Nathalie Loiseau à La Revue Civique: sanctionnons la Russie par le gazoduc et les oligarques (entretien)

Exclusif. L’ancienne Ministre de l’Europe, élue au Parlement Européen comme tête de liste en 2019, répond ici à La Revue Civique sur les conséquences à tirer, en termes de sanctions, après l’arrestation et la condamnation en Russie d’Alexeï Navalny, le principal opposant à Vladimir Poutine. Elle évoque ici les diverses mesures que doivent prendre les dirigeants européens pour mieux protéger les libertés fondamentales, également au sein de l’Union Européenne.

-La Revue Civique: les plus hautes autorités européennes – françaises, allemandes, britanniques… – et américaines ont exigé « la libération immédiate » d’Alexeï Navalny. Quelle(s) initiative(s) doi(ven)t être prise(s) pour que cette exigence ne soit pas un voeu pieu ?

-Nathalie LOISEAU: D’abord, ce qui se passe actuellement en Russie est la preuve de la faiblesse de Vladimir Poutine. Un homme réellement fort ne réagirait pas comme il le fait. On le voit, l’arrestation et la condamnation de Navalny suscite en Russie une indignation profonde, des manifestions importantes et des arrestations en nombre: il n’y a pas d’indifférence en Russie sur le sort d’Alexeï Navalny.

Et ce que nous disons en Europe est d’abord destiné à cette société civile russe pour qu’elle sente qu’elle n’est pas isolée. Ensuite, ce qui s’est passé ne peut rester sans conséquence. Alexeï Navalny a d’abord été empoisonné. Il a du partir en Allemagne se faire soigner, je le rappelle avec l’accord du Kremlin. Ensuite, il a été arrêté et condamné pour avoir été absent pour des raisons bien connues qui avaient été validées par le Kremlin. C’est donc un déni de justice absolu.

Que faire aujourd’hui ? Joseph Borrell (le Haut représentant de l’UE pour les Affaires étrangères et la politique de Sécurité) devait aller à Moscou pour des consultations avec les Russes, pour faire part de notre désapprobation et de notre inquiétude. Je pense qu’il devrait ne pas y aller, et ainsi marquer le coup. Ensuite, on entend parler de sanctions, de sanctions supplémentaires.

 » L’arrêt de Nord Stream est une question de souveraineté énergétique de l’Europe « .

Quelles peuvent-elles être ces sanctions ?

-Il y a déjà eu des sanctions, non pas contre la Russie mais contre des personnalités. Il ne faut pas s’interdire de continuer dans la même direction mais je pense qu’il va falloir changer de méthodes car, manifestement, les sanctions ne sont pas suffisamment entendues. Il faut, de mon point de vue, envisager deux axes.

Le premier est le gazoduc Nord Stream, dont on parle depuis un moment. Ce Parlement Européen a demandé l’arrêt de Nord Stream et il va le redemander dans les jours qui viennent. C’est une question de souveraineté énergétique de l’Europe. C’est une question de dépendance vis-à-vis d’une Russie, qui ne nous montre pas qu’elle se rapproche de nous, Européens, sur les valeurs fondamentales.

Ensuite, quand on sanctionne le système de pouvoir en Russie, on ferait bien de s’interroger sur ce qu’on peut faire sur les biens mal acquis, des oligarques russes en Europe, au-delà de l’Union européenne d’ailleurs. Je pense notamment à Londres, où les oligarques russes sont très présents. Si des oligarques se sont enrichis sur la corruption, sur des détournements de fonds et les dépensent en Europe, c’est là qu’il faut qu’on sanctionne.

-Cibler les oligarques est selon vous une manière de faire plier le régime russe ?

-Alexeï Navalny est poursuivi parce qu’il dénonce la corruption. Son discours et ses révélations résonnent fortement en Russie, précisément parce qu’il met l’accent sur la corruption. L’Europe ne peut pas savoir que la corruption existe et accepter d’en bénéficier indirectement.

Le gazoduc Nord Stream 2 « ne concerne pas seulement l’Allemagne ».

-Sur le gazoduc Nord Stream, l’Allemagne semble plus hésitante que la France. Est-elle en train d’évoluer au point d’envisager la suspension de ce projet énergétique ?

-C’est à l’Allemagne de prendre sa décision mais c’est une décision qui ne concerne pas seulement l’Allemagne. Ce que les autres Européens a à en dire est important, ce que par exemple l’Ukraine a à en dire est important. L’Allemagne doit peser le pour et le contre et prendre la bonne décision.

 » Il faut établir des liens avec celles et ceux qui, très courageusement en Russie, prenant de grands risques, expriment quand même leurs désaccords avec ce qui se passe « .

-Est-ce que votre groupe, peut-être avec d’autres au Parlement Européen, ne pourrait pas prendre une initiative symbolique forte, comme par exemple aller à Moscou, réclamer sur-place la libération de Navalny et rencontrer ses proches, ses partisans ?

-Avec la pandémie, les déplacements sont malheureusement extrêmement restreints. Il n’y a pas de mission du Parlement Européen à l’extérieur depuis l’année dernière, c’est très regrettable mais c’est ainsi. Il y a en revanche des contacts que l’on peut prendre en ligne, notamment avec les proches d’Alexeï Navalny. On l’a fait avec les démocrates de Biélorussie. On devrait le faire avec celles et ceux qui, très courageusement en Russie, prenant de grands risques, expriment quand même leurs désaccords avec ce qui se passe.

