Selon Nikolay Petrov, ancien Président du programme des Sociétés et des Régions au Carnegie Moscow Centre, qui collabore avec l’European Council of Foreign Relations, le régime actuel russe ne va pas tarder à s’écrouler. Les racines de cet échec remontent à la crise politique de 2011-2012, lors des grandes manifestations antigouvernementales et des faibles résultats électoraux obtenus par le parti de Poutine. D’après cet expert, le régime, qui auparavant était un système hybride préservant une allure démocratique, est devenu un État complètement autoritaire et a rendu les élites plus dépendantes de Poutine. Avec de grandes sources de fragilité.
Car même si la popularité de Poutine est montée en flèche après l’annexion de la Crimée, il a été pris au piège par ses propres choix. Son régime cherche à se légitimer aujourd’hui sur l’action militaire, des conflits de plus en plus intenses se succédant pour tenter de maintenir le soutien du public. Cette position est intenable, compte tenu de la diminution des ressources financières, de la moindre patiente des élites, qui ne souhaitent pas vivre éternellement dans un camp militaire, et de la détérioration rapide que subit le système administratif et politique russe.
………………………………………………………………….
L’European Council of Foreign Relations propose une analyse des dangers concrets encourus par ce régime, menacé par la montée des tensions sociales liées à la réduction des dépenses du Gouvernement et aux attaques terroristes après son intervention militaire en Syrie. Le dilemme de l’Ukraine orientale ne fait que jeter de l’huile au feu mais la Russie s’est freinée par crainte de sanctions plus sévères et hésite maintenant à se retirer pour ne pas être accusée d’avoir trahi l’intérêt national. Voilà pourquoi l’instabilité politique pourrait glisser le pays dans le chaos ; la loyauté des élites régionales, qui ont vu les fonds fédéraux se rétrécir dans le Caucase et d’autres régions, n’est plus assurée.
Voici un décryptage des points principaux de cette analyse originale de Nikolay Petrov.
Les dynamiques que ce régime en crise subit
La Russie, déclare Petrov, est donc sur le point de connaître un conflit et la seule question qu’il faudrait se poser est combien de temps peut survivre le régime sans que se produise un changement radical de direction. En examinant les dynamiques sous-jacentes, Petrov a constaté que chacune, prise isolément, pourrait déclencher la désintégration du régime en moins de deux ans ; en les combinant, la débâcle semble beaucoup plus proche.
1/ La concentration excessive du pouvoir. Le régime russe est passé en 2014 de la volonté d’acquérir la légitimité par les urnes à la mobilisation de l’armée, ce qui a produit un changement majeur dans le caractère du régime. Selon cette analyse, les groupes sociaux, tels que les médias, les oligarques, les gouverneurs et la société civile, ont été supprimés ou très affaiblis; les pouvoirs, législatif et judiciaire, ont été fortement réduits ; et Poutine a commencé à contrôler personnellement certaines institutions à l’instar du Conseil de sécurité russe. S’il est vrai que cela lui a permis d’obtenir une forte popularité, l’instabilité s’est aussi, depuis, installée.
2/ Un système de partis dysfonctionnel. Russie Unie, le parti au pouvoir, n’est rien de plus qu’un véhicule du Poutinisme. Il est ce que l’on appelle un « parti du pouvoir », un terme russe pour décrire les partis qui n’existent que pour soutenir un fort leadership et qui manquent d’autonomie en tant qu’acteurs politiques. Ceci est d’autant plus important qu’il n’y a aucun parti viable dans l’opposition, une situation dangereuse parce que si Poutine devient moins populaire, affirme Petrov, les citoyens, incapables soit de trouver des négociateurs de leur côté, soit de canaliser leur frustration vers une formation politique constructive, pourraient devenir la clé, en protestant dans les rues, de la décomposition du régime.
3/ Seul le court terme compte. Cette forte incertitude politique rend les investissements à long terme irrationnels, tant sur le plan financier qu’en termes politiques. Cela rend le système politique réactif, entièrement axé sur la résolution des problèmes immédiats. Par exemple, après la crise économique qui a frappé le pays, aucune stratégie n’a été pensée pour la surmonter. Il y a une crainte, de la part du régime, que toute réforme puisse devenir hors de contrôle, déclenchant une demande croissante de changement, comme cela avait été autrefois le cas avec la Perestroïka. Cette mentalité « court-termiste » incite les responsables politiques russes à capter les actifs de l’État au lieu de les déployer dans la durée pour favoriser des profits ultérieurs, et à dépenser rapidement tout le capital : ils croient que leur sort peut changer à tout moment puisqu’il repose entièrement entre les mains de Poutine.
