N Tenzer: pour l’Europe, « il ne peut y avoir d’équivalence entre Chine et Russie d’un côté, et Etats-Unis de l’autre. »

Nicolas Tenzer, haut fonctionnaire et intellectuel engagé, ancien élève de l’Ecole normale supérieure et de l’ENA, est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages, sa réflexion portant à la fois sur la philosophie politique et sur les relations internationales. Il est également président fondateur du Centre d’étude et de réflexion pour l’action politique (CERAP). Il a publié au mois de décembre dans la revue en ligne « Diploweb.com » un article intitulé « Europe-puissance : comment bâtir un projet réaliste »; il répond ici aux questions de Jean Corcos pour la Revue Civique.

-La Revue Civique : Les médias et beaucoup de leaders politiques parlent des trois pôles économiques en concurrence, l’Europe, les États-Unis et la Chine, en établissant une symétrie entre les deux derniers. Faut-il accepter cette symétrie ? En quoi cette vision est-elle limitée ? Et pourquoi s’affirmer comme une puissance seulement économique est-il, selon vous, « un des angles morts de la puissance européenne » ?

-Nicolas TENZER : La simplification est la chose au monde la mieux partagée ! Derrière cette présentation en trois pôles, il est trois idées implicites. La première qu’on comprend aisément consiste en une forme plaidoyer pour l’Europe, ou plutôt l’Union européenne. On la présente ainsi comme une zone économique dotée d’une forme de souveraineté qui la place dans un jeu d’égal à égal avec deux États qui sont les premières puissances économiques mondiales. On se référera ainsi au PIB européen, à la R&D européenne, etc. pour montrer que l’Europe n’est pas ridicule.

Cette idée ne me déplaît pas, sauf que l’Europe est loin d’être une zone homogène ayant une cohérence parfaite, pour le moins, en matière de politique économique. Il est vrai, en revanche, que c’est un marché unique. C’est aussi un ensemble qui s’est doté d’une capacité de négociation propre, ce qui est bien, puisque la compétence dans ce domaine est l’une des rares totalement déléguée au niveau européen. En revanche, les États européens sont en compétition les uns avec les autres, créant une émulation que nul ne saurait déplorer. En sorte, on pré-vend l’Europe comme une entité égale à un État comme si cela pouvait être une prophétie autoréalisatrice. Or, précisément, dès lors qu’on parle de puissance effective, c’est loin d’être le cas.

La création d’une équidistance de l’Europe entre la Chine (Russie aussi) et les Etats-Unis est « un schéma qui tend à accréditer une représentation dont les dictatures savent bien tirer profit dans leur propagande ».

La deuxième idée implicite est effectivement la mise en équivalence des États-Unis et de la Chine. Nous sommes certes des compétiteurs et rivaux avec les deux, et personne ne saurait prétendre que les méthodes commerciales des États-Unis soient toujours exemplaires, mais en termes politiques il n’y a pas d’équivalence. Or, ce type de schéma tend à accréditer cette représentation dont les dictatures savent bien tirer profit dans leur propagande. Sans développer ce point ici, je suis toujours surpris, et parfois effrayé, de la méconnaissance par certains dirigeants politiques et leurs conseillers ou conseillères des mécanismes de propagande et de communication des régimes dictatoriaux. Certains ou certaines me paraissent manquer des connaissances de base nécessaires.

Enfin, une troisième idée sous-jacente est liée à ce qu’on pourrait appeler le pouvoir unificateur de la géographie propre à certains récits. L’Europe serait rivale de Washington et Pékin parce qu’elles sont loin. Mais il y aurait une sorte d’unité de l’Europe. De pas en pas, on voit la conclusion que certains en infèrent : la Russie serait européenne par nature et il faudrait s’y allier pour former une grande Europe indépendamment de toute considération quant à la nature du régime russe. On retombe là dans une sorte de billevesée géographisante ou d’une géopolitique par les cartes depuis longtemps réfutée. Mais on voit là aussi quel avantage le régime de Poutine peut en tirer sur le plan de sa propagande d’autant que l’idée se marie bien avec l’idéologie eurasianiste d’un Alexandre Douguine, l’une des inspirations du maître du Kremlin. C’est à ce nationaliste antisémite – celui-là même qui avait invité Soral à Moscou – qu’on doit la première formulation de l’Europe de Lisbonne à Vladivostok, titre par la suite d’un article de Poutine lui-même, paru en 2010 dans la Süddeutsche Zeitung.

Donc cette vision peut susciter et, de fait, suscite ce genre de représentations dont l’impact n’est pas neutre en termes de politique étrangère et de sécurité. Sur le plan économique, elle marginalise d’ailleurs étonnamment d’autres zones du monde : le reste de l’Asie d’abord, mais aussi l’Amérique latine et l’Afrique. La tripolarité n’est qu’une vision simplifiée du monde qui ne rend que très imparfaitement compte des flux économiques et financiers, du rôle des monnaies et des conflits commerciaux. Il ne faut ni « économiser » la géostratégie, ni « géopolitiser » les réalités économiques.

