Réflexions croisées sur la crise démocratique (avec JP Delevoye, à la Fondation Jean Jaurès)

Morceaux choisis d’un débat où intervenaient notamment Karine Berger, Jean-Paul Delevoye et Cécile Untermaier, rencontre organisée (en 2016, donc avant l’élection présidentielle de 2017, mais publié en octobre 2017 par la Fondation Jean Jaurès).

Le Conseil économique, social et environnemental (CESE) est un outil institutionnel d’observation privilégiée de l’état de notre société et de sa vitalité démocratique. Voici, dans les textes synthétiques ci-dessous, des morceaux choisis d’un débat entre quatre personnalités, sur le thème la représentativité du système politique actuel. Jean-Paul Delevoye, qui a présidé cette institution, a livré le fruit de ses nombreuses expériences (il a présidé aussi l’Association des Maires de France et a été Médiateur de la République), Karine Berger, ancienne députée, porte aussi des propositions pour rénover notre démocratie. A cela s’ajoutait un regard de Dominique Raimbourg, alors député, qui a initié la démarche « La loi pour tous, tous pour la loi ». Cécile Untermaier, autre contributrice au débat est, de son côté, députée (PS) de Saône-et-Loire.

Le débat s’est articulé autour des questions suivantes : comment lutter contre l’antiparlementarisme latent ? Est-ce en réformant le mode de scrutin des élus, en le rendant plus « démocratique », ou en procédant par tirage au sort comme pour les jurés d’Assises ? Comment rapprocher davantage ces élus du peuple qu’ils représente ? Peut-être en donnant plus de poids aux citoyens par rapport aux partis politiques ? La question de l’émergence des partis dits « antisystème » dans le monde a aussi été analysée. Une critique du court-termisme et du « jeu de pouvoir pour le pouvoir », a été également émise par les débatteurs.

L’analyse de Karine Berger

« (…) La question soulevée comporte une dimension générationnelle (…). Nous proposions que les membres du Sénat soient tirés au sort parmi les citoyens. L’idée était d’obtenir une assemblée qui, au lieu de relever comme aujourd’hui des mécanismes de partis politiques, corresponde à une représentation citoyenne. Notre idée était de lutter contre l’antiparlementarisme (…). La meilleure solution était de faire en sorte que n’importe qui puisse un jour devenir celui ou celle qui intervient sur les textes, un peu dans le même principe que pour les jurés de Cour d’Assises (…). Tant que nos concitoyens n’auront pas la certitude que n’importe qui peut être désigné, nous aurons un problème de crédibilité et de représentativité, d’où l’idée du tirage au sort. Comment rendre le Parlement plus ouvert ? Nous en étions arrivés à penser qu’il fallait laisser les citoyens entrer au Parlement. (…) Nous avons également défendu l’idée de faire en sorte que les associations citoyennes trouvent une structure de représentation qui leur donne une visibilité identique à celle des autres corps intermédiaires. Quand on se constitue en association citoyenne, en quoi n’est-on pas aussi représentatif qu’un syndicat ? Si c’est la même chose, comment faire participer cette association citoyenne aux décisions ? »

L’analyse de Jean-Paul Delevoye

« Dans le monde entier, on voit émerger des partis antisystèmes (…). Jusqu’en 1980-1982, on observe une répartition relativement égale, selon les déciles de revenus, de la richesse créée. Depuis cette période, on assiste à un formidable décrochage. (…) On voit se reformer une société en forme de montgolfière. Ce phénomène déstructure les sociétés en voie de développement, alors qu’auparavant elles voyaient la classe moyenne s’accroître et la précarité diminuer, ce qui a porté un mouvement d’aspiration démocratique. Tous nos systèmes démocratiques qui ont été construits sur la répartition de la croissance sont en train de se transformer, avec des élites qui fuient dans d’autres pays une paupérisation, une classe moyenne qui disparaît, une humiliation sociale qui se répand et une déstructuration de quantité de ‘corps’ (médecins, notaires, journalistes, etc.). L’économiste Esther Duflo a écrit dans son livre ‘Repenser la pauvreté’ : « On défend les valeurs de la République quand on a le ventre plein. » Notre classe moyenne est en situation de stress, voire de panique. Le champ des espérances est en train de diminuer. Les espérances sont fortes dans une phase de croissance. Alors les peurs diminuent et les tentations de quitter le système s’affaiblissent. Nous sommes aujourd’hui brutalement passés à un moment où les idéologies politiques sont très fragilisées, ne sont plus porteuses d’espérance. (…) Quand les espérances disparaissent et quand la classe politique semble uniquement préoccupée par la conquête du pouvoir, les partis républicains ont un champ « espérantiel » qui diminue, alors que les partis populistes ont un champ des peurs qui grandit. Au moment où la mondialisation fait disparaître les frontières, en France on est encore (tendantiellement) focalisé sur une offre obnubilée par le pouvoir. Cela est en train de créer une intense crispation (…). Le citoyen veut adhérer, cesser de subir, il veut être coproducteur du futur.

