L’association « Smartgov » a lancé récemment une plate forme « Parlement-et-citoyens.fr », destinée à intégrer la consultation (l’avis et l’expertise) des citoyens dans l’élaboration de textes de loi. Expérimentée actuellement – à partir d’une proposition de loi de Bruno Lemaire (UMP) sur le cumul des mandats et d’un texte sur la prison élaboré dans un premier temps par Dominique Raimbourg (PS), présenté ici – la méthode, originale et ambitieuse, comporte six grandes étapes : « Il s’agit de partir du fonctionnement actuel de nos démocraties et de l’amender à l’aide de dispositifs numériques susceptibles de fournir une meilleure prise en compte de la société civile » expliquent les trois auteurs de cet article. Explications.
Les rats, la promiscuité, le manque d’hygiène, l’humiliation, la difficulté d’accès aux soins et à la formation : le problème est connu. Il n’est pas nouveau et a déjà fait l’objet de nombreuses tentatives de solutions. Des commissions d’enquête, des rapports de plusieurs centaines de pages, des études, des recommandations, des condamnations émanant de nombreuses institutions, organisations et personnalités ont nourri ces dernières années différentes mesures législatives. En vain. Comme un signe de la profonde impuissance à laquelle semble désormais réduite l’action politique.
Ce problème, c’est celui de la surpopulation des maisons d’arrêt qui, en France, connaissent aujourd’hui un taux d’occupation moyen de 130 %, taux pouvant atteindre parfois jusqu’à 220 %, avec des conséquences catastrophiques pour les détenus comme pour l’efficacité de la justice pénale.
Le 23 janvier dernier, Dominique Raimbourg, député PS de Loire-Atlantique et Président de la mission d’information de l’Assemblée nationale consacrée à cette question, a présenté un nouveau rapport préconisant de diminuer le nombre de mises en détention et de développer des peines alternatives, non sans remous de l’opposition. Dissuader, châtier, neutraliser, venger, dédommager, corriger, culpabiliser, responsabiliser, amender, éduquer, réinsérer : le sens attribué à la peine de prison est multiple et souvent tributaire de théories anthropologiques et sociales implicites qui sont loin de faire consensus. Difficile donc de s’entendre sur des réformes.
Dominique Raimbourg, lui, garde bon espoir que le problème trouve prochainement sa solution. La Garde des Sceaux a préparé un nouveau texte de loi sur la justice pénale et le député compte bien faire entendre sa voix. En attendant, il a décidé de soumettre ses principales préconisations à l’épreuve du grand public, dès la mi-avril. Il l’a fait avec l’aide de la jeune association « Smartgov » et de sa plateforme web participative « Parlement-et-Citoyens.fr », lancée en février dernier à titre expérimental.
Dominique Raimbourg a déjà auditionné plusieurs dizaines de spécialistes dans le cadre de la mission d’information parlementaire qu’il a présidée. Pourquoi donc inviter aujourd’hui le citoyen « tout-venant » à contribuer à son tour à cette enquête, sur un sujet si difficile ? Que peut- on raisonnablement attendre de ce nouveau dialogue entre représentants et représentés ? Dans quelle mesure peut-il influencer le travail législatif et aider à résoudre des problèmes publics persistants ?
Un dispositif à 6 étapes
Le dispositif mis à disposition des parlementaires et des citoyens par Smartgov comporte six grandes étapes : la préparation du sujet d’enquête par le parlementaire avec l’aide méthodologique de Smartgov, le recueil public de contributions en ligne, la synthèse de celles-ci par l’équipe de Smartgov, la réunion de consensus entre le parlementaire et une sélection de contributeurs, la rédaction des mesures législatives par le parlementaire et le suivi du devenir de celles-ci par l’équipe de Smartgov.
La phase de recueil public de contributions s’articule autour du sujet d’enquête proposé par le parlementaire. Ce sujet d’enquête est divisé en 6 items : le problème constaté, ses causes, ses enjeux, les solutions proposées et, pour chacune d’elles, les moyens nécessaires et les résultats attendus. Les internautes peuvent contribuer sur chacun des items, soit en réagissant aux propositions du parlementaire, soit en en faisant de nouvelles (à l’exception du problème constaté). Pour étayer leurs avis, les internautes peuvent aussi proposer des sources, en spécifiant l’intérêt de celles-ci.
Une fois la période de recueil des contributions close (environ 4 à 5 semaines), l’équipe de Smartgov réalise la synthèse des contributions. Cette synthèse est publiée et transmise au parlementaire. Une réunion de consensus webdiffusée est alors organisée en présence du parlementaire et 6 à 9 contributeurs afin de discuter des principaux éléments de la synthèse. Le parlementaire a ensuite pour charge de rédiger des mesures législatives précises qui sont mises en ligne sur le site parlement-et-citoyens.fr. Les internautes peuvent alors contacter leur propre parlementaire pour lui demander de soutenir publiquement ces mesures. L’équipe de Smartgov informe régulièrement les internautes du devenir de ces mesures législatives au Parlement.
De l’ordre dans le bouillonnement
Comme on le voit, la plateforme « Parlement- et-citoyens.fr » repose sur une logique de dialogue entre les citoyens et leurs représentants, dialogue dont le cadre procédural est garanti par une instance « tierce » et indépendante, issue de la société civile (l’association Smartgov). La mobilisation d’outils numériques permet à la procédure de bénéficier de la culture de la participation spécifique au web, facilitant l’échange et la conversation à large échelle. Dans ces espaces, la communication est basée sur l’interaction et autorise des formes d’actions collectives inédites, propices au dialogue politique. Toute la difficulté est de réussir à proposer un dispositif qui puisse mettre de l’ordre dans le « bouillonnement conversationnel » qui caractérise Internet. Défi auquel s’attaque la plateforme.