 » Il y a une complaisance coupable de certains partis politiques en Europe, situés à l’extrême gauche et à l’extrême droite, avec la Russie. »

-Concernant ce qui peut relever d’une guerre de l’information, engagée, et dans le cadre d’une « géopolitique des vaccins », on a vu apparaître une promotion du vaccin russe « Spoutnik V », qui s’apparente parfois à une opération de charme tentée par le Kremlin vers l’Europe. En France, Jean-Luc Mélenchon par exemple a fait activement la promotion de ce vaccin là (avec le vaccin cubain). Quel est votre point de vue ?

-Sur la désinformation et les ingérences russes, nous avons mis en place au Parlement Européen une commission spéciale sur les ingérences étrangères dans les démocraties européennes. Cette commission expose avec régularité les opérations menées par plusieurs pays, notamment par la Russie, qui visent l’Union Européenne et qui passent par des cyberattaques, par des actions de désinformation, par la complaisance coupable de certains partis politiques en Europe, situés à l’extrême gauche et à l’extrême droite, avec la Russie.

En ce domaine, il faut sortir de la naïveté et exiger de la transparence. Sur le financement de certaines associations, de certaines fondations, de certains « think tanks ». On doit savoir quand un pays étranger, qui n’est pas amical envers nous, finance des personnalités publiques. Cela doit être transparent.

 » S’agissant du vaccin: mélanger la science et la politique, c’est ce qu’on peut faire de pire quand on lutte contre une pandémie « 

S’agissant du vaccin: mélanger la science et la politique, c’est ce qu’on peut faire de pire quand on lutte contre une pandémie, qui est une pandémie mondiale. On gagnera ensemble ou on perdra ensemble. A ma connaissance aujourd’hui, au moment où nous parlons, les laboratoires russes du vaccin « Spoutnik V » n’ont toujours pas demandé d’autorisation à l’Agence européenne du médicament pour pouvoir livrer ce vaccin en Europe. On a vu, comme dans le cas d’autres laboratoires, il y avait jusqu’à présent un manque de transparence. Il faut exiger la même transparence pour ce vaccin russe que pour les autres vaccins, évidemment.

Pour l’instant, hors du cadre européen d’action concertée, un seul Etat a accepté le principe de livraison du vaccin russe: c’est la Hongrie. Le principe européen, mis en place par la Présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen, est le principe de faire reposer la responsabilité des effets secondaires des vaccins sur les laboratoires, et de ne pas transférer cette responsabilité sur les Etats. Je pense qu’il faut continuer dans cette voie, dans cette méthode. On a pu la juger lente, cela a pu susciter des impatiences, mais on parle de choses très sérieuses, la Santé de nos concitoyens. Inoculer un produit à des personnes en bonne santé exige que la responsabilité soit clairement établie en cas de problème.

 » Les démocraties sont attaquées, par ceux qui veulent faire croire que les régimes autoritaires seraient plus efficaces, alors qu’on sait qu’ils sont hostiles à la liberté et à la transparence. Il faut que nous apprenions à mieux nous défendre. « 

-Plus globalement, est-ce la question des valeurs et des libertés essentielles – posée par la condamnation de Navalny et d’autres événements – ne constitue-t-elle pas une occasion de re-mobilisation de l’Union européenne, de ses citoyens d’une part, et d’un rapprochement réaffirmé et concret avec les Etats-Unis d’Amérique de Joe Biden ?

– D’abord, l’Union Européenne a commencé à balayer devant sa porte. Au moment où on a mis en place de Budget de l’UE pour les sept années à venir, on a mis en place une conditionnalité du versement des fonds au respect de l’Etat de droit dans les Etats membres. Parce que nous avons, en Europe, des pays qui s’éloignent de l’Etat de droit. Avant donc de donner des leçons, nous avons donc pris et appliqué à nous-mêmes les règles que nous prônons pour les autres.

Aux Etats-Unis, on sait que le nouveau Président Joe Biden a à combattre des assauts contre la démocratie dans son propre pays. Il en a la volonté. De ce point de vue, nous la partageons. Il a annoncé qu’il voulait organiser un Sommet des démocraties. C’est évidemment un moment et un objectif important.

Pour ce qui est de l’Union Européenne, nous avons adopté le Magnitsky Act européen, qui permet de sanctionner les auteurs de répressions et d’atteintes aux Droits de l’Homme dans le monde. Nous avons adopté le mécanisme, c’est très bien. Maintenant, il faut avoir le courage de l’utiliser. C’est-à-dire enclencher des sanctions ciblées, quand on connaît les auteurs de répressions, que ce soit à Hong Kong, en Russie ou ailleurs.

-Vous êtes confiantes dans une convergence effective entre Europe et Etats-Unis ?

-Oui, il y a une volonté commune. Et il faut aller au-delà. Pensons au Japon, pensons à l’Australie. Les démocraties sont attaquées, par ceux qui veulent faire croire que les régimes autoritaires seraient plus efficaces, alors qu’on sait qu’ils sont hostiles à la liberté, hostiles à la transparence. Et bien, il faut que nous apprenions à mieux nous défendre.

Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET

(03/02/21)

En 2016, Nathalie Loiseau, alors directrice de l’ENA et auteur de « Choisissez TOUT », échangeait des réflexions avec le fondateur et les amis de La Revue Civique.