L’ancien journaliste Jean-François Kahn, fondateur de Marianne, est l’auteur de « L’horreur médiatique » (Plon, 2014) dans lequel il fait le procès de la « bulle » des médias. Ce spectateur engagé répond aux questions de la Revue Civique sur la responsabilité des médias et les raisons de la défiance qui touche aussi les professionnels de l’information.
À ses yeux, « les médias ont une grande responsabilité concernant l’état de la société actuelle », le problème étant, qu’«en toute liberté et en toute indépendance, ils ont tendance à penser tous pareil.» Pour celui qui, à titre personnel, avait penché pour la candidature de François Bayrou à la dernière présidentielle, « il est inutile de proposer des solutions tant que les médias n’ont pas conscience du problème. Pour l’instant, ils ne veulent pas savoir. Ce qu’il faut, c’est les secouer». Entretien avec cet agitateur d’idées, et des médias.
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La REVUE CIVIQUE : D’après vous, les médias ont-ils une responsabilité particulière ? Si oui, laquelle ?
Jean-François KAHN : Je pense que la responsabilité des médias est absolument considérable, contrairement à ce que vous répondraient la plupart des responsables de médias. Sauf que s’ils avaient raison, cela voudrait dire que les médias sont nuls ! Qu’ils n’ont plus aucune influence et ne sont plus écoutés et donc qu’ils ne servent à rien et devraient se saborder !
Je pense au contraire que les médias ont encore une certaine influence. Tout d’abord parce qu’ils arrivent encore à convaincre un certain nombre de personnes, ensuite parce qu’ils provoquent un tel rejet qu’il y a toute une fraction des gens qui se prononce a priori dans le sens inverse de ce qu’ils disent! Mais c’est aussi une manière d’avoir de l’influence a contrario.
Les médias ont aussi une grande responsabilité concernant l’état de la société actuelle. Que ce soit avec la presse de droite qui souffle sur les braises, qui hystérise absolument chaque fait divers et pousse à la radicalisation, qui fait le jeu du Front national; ou par la presse de gauche qui a contraint la gauche à ne pas regarder en face le problème de la sécurité ou de l’immigration, qui criminalise tout ceux qui, selon eux, ne pensent pas bien, qui fait la chasse aux petites phrases incorrectes et qui contribue à rendre les gens fous !
« Enfermés dans leur bulle »
Cette responsabilité a-t-elle changé par rapport à une période antérieure?
Je crois qu’elle s’est aggravée. Il y a un problème, ce n’est pas la première fois que je le dis et je ne suis pas seul à le dire : les médias n’écoutent pas, ils sont enfermés dans leur bulle et refusent de voir la réalité en face, de se poser les questions et de faire un travail d’autocritique.
Il y a eu une alerte extraordinaire en 2005 lors du référendum sur le Traité constitutionnel européen : 90% des médias à travers leurs éditorialistes, leurs directeurs ou les rédacteurs en chef étaient pour, de façon agressive. Ils ne laissaient absolument aucune ouverture aux partisans du « Non » et n’avaient aucune volonté de dialogue. J’étais moi-même pour le « Oui », simplement cela me posait un problème que 90% des journaux soient pour alors que nous savions bien qu’il y avait des gens contre. Et finalement 55% des Français ont voté « Non ». Cela témoigne d’un fossé terrible qui s’est creusé entre le pouvoir médiatique et l’opinion. À ce moment là, les responsables du pouvoir médiatique auraient dû s’interroger ! Ils ne l’ont pas fait, ils ont refusé, et pire que ça, dans la mesure où cela prouvait qu’il y avait une sécession entre le peuple et eux, ils ont réagi en disant « c’est normal, nous, nous sommes propres alors que le peuple est sale » !
La presse d’aujourd’hui ne porte donc plus l’opinion des Français ?
Les Français ont fait de plus en plus sécession par rapport au pouvoir médiatique dominant. Nous l’avons vu sur la Libye, où tous les médias étaient pour une intervention militaire et les Français contre. Compte-tenu de ce qu’il s’est passé, les Français avaient raison d’ailleurs. L’opinion et les Français se sont montrés plus lucides que les médias.
Vous dressez dans votre livre (« L’horreur médiatique ») le constat d’une uniformisation de la pensée des journalistes alors qu’ils ont une plus grande liberté et indépendance qu’avant. Pourquoi ce paradoxe ?
Je réagis un peu à toute une école qui fait une critique importante des médias – le sociologue Bourdieu était le penseur de cette école – et qui constate cette uniformisation. Ils l’expliquent d’une façon néo-marxiste par l’influence du « grand capital », celle du pouvoir économique et politique. Or, c’est plus complexe, et peut-être plus grave que cela.