« Quand il y a 20 ans je parlais d’Europe-puissance, certaines personnalités, par ailleurs éminemment européennes, m’affirmaient que seule l’économie menait le monde ».

Quant à votre dernier point, oui, et j’y reviens fréquemment ; quand il y a vingt ans, je parlais d’Europe-puissance, que j’insistais sur le facteur premier des phénomènes de conflits et que j’évoquais même les risques de guerre en Europe – nous y sommes d’ailleurs : songez à la Géorgie et à l’Ukraine, respectivement à quatre et trois heures de Paris -, certaines personnalités, par ailleurs éminemment européennes, m’affirmaient que seule l’économie menait le monde, que la guerre était, au moins en Europe, une chose du passé et que la Chute du Mur et le mouvement de libéralisation des économies allaient amener « en dernière instance », le règne de la liberté pour tous. Bien des Européens sincères avaient perdu cette forme de conscience historique qui m’a toujours habité et me fait d’abord entrevoir les tragédies futures. Le plus grave est qu’ils ont détourné les yeux de celles qui se passaient au présent.

-Vous écrivez que c’est principalement la Russie de Poutine qui porte un projet de destruction de l’Europe. Vous dites aussi qu’elle mène des opérations de déstabilisation. De quelle façon ? En quoi les opérations militaires russes en dehors de nos frontières constituent-elles une menace pour nous ? A propos des crimes du régime de Poutine, ou de ceux de la Chine, vous écrivez : « l’Union Européenne (…) ne saurait être réduite à un ministère de la parole qui répète, ad nauseam, des formules creuses » : pourriez-vous nous en donner des exemples précis ?

-Poutine n’a jamais fait mystère de son projet de délitement non seulement de l’Europe en tant qu’ensemble institutionnel, mais aussi d’annihilation de ses valeurs fondamentales. Son veto à 16 reprises du Conseil de sécurité des Nations unies sur la Syrie porte aussi témoignage de sa volonté de détruire le droit international, notamment humanitaire. Répétons-le aussi : les forces du Kremlin ont commis des crimes de guerre en Syrie essentiellement, mais aussi en Géorgie, comme l’a statué récemment la Cour européenne des Droits de l’homme, et en Ukraine. Voulons-nous vraiment que de tels crimes que, pour la Syrie, l’ancien grand rabbin d’Israël Yisrael Meir Lau comparait à la Shoah, soient banalisés ?

« Le régime de Poutine, comme l’a montré notamment le chef-d’œuvre de Catherine Belton, Putin’s People, est fondé sur le crime et le lien avec le crime organisé. »

L’absence de réactions d’ampleur à ce propos montre que nous avons perdu une forme de sens commun. Et ce régime lui-même, comme l’a montré notamment le chef-d’œuvre de Catherine Belton, Putin’s People, est fondé sur le crime et le lien avec le crime organisé. L’Occident est faible quand il ne rappelle pas cette réalité première.

Quant aux opérations de déstabilisation, elles sont aussi démontrées : on sait parfaitement comment le régime russe a, de manière massive, aidé à l’élection de Trump et au Brexit en 2016. Dois-je aussi rappeler les MacronLeaks ? Faut-il enfin oublier le soutien sans faille de Moscou aux « Gilets jaunes » ainsi qu’aux mouvements d’extrême droite en Europe ? Certes, Poutine et ses acolytes n’ont pas créé Trump, le Brexit ou l’extrême droite, mais ils n’ont eu de cesse de souffler sur les braises. Les réseaux sociaux ont donné une force nouvelle à ce qu’on appelait jadis l’agit-prop.

Or, ce qu’accomplit la Russie, en Syrie en soutenant et en accompagnant Assad dans son entreprise de destruction – plus de 700 000 morts, dus essentiellement à ce régime et à ses alliés – et en Ukraine, en envahissant le Donbass et en annexant la Crimée, nous concerne directement. D’abord, elle bafoue nos principes et en fait un objet de doute, sinon de risée. Elle affaiblit notre légitimité en faisant de nos valeurs un chiffon de papier. Il en va certes de même de la Chine lorsqu’elle commet des crimes contre l’humanité contre les Ouïghours et réprime les manifestants pour la liberté à Hong Kong.

Ensuite, la Russie fait directement le jeu des terroristes de Daech que ni Assad ni elle n’ont visé par leurs frappes, ou marginalement, comme l’avait d’ailleurs dit Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense. La destruction du pays ne peut que susciter le désespoir et la rancœur qui alimenteront le terrorisme de demain. Enfin, en attaquant l’Ukraine, elle opère de fait une modification de frontières en Europe et, au mieux, impose une zone gelée, avec le seul désir d’empêcher l’Ukraine – comme d’ailleurs le Bélarus – de rejoindre le club des démocraties.