Parmi les expériences précédentes, nombreuses sont celles qui se sont appuyées sur le numérique pour venir enrichir le débat politique en captant les dynamiques dialogiques qui traversent le web. Pourtant, le bilan des espaces de participation en ligne est pour le moment relativement décevant tant les espaces «officiels» peinent à trouver leurs publics et à devenir un lieu de débat influent. Les projets « indépendants » ont, quant à eux, beaucoup de difficultés à peser sur la décision.
Dans ce paysage, une nouvelle génération d’initiatives est en train de voir le jour et tente de se démarquer des deux autres approches en empruntant une autre voie, celle de l’influence. Il s’agit de partir du fonctionnement actuel de nos démocraties et de l’amender à l’aide de dispositifs numériques susceptibles de fournir une meilleure prise en compte de la société civile. Plusieurs se sont attaquées aux activités parlementaires, étape clé du processus législatif. « Parlement-et-citoyens.fr » en fait partie. Il ne s’agit plus d’être soit un produit du système soit un contre-pouvoir mais plutôt une médiation susceptible d’outiller les citoyens afin de peser sur la fabrication des lois. Cette nouvelle approche autorise un meilleur contrôle de l’activité des parlementaires et réaffirme la place du public dans la démocratie.
L’objectif pour le parlementaire est de profiter des savoirs profanes qui circulent dans la société civile pour défendre des mesures législatives en adéquation avec le monde social. Pour l’association Smartgov et les utilisateurs de la plate-forme l’objectif est plus large, il s’agit de porter ces mesures jusqu’à leur vote afin d’assurer un réel débouché à la participation du public en faisant valoir leurs intérêts. Y parvenir demande de convaincre d’autres parlementaires d’adhérer à la proposition enrichie par les contributions citoyennes et de la voter. Dans cette optique «Parlement et Citoyens» dispose d’un levier : la pression du nombre. Pour un parlementaire, comment refuser une proposition soutenue par des milliers de citoyens qui se sont investis dans sa conception ?
Valeurs de confiance
Le projet est ambitieux, et malgré les risques de dérives et d’instrumentalisation évidents, il cherche à relever un défi à la mesure des tensions que connaît notre système démocratique: renouveler la relation représentants/représentés en se basant sur des valeurs de confiance et de dialogue approfondi.
Difficile de prévoir les résultats d’une opération qui est avant tout une expérimentation. Il est pourtant possible d’esquisser quelques impacts potentiels, voire souhaitables. Un tel dispositif, en supposant qu’il soit utilisé par un nombre significatif de citoyens, pourrait conduire à renouveler profondément le système démocratique actuel.
Imaginons une société dans laquelle les propositions de loi seraient coproduites à l’initiative d’un ou plusieurs citoyens, et non plus exclusivement des élus. Chacun pourrait s’exprimer sur le sujet traité, en apportant sa représentation du monde, faite de connaissances, de croyances, d’expérience, d’affectif, etc. L’expression la plus large d’intérêts particuliers permettrait alors de composer un intérêt général à partir d’accords et de désaccords explicites. Cette “objectivation” pourrait avoir deux conséquences majeures : d’abord, paradoxalement, conduire à des lois simplifiées, autorisant, dans un cadre donné, une certaine liberté d’interprétation et d’application qui laisserait les initiatives locales et citoyennes s’exprimer à travers l’ensemble des territoires ; ensuite, dépasser les expressions partisanes, sans les effacer, mais en les incluant et en les mettant au service de tous comme autant de possibilités, participant ainsi à la construction d’une proposition souhaitable par et pour le plus grand nombre.
Qui serait à même de porter des mesures législatives établies de cette manière devant le Parlement ? Est-ce l’élu tel que nous le connaissons aujourd’hui, tirant sa légitimité et rendant compte à un parti ? Ou bien un élu qui soit un représentant du peuple choisi, non pas par défaut au sein du paysage des positions idéologiques, mais pour ses capacités à animer l’espace public et faire sien le projet de tous ?
Réfléchies et disciplinées
Il appartiendra à Dominique Raimbourg ainsi qu’aux cinq autres parlementaires (de diverses étiquettes) ayant choisi d’expérimenter la plateforme dans les prochains mois de répondre à cette question.
Il reviendra aussi à l’équipe de Smartgov de prouver qu’il est possible de susciter sur le web de très nombreuses contributions réfléchies et disciplinées, susceptibles d’être analysées et synthétisées dans des délais raisonnables. La première enquête initiée par Bruno Le Maire, en cours d’analyse, laisse bon espoir. Mais le défi le plus grand incombera sans doute aux citoyens tentés, face à la crise qui les touche de plein fouet et au discrédit de la classe politique, de se dire que tout cela, finalement, ne leur importe guère. Et moins encore le sort des prisonniers. C’est alors qu’il faudra leur rappeler avec vigueur l’avertissement de Rousseau : « Sitôt que quelqu’un dit des affaires de l’État “que m’importe ?”, on doit compter que l’État est perdu. »
Claire de CHESSÉ, responsable Théorie-méthodes-recherche au sein de l’association « Smartgov ».
Philippe DURANCE, enseignant-chercheur au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM).
Clément MABI, doctorant en Sciences de l’information et de la communication, Université technologique de Compiègne.
(In La Revue Civique n°11, Printemps-Été 2013)
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