Je ne suis plus journaliste mais je l’ai été pendant très longtemps. Depuis 1959, j’ai connu dans la presse des choses qui ne pourraient plus se passer : des mensonges, des trucages, du militantisme. Des choses qui seraient impossibles aujourd’hui car les sociétés de rédacteurs ne le permettraient plus, les journalistes se révolteraient.
Incontestablement, il y a une liberté et une indépendance qui est plus importante qu’hier. Les journalistes sont plus cultivés, ils ont des notions d’économie qu’ils n’avaient pas nécessairement, ils connaissent un peu ce que sont les écoles de philosophie alors qu’ils n’en avaient aucune idée hier, ils lisent des livres, bref il y a une amélioration.
« Ils vivent ensemble,
en osmose »
Simplement que se passe-t-il? Il y a peu de journaux qui font l’opinion. Ce sont des journaux qui d’ailleurs se lisent de moins en moins mais comme ils influencent ce que disent les radios le matin, ce que disent les télés le soir et ce que dit la presse régionale, ils ont finalement beaucoup d’influence. Or, ces journaux ne sont plus que trois ou quatre et sont tous concentrés dans la même ville, contrairement à l’Italie ou aux États-Unis. Ils vivent ensemble, en osmose, fréquentent les mêmes milieux, sont issus du même milieu sociologique, lisent les mêmes livres donc ils ont les mêmes références et en plus ils ont connu le même parcours. C’est-à-dire qu’ils sont venus de « la gauche de la gauche » et se sont ensuite ralliés au néo-libéralisme en matière économique et sociale. En toute liberté et en toute indépendance, ils ont tendance à penser tous pareil.
Leur pensée est à 80% en matière de mœurs et de société un mélange d’idéologie post-soixante-huitarde et, en matière économique et sociale, un ralliement néo-libéraliste. Or, le « peuple » a évolué exactement en sens inverse, c’est-à-dire en rejetant de plus en plus les excès de l’idéologie des soixante-huitards en matière de mœurs ou de société, et en étant de plus en plus révolté contre les dégâts incroyables du néo-libéralisme en matière économique et sociale. Naturellement, cela contribue à creuser encore plus le fossé entre eux.
Pour favoriser le pluralisme dans les médias, faudrait-il plus de médias « engagés » ?
Ils sont déjà tous très engagés ! Il n’y a que Le Parisien qui est un peu moins engagé que les autres, mais Le Figaro, Le Monde, Libération, Les Échos, L’Opinion sont engagés !
Ce qu’il faudrait c’est qu’ils ne soient pas tous engagés dans le même espace ! Alors, entre Le Figaro et Libération ou Le Monde il y a quelques différences, par exemple sur l’immigration ou le mariage gay, heureusement ! Mais en matière économique et sociale, ce qui est le plus important pour les gens, là il n’y a quasiment plus de différences, ils se réfèrent tous quasiment à la même idéologie.
Dans ce cas comment favoriser un pluralisme dans les médias?
C’est compliqué ! J’ai moi-même fait un journal, Marianne, pour essayer de rompre avec cette uniformité, de réintégrer un pluralisme et de faire entendre un autre son de cloche. C’est ce que nous avons fait pendant dix ans. Je crois qu’en ce sens nous avons eu un rôle positif d’un point de vue démocratique. Mais à partir du moment où je suis parti, la tendance des journalistes, même de ce journal, a été de revenir dans la pensée unique parce que c’est dans les têtes que cela se passe.
« Une ‘bouillie’ sur Internet »
Comment rompre cette uniformité, est-ce que le web peut apporter ce pluralisme manquant ?
D’une manière générale Internet est un contrepoids. Il a, par exemple au moment du référendum européen, plutôt véhiculé les idées du « Non » ; même s’il disait d’ailleurs autant de mensonges que les partisans du « Oui » !
Le problème du Web est qu’il n’y a pas de hiérarchisation : qu’est-ce qui est important, qu’est-ce qui compte, qu’est-ce qui est vrai ? On ne sait pas ! C’est une espèce de bouillie, et cela perd donc une grande partie de son impact.
À cela s’ajoute qu’il véhicule assez facilement des haines, des violences, des calomnies absolument terribles. Internet a un aspect positif mais aussi un aspect incroyablement négatif.
Le « suivisme » ou grégarisme des médias ne proviendrait-il pas de l’accélération du temps médiatique ?
Je ne suis pas sûr que cela joue, en revanche, c’est un problème en soi. C’est-à-dire qu’il y a une instantanéité, une accélération du temps médiatique qui crée ce trouble de l’opinion par rapport aux médias.
D’abord, voyons avec quelle rapidité nous tournons la page de certains sujets : nous sommes à la veille d’une Guerre mondiale avec l’Ukraine et deux jours après cela ne représente plus que trois lignes dans les journaux ! Pendant cinq jours l’affaire Leonarda a été un délire total, alors que finalement il n’y avait pas d’affaire ! Nous avons même été encore plus loin dans les médias en créant un fantasme pendant plusieurs jours autour du « tueur fou », comme s’il en était à son soixantième crime, alors qu’il n’a tué personne !