« La réalité est que (face à la Russie de Poutine) nous ne sommes pas impuissants, mais que nous avons choisi délibérément de l’être ».

Or, l’extension de la démocratie en Europe reste la promesse la plus crédible de paix. Rappelons que l’annexion par la force de la Crimée est la première du genre depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la précédente étant celle des Sudètes par Hitler.

Dès lors, les formules creuses des diplomaties, tant des États que des organisations internationales, sur la « grave préoccupation » ou les injonctions stériles qui demandent à ces régimes révisionnistes de se conformer au droit international sonnent à la fois comme une insulte aux populations concernées et non pas un aveu, mais une proclamation presque fière, d’impuissance.

La réalité est que nous ne sommes pas impuissants, mais que nous avons choisi délibérément de l’être. Que certains en soient encore à parler de reset, de ré-engagement ou de partenariat avec ces pays est le signe soit de la corruption soit d’une absence d’intelligence stratégique.

En matière de Défense, « pendant longtemps encore, l’Amérique restera notre planche de salut. Je ne vois pas avant vingt ans l’Union européenne capable de se donner de l’équivalent de l’article 5 (défense mutuelle) du Traité de Washington. Ce sont des faits. »

-Vous évoquez dans votre article le risque d’un désengagement des États-Unis. Or vous dites aussi que dans ce cas l’effort de Défense passera à 5 ou 6 %, alors qu’on n’atteint même pas 2 % pour la plupart des États européens. Comment maintenir une protection sociale élevée, rembourser les lourdes dettes après la crise du COVID et réaliser cet effort ? Vous concluez sur ce sujet que « la relation transatlantique restera pour longtemps encore, que nous le souhaitions ou non, l’horizon de la sécurité de l’Europe » : serons-nous dans une situation critique si un « nouveau Trump » est élu en 2024 ? Une éventuelle force européenne pourrait-elle s’engager sur des terrains éloignés ?

-Nous avons vu le risque d’un désengagement avec Trump et je suis heureux que Biden corrige le tir. Je ne suis pas parmi les sceptiques à son endroit : nous avons l’administration la plus européo-centrée depuis George H. W. Bush, et même sans doute encore plus. Encore faut-il saisir cette opportunité unique. Par définition, la suite est incertaine et nous devons nous y préparer aussi, mais sans chercher à créer la distance pour la distance. Pendant longtemps encore, l’Amérique restera notre planche de salut. Je ne vois pas avant vingt ans l’Union européenne capable de se donner de l’équivalent de l’article 5 (défense mutuelle) du Traité de Washington. Ce sont des faits.

Permettez-moi de repréciser les chiffres que vous citez : ils émanent d’une conversation avec un haut responsable français, par ailleurs l’un des tout meilleurs experts sur les questions stratégiques. Il me disait que si nous entendions être sérieux sur ce que certains appellent « l’autonomie stratégique » de l’Europe en matière de défense, ce qui supposerait de compenser la contribution américaine si elle venait à disparaître, l’objectif que nous devrions viser serait de 5 ou 6% (du PIB en dépenses militaires), et non de 2%. Cela permet de mettre les choses en perspective et, comme vous le soulignez, dans le contexte actuel, cela paraît pour le moins compromis.

Donc, progressons certes de notre côté, mais profitons de nos alliés américains, en espérant que le sommeil de la raison américaine n’engendrera pas un nouveau Trump. Enfin, bien sûr, bâtissons des capacités d’action sur des théâtres extérieurs lorsque, comme ce fut le cas pour la Syrie en 2013, nos amis américains refuseront de nous suivre. C’est primordial. Mais outre que, sur le plan opérationnel, nous en sommes encore éloignés, je crains surtout que, au niveau de l’Union européenne, beaucoup d’États aient une volonté chancelante. Les alliances futures seront de fait ad hoc.

Nous avons en tout cas un besoin immédiat de nos alliés américains pour mettre un coup d’arrêt aux menaces des régimes russe et chinois comme pour conduire un combat – il doit être commun – en faveur des droits de l’homme et de la démocratie. Je m’inquiète quand je vois certains faire la fine bouche et parler d’une prétendue « vassalité » de l’Europe à l’égard de Washington alors qu’il s’agit seulement de constater une convergence et d’agir en ce sens. Au demeurant, les plus alertes à reprendre ce discours sur notre « assujettissement » vis-à-vis de l’Amérique sont les thuriféraires d’un alignement sur les positions du Kremlin.

Certes, nous sommes et resterons, sur le plan économique, technologique, juridique même, en compétition avec les États-Unis et devons défendre nos positions. Je ne vois pas en quoi il devrait en être de même sur les questions de sécurité. Prenons donc garde aux actions de propagande douce qui voudraient nous proposer autre chose.

Propos recueillis par Jean CORCOS.

(20/02/21)