4/ La mobilisation militaire. L’annexion de la Crimée a été la première étape, même si le coût de l’intervention de la Russie en Ukraine est vite devenu prohibitif. Comme les effets des victoires s’effacent rapidement, le régime a trouvé des moyens pour les rappeler : le film TV « Crimée, la voie de la patrie », diffusé au premier anniversaire de l’annexion, ou l’utilisation de la rhétorique de la Russie présentée forteresse assiégée, en sont deux exemples. Cependant, maintenir la dépendance d’une société accrochée aux interventions militaires n’est pas une tâche facile, surtout sur une longue période. Le gouvernement passe d’une cible militaire à une autre, mais à chaque fois –la Crimée, l’Ukraine orientale, la Syrie ou la Turquie– l’effet « enivrant » dure moins longtemps…
5/ L’intensification du conflit entre les élites. Jusqu’à récemment, le système était capable de satisfaire les appétits croissants des élites proches de Poutine au détriment de la croissance économique du pays. Pourtant, cette capacité diminue et les affrontements sont appelés à s’intensifier en raison de la détresse économique des derniers temps. Depuis 2014, le nombre de conflits de cette nature a explosé. Par exemple, la nationalisation du joyau de la couronne de l’oligarque Vladimir Yevtushenkov, la compagnie pétrolière Bashneft, en 2014 ; ou la démission forcée de Vladimir Yakunin en tant que chef de la compagnie publique des chemins de fer en 2015. Ce sont des crises que la confrontation de la Russie avec l’Occident aggrave. Les dommages que les sanctions occidentales ont causés à l’économie russe et aux proches des élites ont forcé ces derniers à mener un style de vie plus modeste, une chose qu’elles ne toléreront pas longtemps.
Les stratégies d’un régime affaibli
La seule possibilité pour que le système survive, c’est le virage total, affirme Petrov, qui nous propose trois solutions alternatives :
Stratégie numéro 1 : la réconciliation avec l’Occident
Une solution pourrait être soit une forte augmentation du prix du pétrole, soit une réconciliation avec l’Occident. La première est en grande partie hors de contrôle pour Poutine, mais il ne lui serait pas impossible de parcourir la deuxième voie en démontrant sa capacité à faire face aux crises comme la guerre civile syrienne et sa volonté de lancer des réformes économiques libérales en Russie. Nommer dans un poste d’importance un homme politique qui soit « libéral » (même soi-disant) tout en étant en réalité très lié au régime, comme Alexei Kudrin ou German Gref, enverrait un signal positif à l’Ouest.
Après les élections législatives prévues en septembre 2016, lorsque le besoin de gagner des électeurs avec une rhétorique anti-occidentale sera passé, le Kremlin pourrait déclarer avoir gagné sa lutte contre l’Occident et avoir restauré la grandeur de la Russie sur la scène internationale. Ce serait une bonne opportunité pour se réengager dans la coopération internationale « à partir d’une position de force ».
Stratégie numéro 2 : changer le leader
La Russie pourrait aussi changer de leader. Celle-ci est une option plus réaliste que la première, affirme Petrov : comme le système ne pourra pas garder longtemps sa légitimité par des victoires militaires, il devra éventuellement revenir à une logique électorale. Pour que Poutine maintienne sa puissance politique, ayant mis en garde tout le pays avec ses campagnes militaires, cela nécessiterait un soutien, selon l’analyse de Petrov, de 90% de sa base électorale, un chiffre presque impossible à obtenir à l’heure actuelle. Il pourrait donc soutenir un allié plus jeune, comme Sergey Shoigu, mais personne ne pourra garder le même pouvoir que Poutine ; de plus, un changement de nom ne signifierait pas que les troubles soient finis. Le système gagnerait du temps, mais il y aurait encore de grands problèmes à résoudre.
La vraie option : le changement de régime
Parler de « changement » en Russie devrait impliquer la suppression du chef de file et des institutions politiques dans leur forme actuelle. Cela laisserait le pays en manque de cap politique et la société désorientée. Tel est le scénario de l’effondrement, selon Petrov : des protestations dans les rues et une paralysie totale de l’État. Le Gouvernement utiliserait alors la force contre les manifestants, provoquant leur colère et une escalade de nouvelles manifestations, ce qui amènerait à un coup d’État de la part des élites ou à la scission définitive entre différents groupes de la classe dirigeante, qui commencerait à concourir pour obtenir le soutien du public. Dans ce scénario, qui est selon lui le plus probable, le pouvoir serait redistribué entre différents organismes, tels que les agences gouvernementales, les grandes entreprises et certaines régions, telles que le Tatarstan et la Tchétchénie. Pourtant, rien de cela n’impliquerait de façon automatique une amélioration de la situation du pays et de ses habitants.
Même si ces bouleversements semblent peu probables dans un très court terme, comme le relève Petrov, la Russie est un pays, dit un vieil adage, où rien ne change pendant 100 ans mais où, tout d’un coup, tout se révolte en 5 ans.
Rafael Guillermo LÓPEZ JUÁREZ
(mai 2016)
Pour aller plus loin :
► La chute de Poutine : la prochaine crise du régime russe, 19 avril 2016, par Nikolay PETROV, de l’European Council of Foreign Relations (en anglais)
► Dix contentieux entre la Russie et l’Occident, un article de la Revue Civique
► La Russie, l’Ukraine et le droit international, par Jean-Dominique GIULIANI, de la Fondation Robert Schuman (février 2015)
► Les Néerlandais rejettent le traité d’association entre l’Union européenne et l’Ukraine, par Corinne DELOY et Pascale JOANNIN, de la Fondation Robert Schuman (avril 2016)
► Comment les oligarques bloquent la réforme en Ukraine, par Andrew WILSON, European Council on Foreign Relations, avril 2016 (en anglais)
► L’hydra de Poutine : un regard sur l’intérieur des services de renseignement russes, par Mark GALEOTTI, European Council on Foreign Relations, mai 2016 (en anglais)
► Les conséquences des sanctions occidentales pour l’économie russe, du Centre for Eastern Studies, par Maria Domanska et Szymon Kardas, mars 2016 (en anglais)