Poutine est-il fou ? L’interrogation, et le témoignage, de Richard Prasquier, Président d’honneur du CRIF

Le syndrome paranoïaque de Vladimir Poutine a été relevé par de nombreux observateurs, depuis longtemps, et même par le Président de la République Emmanuel Macron après son long entretien à Moscou début février, avant même le déclenchement de la guerre en Ukraine par le Président russe. Ancien Président du CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France), Richard Prasquier, médecin de profession, a rencontré au Kremlin le Président russe: il a livré dans sa chronique à Radio J (le 3 mars) son témoignage, autour de cette interrogation: « Poutine est-il fou ? » Voici son texte.

« J’ai rencontré  Poutine au Kremlin en 2008. J’accompagnais Moshe Kantor, Président du Congrès juif européen et nous avions  le privilège de faire un discours au  Président russe. Kantor a parlé de l’antisémitisme en Europe et moi, de la bombe atomique iranienne.

Le président iranien de l’époque s’appelait Mahmoud Ahmadinedjad. Il avait des raptus mystiques, avait placé une Mercedes 600 devant le puits d’où était censé sortir l’imam caché et considérait que le chaos d’un cataclysme nucléaire était un moyen de hâter l’arrivée du Messie. J’ai dit que si le monde n’avait pas été détruit pendant les années de guerre froide c’est que  les protagonistes avaient été des acteurs rationnels mais qu’avec un illuminé comme Ahmadinedjad, les règles du jeu de la dissuasion ne seraient plus respectées.

La réponse de Poutine m’avait surpris. Sur l’Iran, il n’a rien dit. Sur l’antisémitisme, il a prétendu que c’était un mal répandu partout, y compris en Israël, mais que le seul pays, le seul, où l’antisémitisme n’existait pas, c’était la Russie: Poutine mentait, mais j’étais trop poli – et trop prudent-  pour le lui dire….

Chez Poutine, « un narratif interne fermé, comme ceux qui structurent le nazisme, l’islamisme radical ou le complotisme », analyse Richard Prasquier.

Quand il a (récemment) ordonné à ses chefs militaires de mettre les forces de dissuasion  russes en régime d’alerte, je me suis demandé si, ce jour-là, ce n’était pas à un Président fou que j’avais posé la question du risque de l’arme nucléaire dans les mains d’un autre fou….

La psychologie des dirigeants suprêmes est un sujet d’importance. Le pouvoir tend à corrompre, le pouvoir absolu corrompt absolument, disait un libéral, partisan de contre-pouvoirs. Le spécialiste Pascal de Sutter écrit que la folie chez un homme politique, c’est comme la tuberculose pour les mineurs du siècle de Zola, une vraie maladie professionnelle.

Chez les autocrates se développe une démesure que les Grecs appelaient hubris. Leur entourage de courtisans devient une chambre d’écho qui ne fait pas obstacle à  leurs initiatives. Khrouchtchev pendant la crise de Cuba devait tenir compte de son Bureau politique. Poutine décide seul mais il semble bien que les hommes autour de lui pensent comme lui. C’est pour cela qu’il les a choisis.

Ces gens ne sont pas fous, au sens où leur comportement serait imprévisible. Au contraire, ils suivent une logique rigoureuse. Ils se sont construit non pas une idéologie mais une vision du monde, ils se racontent une histoire, un narratif partagé par le groupe, dans lequel dominent le ressentiment, la volonté de ne pas être humilié et la justification d’une action préventive contre un ennemi qui chercherait à nuire.

Poutine l’a décrit dans l’hallucinant cours d’histoire de la guerre mondiale où il justifiait son action en Ukraine. 

En résumé, l’URSS cherchait la paix alors que les nazis, et ceux qu’on a appelés plus tard ses alliés et qui ne valaient pas mieux que les nazis, tentaient de détruire le pays. C’est pour sauver la paix qu’elle a signé le pacte germano-soviétique. Mais à cause de ce pacifisme, elle n’était pas prête à réagir à l’agression allemande, ce qui lui a coûté des millions de morts. Un génocide… Et la menace se répète. Il faut la prévenir.

Un narratif entièrement faux mais de grande cohérence interne, un bloc d’assertions que Poutine a acquises dans sa jeunesse à Leningrad, marquée par le terrible siège que la ville avait subi pendant la guerre. Un bloc qu’il a fortifié en s’engageant au KGB, non par idéologie marxiste, mais par nationalisme russe.

C’est un narratif interne fermé, comme ceux qui structurent le nazisme, l’islamisme radical ou le complotisme. Ils rendent leurs partisans inaccessibles à la correction car ces blocs sont intellectuellement confortables et existentiellement irremplaçables. Les partisans d’une société démocratique utilisent des narratifs ouverts qui laissent place à la controverse. C’est leur honneur, c’est aussi leur fragilité.

L’adhésion de Poutine à son narratif devrait le retenir d’appuyer sur le bouton nucléaire car il serait le fossoyeur de son propre pays. Mais quant à savoir si l’enfermement paranoïaque du pouvoir a déjà brisé toute considération envers ce qui n’est pas son propre orgueil et, dans ce cas, si des contre-feux existent au sein du cercle dirigeant, je l’ignore…Mais se poser la question est  déjà préoccupant… »

Richard PRASQUIER, ancien Président du CRIF

(3/03/2022)