Que faire contre ces dérives ?
Dans mon livre, je ne fais volontairement aucune proposition car il est inutile de proposer des solutions tant que les médias n’ont pas conscience du problème. Pour l’instant, ils ne veulent pas savoir. Nous pouvons leur proposer n’importe quoi, ils feront la même chose tout le temps.
Ce qu’il faut c’est les secouer et les forcer à regarder la réalité en face, c’est le but de mon livre ! À partir du moment où ils esquisseront une autocritique, tout sera possible avec des changements qui pourront mener à des médias libres, pluralistes, divers et lucides.
Mais nous en sommes loin, il suffit de regarder le sujet de l’Ukraine : nous avons été face à un monolithisme et un manichéisme infantile dans la façon dont les médias ont rendu compte de ce qui se passe en Ukraine.
La presse est en danger
Pourtant les journalistes sont des gens très informés, comment peuvent-ils ignorer les sondages qui en font une des professions les plus honnies ?
Ils le voient bien mais ne veulent pas le savoir. Ils se sont confectionnés ce discours protecteur « nous sommes propres et le peuple est sale ». C’est pour cela qu’ils utilisent maintenant de façon obsessionnelle le terme de « populisme ». Il y a quarante ans, ce n’était pas péjoratif : il y avait le prix du livre populiste, le prix du cinéma populiste, etc. Aujourd’hui, c’est à tout bout de champ qu’ils utilisent ce mot, comme un synonyme de « fascisme », pour diaboliser l’adversaire. Mais cela veut aussi dire qu’ils ont diabolisé le peuple pour se protéger.
Vous parlez de journaux, mais ne vont-ils pas disparaître à court terme ?
Le fait est que les journaux proposent une offre qui ne correspond plus à la demande, qu’il y a un décalage entre le peuple et les journaux et que l’opinion rejette la profession journalistique. Ajouté à cela la mutation technologique importante que nous traversons. L’ensemble fait que tous les médias dégringolent.
La presse papier est en danger et risque de disparaître demain. Mais ce n’est pas uniquement la presse papier : les audiences des radios d’informations sont toutes en baisse, c’est l’ensemble des médias d’information qui est en crise.
Il y a moins d’intérêt pour l’information de la part de l’opinion ? Si non, alors comment s’informe-t-il ?
Il y a moins d’intérêt pour la façon dont les médias informent. L’opinion s’informe à sa façon. Naturellement le recours à Internet, aux médias sociaux et à la presse gratuite est important et explique une partie de cette baisse des médias classiques.
En appelant à plus d’engagements différents dans les journaux, n’y a-t-il pas un risque d’ouvrir la porte aux extrémismes ?
Il est difficile de ne pas être engagé, dire qu’une démocratie est mieux qu’une dictature est en soi un engagement. Être engagé pour un média n’est pas condamnable, le problème est la diversité. Je ne dis pas que la diversité dans les médias doit être calquée sur celle de l’opinion mais elle ne doit pas non plus être l’envers de l’opinion.
« Il faut des limites »
à la libre parole
Je ne suis pas pour laisser la parole à tout le monde. J’admets tout à fait qu’il faille des limites. Je suis même un des rares, à deux ou trois reprises quand il y a eu des problèmes de censure de livres épouvantables, à défendre la censure (c’est plutôt la presse dont je vous parlais qui était contre cette censure). Simplement les mêmes qui sont contre la censure pour des livres épouvantables faisant l’éloge du viol ou de la pédophilie, veulent interdire les spectacles de Dieudonné. Soyons logique : on ne peut être pour la tolérance sans limite dans un cas et contre la tolérance quand ça ne vous arrange pas ! Pour le cas Dieudonné, je pensais personnellement qu’il ne fallait pas interdire ses spectacles mais il aurait dû être en prison, car il violait la loi par ses propos.
Dans les médias aujourd’hui, on laisse des chroniqueurs avec des opinions extrémistes, ou tangentes, s’exprimer (comme Eric Zemmour)…
C’est différent, Dieudonné exprime des idées qui normalement sont attentatoires à la loi. Eric Zemmour exprime des opinions réactionnaires, mais pas attentatoires à la loi. Le pluralisme implique que des réactionnaires puissent s’exprimer, que ce soit un réactionnaire de droite ou un gauchiste radical.
Le problème est qu’aujourd’hui, dans les médias, le pluralisme ne se réduit quasiment qu’à la pensée unique sociale-démocrate molle et une droite dure. Ce sont les deux seules tendances qui peuvent s’exprimer de façon puissante et forte.
Propos recueillis par Marie-Cécile QUENTIN et Emilie GOUGACHE
(in La Revue Civique n°14, Automne 2014)
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