouveau Grenelle social ou de l’Environnement (tel que proposé par le leader de la CFDT, Laurent Berger), n’est sans doute pas la bonne formule. L’entre-soi des corps intermédiaires ne serait pas une réponse suffisante. Mais il y a sans doute d’autres voies, pas assez explorées dans notre pays. La consultation civique des Français est de celle-là. Ni référendum, ni simple sondage grandeur nature, la voie d’une grande consultation, citoyenne et délibérative, est ouverte. Il y a en tout cas en France, les études le montrent (2) un grand besoin de faire participer les Français à la réflexion et même la définition de ce qui les attend, comme ailleurs en Europe. Tout particulièrement en matière de transition énergétique et écologique. Les bouleversements sont en cours déjà depuis des années (3), le sujet traverse le débat public et les sensibilités partisanes, il interroge les citoyens, ce sujet central a amené Nicolas Hulot à entrer au gouvernement en 2017 et à en sortir, en septembre dernier, pour provoquer peut-être un « choc de conscience ». Mais a-t-il eu lieu? Pas sûr. C’est même symptomatiquement le poids de l’automobile qui s’est imposé dans la rue.

Des états-généraux de la transition énergétique et écologique (les deux volets sont indissociables) pourraient donc utilement s’ouvrir à une très large consultation des citoyens, des acteurs associatifs et territoriaux aussi (ils sont nombreux à être disponibles), la démarche permettant non seulement de sortir d’un dialogue de sourds avec les « gilets jaunes » -qui pourraient être appelés à y participer aussi comme tous les autres citoyens- mais surtout de tracer des perspectives d’avenir, qui manquent tant dans le débat public actuel. Bien sûr, tous les élus et courants de pensée pourraient apporter une contribution utile, et précises, au débat. On verrait alors ceux qui se mettraient sur le terrain des idées et des propositions concrètes, et ceux qui préféreraient rester dans une posture protestataire et la démagogie. Le pouvoir exécutif aura-t-il cette audace de la grande consultation nationale, qui pourrait permettre de sortir de cette crise par le haut?

De dangereuses logiques de crispations et de radicalités cherchent à prendre le dessus

Entre violences et radicalités, des débordements nombreux ont été constatés (image France Bleu)

A défaut, on voit les guerres de position se dessiner, les logiques de crispation et de radicalité chercher à prendre le dessus. Les mouvements politiques qui misent depuis des années sur la radicalité et le pourrissement des situations sociales y voient un débouché naturel. Le mouvement des « gilets jaunes » a d’ailleurs à la fois été attisé par -et été un miroir réfléchissant pour- des professionnels de la protestation populiste: Jean-Luc Mélenchon côté France Insoumise, Louis Alliot ou Nicolas Dupond-Aignan côté mouvement lepéniste et apparentés, se sont glissés sans le moindre scrupule dans l’habit jaune du « citoyen ordinaire », qu’ils ne sont évidemment pas.

La logique de radicalité comportementale a aussi été suivie de près par certaines chaînes d’infos en continu, dont les caméras, dès qu’un brasier était allumé, permettaient peut-être de faire monter l’adrénaline et donc un peu l’audience. Le syndrome allant jusqu’à ce genre d’instant surréaliste à l’antenne: « Franck » en direct, avec un bon feu derrière lui au second plan, pour illustrer la flambée de « colère ». Question de la journaliste: mais que demandez-vous au juste, maintenant? (c’était en début de semaine, après le week-end de protestations). Réponse: « Ha, mais c’est simple: on demande que Macron s’en aille! » Léger blanc, à l’antenne de la chaîne… qui s’attendait peut-être à tout, sauf à cette réponse simple, basique, radicale surtout dans la revendication. Au point de mettre à mal le plus élémentaire des principes démocratiques, celui du suffrage universel (qui s’est exprimé en 2017) et le respect du mandat des plus hautes institutions de la République.

« Franck » en direct. La journaliste: mais que demandez-vous au juste?

Réponse: « Ha, mais c’est simple: on demande que Macron s’en aille! »

Alors, vraiment « ordinaires » les quelques 15 ou 20.000 « gilets jaunes » jusqu’auboutistes restés mobilisés? On a vu que les irréductibles allaient bien plus loin que le simple tarif du carburant et de l’écotaxe, qui avait mis le feu à la poudrière des manifestations? Comment ne pas voir aussi le spectre d’une radicalité inquiétante, par exemple quand on voit les vautours de la récupération se pointer aux péages d’autoroutes bloqués: comme Dieudonné, qui est allé à sa manière endosser grossièrement un gilet jaune et poser ostensiblement avec des « gens du peuple », faisant avec quelques-uns le geste immonde de la quenelle (geste partagé dans les milieux d’extrême droite néo-nazie). Ah la bonne blague!!! Qui ne fait rire que ceux qui sont naturellement prêts à s’inviter dans une protestation nationale et « citoyenne », qui devient une aubaine. Mme Le Pen n’a-t-elle pas fait connaître sa disponibilité, celle des cadres de son mouvement rebaptisé « Rassemblement national », pour donner ses meilleurs conseils en termes d’organisation et de respect de l’ordre aux « gilets jaunes », dont l’amateurisme a été plus que visible?

Comme toutes les crises, celle que traverse la France permet aussi, sans doute, des évolutions. Pour le pouvoir comme pour les citoyens. À voir néanmoins si cette épreuve, comme disait une célèbre émission TV des années 80, permettra ou non de mettre vraiment les grands enjeux sur la table des débats et de dire: « Vive la crise! »

Jean-Philippe MOINET,

fondateur de la Revue Civique, chroniqueur.

A été Président de l’Observatoire de l’extrémisme.

@JP_Moinet

(22/11/18)

(1) Le cours du baril de pétrole est par exemple passé sous la barre des 50 dollars de l’été 2015 à septembre 2017, avec même une chute à 30 dollars de décembre 2015 à avril 2016. Et récemment, après un « pic » à 76 dollars début octobre, le cours est redescendu à 55 dollars à la mi-novembre.

(2) Comme « l’Observatoire de la démocratie 2018 », grande enquête d’opinion réalisée par l’institut Viavoice pour La Revue Civique et la Fondation Jean Jaurès.

(3) Des bouleversements qui amènent le journal Le Monde, daté de ce 21 novembre, à titrer largement en sa Une: « Comment le chaos climatique va affecter nos vies ».