« Les citoyens veulent désormais des contrats »

Il y a trois sujets (à réfléchir dans la période contemporaine, en France et en d’autres démocratie; ndlr) : la répartition de l’échelle de valeurs, les chocs générationnels et ‘l’évasion’ des systèmes collectifs. Si j’ajoute le schéma de la radicalisation de la vie politique (aux États-Unis, les votes communs entre démocrates et républicains sont de moins en moins possibles car les clivages ne sont plus avant tout politiques mais désormais religieux), on se dirige vers un blocage institutionnel au niveau de l’État central. On aura une opposition obsédée par sa cohésion contre le gouvernement, quelles que soient ses options et ses perspectives pour le pays, avec une impossibilité de décider. Si à cela nous ajoutons la perspective du référendum britannique sur l’appartenance à l’Union européenne, qui peut mettre à mal les derniers mécanismes de solidarité européens, et un Front national qui continue en France (malgré tout) à gagner des positions, nous aurons alors un paysage politique en déshérence, incapable de porter un projet de société et enfermé dans la gestion, avec des managers et non plus des leaders. On observe aujourd’hui une formidable interrogation des citoyens (…). On a sous-estimé le rôle des individus face aux religions, comme celui des consommateurs par rapport aux entreprises, et des citoyens par rapport à la politique. Le pouvoir central veut garder sa capacité de contrôle, alors que les citoyens veulent des contrats.

La loi en France s’est historiquement constituée dans un cadre monarchique, son respect assurait l’autorité de l’État. Or, nous sommes entrés dans une société horizontale, dans laquelle c’est la fluidité de l’information qui crée la force d’une entreprise, par exemple, mais aussi d’un État. Cela oblige à réfléchir à une nouvelle relation au pouvoir. La France est un pays malade du pouvoir (…). Si le système administrativo-politique veut tout contrôler alors que le monde de demain est un monde d’incertitudes, de complexité, d’agilité, d’adaptabilité, la rigidité du système créera des systèmes d’évitement et l’on risquera de voir des démarches de désobéissance civile. Je ne crois pas à une révolte générale, du fait de l’importance persistante de la classe moyenne, mais je crois à des phénomènes de contestation du pouvoir. (…) Cette obsession du pouvoir a conduit à valider par exemple dans le passé une réforme territoriale qui a commencé par une carte de répartition du pouvoir. Or, il aurait fallu finir par cela, comme conséquence de la conception d’une offre territoriale nouvelle inscrite dans la mondialisation des échanges. Le pouvoir et la préservation du pouvoir l’emportent généralement trop sur l’adaptation des institutions à un monde qui change à toute vitesse.

(…) Le rapprochement États-Unis/Chine déplace le cœur de la régulation mondiale. Ce sont les normes sino-américaines qui vont s’imposer au monde. Aujourd’hui, les bombes atomiques, ce sont les banques de données, alors que nous restons obsédés par la bombe atomique. Alors que cette dernière rendait la guerre impossible, les premières rendent la paix impossible. Aux États-Unis, 158 familles financent 50 % des dépenses politiques électorales. Par ailleurs, Google vient de tester son impact sur la victoire des candidats en fonction de la manière dont son moteur de recherche les positionne dans les résultats. Apparaître en première place entraîne un avantage concurrentiel de 15 à 25 %. Le numérique crée également une contraction du temps, avec de plus en plus de réactionnaires et de moins en moins de visionnaires. Or, sans projet, pas de mobilisation.

« La politique sera un sport de glisse, sur des vagues d’émotions »

Comme le rappelle Pierre Rosanvallon, les autorités morales ont disparu. Or, quand on ne croit en rien, on est prêt à croire n’importe quoi. L’enjeu n’est donc pas la qualité de l’émetteur, mais le crédit moral accordé à l’émetteur par le récepteur. Les Français ont soif de débats politiques, et non pas politiciens. Ils ont besoin d’affectif, de considération, alors que la classe politique, généralement, les punit en permanence. Le nazisme est arrivé au pouvoir en raison de l’humiliation. Il est difficile d’être pauvre dans un pays riche, et le système économique est en train d’humilier de plus en plus de personnes. (…) Depuis une dizaine d’années, les psychologues ont vu apparaître de nouvelles formes de suicide, notamment chez les jeunes de 10 à 12 ans, ou après des actes visant à détruire les situations d’humiliation. Le taux de suicide se révèle le plus bas durant les campagnes présidentielles. Il y a donc bien des ressorts psychologiques de l’opinion par rapport à un discours ou une espérance politique.

