Le producteur de Ripostes et la logique de l’audience
Serge MOATI est l’un des grandes figures de la télévision française. Il a pris des risques et ne recherche pas le consensus à tout prix. Réalisateur, conseiller de François Mitterrand dans les années 70 et pour ses grands duels télévisés de 1981 et 1988, un temps Directeur général de France 3, puis patron fondateur d’une société de production, «Image et compagnie », Serge MOATI propose avec Ripostes, sur France 5, l’une des rares émissions de débat sur la télévision. Dans cet entretien, il revient sur son métier et en vient naturellement à l’audimat :«Si l’audience est l’aiguillon, je suis d’accord, déclare-t-il. Il faut tout de même faire des choses qui touchent le public. Mais en même temps, si l’audience se transforme en procureur, alors c’est la catastrophe. Vous êtes uniquement dans le court terme et vous ne faites plus rien».
Il ajoute qu’«il faut aussi faire preuve d’un peu de courage, j’utilise même des grands mots: de courage citoyen. Il faut des despotes éclairés pour mener des chaînes. Des gens qui se font une idée de ce qu’il est intéressant de proposer et qui se bagarre pour cela. L’Etat pourrait demander ce type d’approche, mais aussi un mécène. Rien n’interdirait à un François Pinault, qui aime et défend l’art moderne, de lancer une chaîne qui soit fondée sur la mise en avant de la culture et des créateurs».
– La Revue Civique : Quel lien établissez-vous entre démocratie et télévision ?
– Serge MOATI : Si vous considérez que l’information est un droit de l’Homme, alors la télévision peut apparaître comme un élément qui définit la situation démocratique dans un pays. Il suffit de regarder la télévision ou de lire la presse dans un pays sous dictature pour saisir la situation. La gestion de l’information est une des préoccupations majeures des régimes dictatoriaux.
– Il y a la société et il y a la télévision, en quoi la télévision peut-elle produire de la société ?
– C’est une question passionnante mais complexe. Si, pour paraphraser Saint Exupéry, « l’amour c’est regarder ensemble dans la même direction », lorsque l’ensemble de la famille regarde la télévision, il y a ce que vous nommez production de société.
Mais on peut aborder les choses autrement : la télévision développe ses propres images, son propre code, fonctionne dans une économie spécifique avec une série d’intervenants. Elle produits des signes, un langage différent de celui de la société qui l’entoure. En ce sens, elle est, en effet, société.
Surtout elle propose un regard et donne une vision du monde dont parfois on peut se sentir exclu. Il m’arrive de regarder des émissions et de me sentir mal à l’aise, pas à ma place Par exemple des émissions où le but est d’exclure l’autre, de le moquer méchamment, brutalement. Cela m’est désagréable d’assister à ce type de mise en scène, où l’empathie a totalement disparu. Dans ce cas, je n’ai pas le sentiment de participer de la même société.
Lorsque l’ensemble de la famille regarde la télévision,
il y a ce que vous nommez production de société
– Faire société, participer du débat public et de la démocratie, la télévision a un rôle difficile à tenir. Quel est la nature du lien avec le politique ?
– Le monde de la télévision n’est pas séparé de celui du pouvoir politique, même s’il n’est plus aux ordres. Les chaînes publiques sont financées par la collectivité, par l’impôt, cela crée des obligations.
Plus largement, les choix, les décisions politiques influent sur la marche des télévisions et pas seulement en termes d’actualité. Est-il possible que la télévision soit coupée de l’évolution du pays et des grandes décisions politiques qui peuvent influer sur la vie quotidienne des habitants ? Lorsque j’ai lancé la régionalisation de France 3, cela avait une résonance par rapport à la politique de régionalisation menée par Gaston Deferre après l’élection de François Mitterrand.
– Les choix de programmations, l’organisation d’une chaîne peuvent s’interpréter comme des décisions qui touchent au politique qui participent, ou non, d’une dimension civique ? La télévision peut-elle jouer un rôle dans l’ordre du politique ?
– Bien sûr. Lorsque je décide, dans les années 1983, de programmer une fois par semaine à 20h30 «Cinéma sans visa», pour présenter des oeuvres réalisés par les cinéastes du Tiers-Monde, je fais une action politique qui dépend de ma conception du monde et du rôle de la télévision. Mais, en aucune façon je répondais à une injonction du pouvoir politique ou j’allais prendre les ordres à l’Elysée. Au contraire d’ailleurs… car des copains, qui étaient dans les allées du pouvoir, se demandaient ce qui me prenait et affirmait qu’avec des choix de ce genre j’allais leur faire perdre les élections !
La télévision peut donc jouer un rôle politique et répondre à des enjeux civiques, mais il faut bien dire qu’avec la parcellisation du paysage audiovisuel, les choses sont beaucoup plus complexes.
Le problème c’est que les politiques, de droite comme de gauche, ne savent pas ce qu’ils demandent à la télévision publique.
– Oui, le choix est devenu très large mais en même temps il y a une raréfaction des possibles. Des émissions critiques ou culturelles qui pouvaient exister, il y a 20 ans sur des chaînes majeures, ne sont plus visibles et n’ont pas été remplacées par d’autres, différentes mais à l’exigence identique.