Voyez le projet de Google de voiture sans chauffeur. Ce qui compte, ce n’est pas la voiture sans chauffeur, c’est de libérer tous les jours trois heures d’attention, de disponibilité, et de voir ce que nous allons pouvoir en faire. La bataille du temps et la bataille du mental sont absolument fascinantes. (…) La politique sera un sport de glisse, du surf sur des vagues d’émotion impossibles à maîtriser. Pouvons-nous éveiller les citoyens et ne plus avoir des consommateurs de la République ?

Pierre Laroque, lorsqu’il a créé la Sécurité sociale en 1945, avait pour souci de mettre en place des organismes de solidarité qui ne soumettent pas l’homme, mais au contraire le préservent dans sa dignité. Quarante ans plus tard, il a lancé un cri d’alarme. Il constatait avec effroi que l’organe de la Sécurité sociale était devenu un dispositif d’encaissement et d’exigence de droits, et non plus un lieu d’acceptation des valeurs de solidarité. Avec la contestation de l’impôt à laquelle on assiste aujourd’hui, le modèle de consommateurs de la République se renforce. On ne veut plus que le juge soit juge, mais qu’il fasse souffrir le coupable ; on ne veut pas de bons enseignants, mais que nos enfants obtiennent la meilleure note ; on ne veut pas que le maire soit intelligent, mais qu’il installe une lampe devant la porte de chez soi, etc.

(…) On peut établir une comparaison avec les années 1920 et 1930. Dans les deux périodes, on a une économie en crise, un discrédit politique majeur, de l’antiparlementarisme, de l’antisémitisme. Les terroristes islamistes nous enferment dans un piège : on casse l’économie des pays émergents et on provoque des vagues de migrants pour nourrir l’anti-islam. On a transformé insidieusement un débat politique en débat religieux, comme en témoignent les unes des journaux sur les « musulmans de France » ou les « Juifs de France ». Les luttes identitaires sont en train de remplacer les luttes de classe (…) Il n’existe pas (assez) de réflexion politique pour modifier le comportement des gens.

(…) Des citoyens qui travaillent ensemble sur un projet montent en gamme. On n’invective pas des personnes avec lesquelles on a discuté, avec qui on a participé à une action. Aujourd’hui, on cohabite, on ne fait pas ensemble. Je vois de plus en plus d’architectes venir dans les quartiers avec des outils pour de la coconstruction. La démarche participative est certainement dans le ‘faire ensemble’. La liberté, c’est offrir la possibilité du choix. Si vous permettez à quelqu’un d’avoir un choix, vous lui témoignez du respect et il a un espace pour construire sa liberté. Or, nos procédures publiques ne sont pas faites pour avoir un choix.

« Pour le sens de la consommation, le système éducatif est en jeu »

(…) Une révolution a eu lieu sur le plan psychologique. En 1945, les Américains se demandaient comment écouler leur production industrielle. Henry Ford avait réuni des psychologues. Ceux-ci avaient déclaré que nous étions alors dans une économie de satisfaction des besoins (se nourrir, se loger), ce qui était nécessairement limitant. Si l’on voulait doper la production industrielle, il fallait développer des envies, d’où la société de consommation. Cela a conduit à soutenir des causes politiques, comme le droit de fumer dans l’espace public pour les femmes, afin d’écouler des stocks de cigarettes. Mais le problème apparaît lorsque l’homme vaut plus dans la consommation que dans ce qu’il est, dans ce qu’il dépense que dans ce qu’il pense. Cela conduit à un phénomène de déshumanisation. Or, plus son identité est faible pour une personne, plus elle risque de se construire dans ce qu’elle consomme. Il faut donc passer de la soif de consommation au sens de la consommation. C’est le système éducatif qui est en jeu. Sur dix ou quinze ans, on peut changer cette éducation et, in fine, nos comportements. »

Cécile Untermaier

« Il faut retenir cette idée du temps long qui doit être aussi celui du Parlement. Nous avons imaginé une chambre du temps long dans la mission sur l’avenir des institutions.

(…) Sur la demande citoyenne, je suis toujours très surprise d’entendre des citoyens me demander : qu’allez-vous faire pour moi ? Cette question rejoint celle des méthodes possibles pour développer l’intérêt général.

La participation citoyenne impose un respect des citoyens dans les démarches qui leur sont proposées. Il ne faut pas que ce soit un marché de dupes. Si l’on fait de la participation, cela suppose que la décision ne soit pas déjà prise. »

(novembre 2017)

Pour aller + loin :