– D’une manière générale, les patrons de chaînes ne prennent plus le temps de laisser une émission s’imposer, de trouver son public et d’évoluer. Il faut faire de l’audience tout de suite. La concurrence est devenue très rude.
Le problème c’est que les politiques, de droite comme de gauche, ne savent pas ce qu’ils demandent à la télévision publique. Du coup, il est très difficile pour ceux qui la dirigent de tenir un cap. D’autant plus que l’instance qui les a nommés, le CSA, n’est pas celle qui les contrôle, c’est-à-dire Bercy. Impossible d’avoir une cohérence.
Depuis 20 ans, nous avons tous parlé de télévision publique, populaire et de qualité. Mais cela veut dire quoi ? Quels sont les moyens, quels sont les objectifs ? Les patrons de chaînes devraient être jugés sur leur capacité à tenir les objectifs clairement assignés.
Par rapport à ses objectifs, Patrick Le Lay a été un excellent patron de chaîne qui a su maintenir un cap, développer de l’audience, toucher le grand public, faire venir les budgets publicitaires et construire ainsi une machine très rentable. On ne peut pas en télévision courir après plusieurs choses à la fois. Si l’objectif est de proposer une chaîne qui fasse réfléchir, qui favorise l’expression de jeunes talents, qui donne la priorité à l’expression culturelle sous toutes ses formes, il ne faut pas en attendre aussi des succès d’audience et une grande rentabilité. Ce genre de choses est plus facile à faire en l’absence de sanction d’audience. Et les dirigeants doivent alors être jugés sur la tenue de ces objectifs et non sur l’audimat.
Dans les années 80, il était encore possible de mettre en avant la culture parce que le paysage était moins concurrentiel et que l’ambiance générale, l’effet Jack Lang, faisait que l’on s’intéressait plus à la créativité. Mais il ne faut pas idéaliser les choses: pour lancer les programmes régionaux, pour en faire parler, j’ai programmé «Dynastie» à 17 heures, avant de diffuser trois heures de programmes propres à chaque chaîne de région. J’ai aussi profité de l’abandon, par la Une et la Deux de l’époque, de la diffusion des programmes régionaux…
– Est-ce à dire que l’audience n’est finalement pas le bon indicateur ?
– Si l’audience est l’aiguillon, je suis d’accord. Il faut tout de même faire des choses qui touchent le public. On a besoin d’indicateurs. Sinon, vous ne faîtes plus du tout le même métier. Mais en même temps, si l’audience se transforme en procureur alors c’est la catastrophe. Vous êtes uniquement dans le court terme et vous ne faites plus rien. En plus, ce n’est pas très efficace car, comme les goûts peuvent changer rapidement, vous risquez d’être toujours à contre-temps en raison des délais nécessaires pour produire de nouvelles émissions.
L’audience ne peut pas dicter entièrement sa loi. C’est le cas dans le domaine de l’information : on sait que la politique étrangère intéresse peu mais peut-on imaginer un journal sérieux sans traiter du monde tel qu’il va ou ne va pas ? Il faut aussi faire preuve d’un peu de courage, j’utilise même des grands mots : de courage citoyen.
L’audience ne peut pas dicter entièrement sa loi.
– La télévision, ce n’est pas une histoire de consensus ?
– Il faut des despotes éclairés pour mener des chaînes. Des gens qui se font une idée de ce qu’il est intéressant de proposer et qui se bagarre pour cela. L’Etat pourrait demander ce type d’approche mais aussi un mécène. Rien n’interdirait à un François Pinault, qui aime et défend l’art moderne, de lancer une chaîne qui soit fondée sur la mise en avant de la culture et des créateurs. En ce cas, l’objectif ne serait pas d’atteindre la rentabilité mais de toucher un public nouveau à travers une programmation, des créations et des soutiens à des œuvres culturelles de qualité et exigeantes.
– Revenons à votre métier de producteur et d’animateur de Ripostes sur France 5, qui tient, dans le paysage actuel de la TV, une place originale puisque c’est pratiquement la seule émission régulière de débat contradictoire où interviennent des acteurs et des experts. Vous avez dit, un jour, que « les médias étaient ennemis de la complexité ». Comment cherchez-vous à sortir de cette dualité ?
– Oui, il est très difficile de traiter de la complexité dans le temps offert par le média, en raison de la nécessité d’intéresser un public qui n’est pas seulement composé de spécialiste du sujet. Sur Ripostes, et plus largement dans mon métier, j’essaye de permettre aux personnes qui interviennent d’expliciter leur point de vue, j’essaye de reformuler leurs propos pour les rendre intelligibles à plus de personnes. Pour moi, il est fondamental que la personne qui s’exprime soit comprise. Lorsque je pose une question, je prends soin de signaler qu’elle n’est pas réductible à la question. Qu’il faut être plus nuancé. C’est ma responsabilité et c’est une façon d’exercer mon métier de manière citoyenne.
Propos recueillis par Serge GUÉRIN (printemps 2008)