« Halalisation des trafics », source financière du terrorisme (Anne-Clémentine Larroque)

Voici le texte dintervention, synthétisé, dAnne-Clémentine Larroque, Maître de conférences en Relations Internationales à Sciences Po Paris et auteure de « Géopolitique des islamismes » (PUF), au colloque «Terrorisme et trafic : enjeux actuels », organisé par la Revue Civique et Viavoice le 21 mai 2015 (Table ronde « Filières internationales, origines et structuration »).

 …………………………………………………………………………….

 Je remercie mon ami et confrère Frédéric Encel, et je le remercie doublement ainsi que la Revue Civique de m’avoir invitée à parler devant vous aujourd’hui.

Je vais tenter de développer devant vous quelques points importants sur les rapports existant entre les trafics et le terrorisme djihadiste, émanation de l’islamisme radical.

Les trafics constituent les moyens d’existence et de légitimation de la puissance des groupes terroristes djihadistes, l’analyse de leurs dynamiques demeure fondamentale pour évaluer à quel point la rhétorique des mouvances radicales s’ancrent sur une idéologie totalement fabriquée, détournée, dont le seul objectif est l’assise d’une puissance, en dehors de tout lien avec la religion musulmane.

Je développerai trois points principaux pour évoquer ces aspects :

  1. D’abord, la redéfinition de l’islamisme radical et sa concrétisation dans le djihadisme : un néologisme très usité en ce moment
  2. Ensuite, j’évoquerai les trafics centraux sur lesquels les djihadistes s’appuient pour maintenir leur organisation en état de marche, voire en légitimer l’existence
  3. Enfin, je tenterai de montrer le détournement idéologique mis en place par les concepteurs de la doctrine djihadiste pour justifier leur enrichissement.

……………………………

 Trois vagues de mise en place du djihadisme

  1. D’abord abordons ce qu’est l’islamisme radical. L’islamisme radical constitue le troisième type dislamisme à côté de l’islamisme de prédication et de l’islamisme politique Né des frustrations des groupes politiques islamistes, il touche le Dâr-al-Islam, le monde musulman d’abord, puis s’est développé dans le monde non musulman. 2015: Charlie Hebdo à Paris, l’Hyper Cacher de Vincennes, attentats en Belgique, à Copenhague … Avec le 11-Septembre (2001), le djihâdisme intègre la sphère mondiale.

Il est le fruit et le moteur de l’islamisme radical. Il ne partage avec les deux autres formes d’islamismes que deux finalités : renforcer l’Oumma, créer un État islamique.

Le terme djihâdisme est donc un néologisme, indiquant la volonté d’adhérer au petit djihâd : sourate de la vache : qui recommande la légitime défense pour ceux qui représenteraient une menace pour l’Oumma.

–    Utilisé comme moyen de résistance pendant la période coloniale, il va devenir un outil de combat politique : la naissance du takfirisme marque la première étape de construction idéologique du djihadisme. Le takfirisme, excommunication des impies, s’appuie sur les écrits de deux théologiens des années 40 à 50 : Maududi au Pakistan et Sayyid Qutb, en Egypte.

–    A partir du Takfir, se suivent trois vagues de mise en place du djihadisme : dans les années 80, avec les Talibans et moudjahidines afghans contre l’URSS ;  dans les années 90, avec le djihad contre les régimes militaires en Algérie et en Egypte,  en Bosnie aussi ; dans années 2000, djihad contre l’Occident, qui se perpétue aujourd’hui.

–    Avec la mondialisation du terrorisme djihadiste, sont apparues deux grandes organisations, qui ont des liens d’autorité plus ou moins officiels avec l’ensemble des groupes: Al Qaida et l’Etat islamique. Ils ont des différences fondamentales et, en même temps, un point commun, la déterritorialisation de l’un de leurs modes d’existence : Al Qaida est une nébuleuse divisée entre une cellule mère, et Afpak, AQPA et AQMI… des ensembles déterritorialisés, au sens de frontières claires et établies. Etat Islamique a bien un territoire revendiqué mais il fonctionne avec un mode de recrutement déterritorialisé.

Il y a aussi Ansar Dine, Ansar al charia, Al shebbab, proches d’Al Qaida mais pas dedans. Les deux grandes mouvances partagent en tous cas un point : ils s’appuient sur des trafics.

EI a diversifié ses moyens de financements

2. Les trafics font partie intégrante du mode dorganisation et de financement des groupes terroristes djihadistes : ils doivent financer leurs mouvements et asseoir leur puissance grâce à ces trafics. L’Etat Islamique est estimé aujourd’hui comme plus riche qu’Al Qaida car il dispose de moyens de financement plus diversifiés: trafic d’humains, de drogue, d’armes, jusqu’aux oeuvres d’art antique. En fonction des implantations géographiques des groupes terroristes, on comprend pourquoi tel ou tel produit est choisi : le pétrole au Nord de l’Irak ou le pavot en Afghanistan et au Pakistan.

La diffusion et la propagation des trafics variés dépendent évidemment de la porosité des frontières et de leur force, toute relative, dans des Etats défaillants comme au Sahel ou en Irak, en Afghanistan, au Pakistan ou encore en Libye.

On peut distinguer deux grands types de trafics : ils peuvent viser, d’une part, à l’enrichissement direct par la vente ou la demande de rançons, quand il s’agit des prises d’otages ; ils peuvent aussi viser, d’autre part, à assurer la pérennité de réseaux de trafiquants qui, pour les mouvements djihadistes, servent directement leurs intérêts

–   Dans la 1ère catégorie, il y a notamment le trafic doeuvres dart, de drogue : des produits qui servent à la consommation des « impies et mécréants » et qui rapportent beaucoup d’argent aux mouvements djihadistes qui, par ailleurs, n’ont absolument pas le droit de consommer ces types  de produits : jugés « haram » (interdits) dans le Coran, cela a été le cas au Mali avec la vente massive de cocaïne vers l’Europe: on se souvient, en 2013, le Ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius désigner ainsi Ansar Dine, le Mujao ou AQMI comme « des narco trafiquants ». L’armée française a également débusqué récemment, via l’opération Barkhane, une tonne et demi de drogues et des armes au Nord Est du Niger près de la frontière libyenne.

–    En Afghanistan et au Pakistan, il y a la vente du pavot, les Talibans organisant sa construction et ses réseaux sur cette vente. Pour les oeuvres d’art : il faut signaler que ces produits assurent le 2ème pôle de financement de l’Etat Islamique, derrière le pétrole aujourd’hui : les destructions du musée de Mossoul ont été largement médiatisées mais les reventes sont bien plus conséquentes que les oeuvres détruites dans cette zone. Depuis 2011, le marché des oeuvres d’art en provenance de Syrie et d’Irak ont fortement progressé.

-S’agissant des trafics visant à la pérennité des dispositifs djihadistes, l’exemple du trafic d’armes est éloquent.

Les idéologues ont légitimé

des actions absentes de la charia.

3. La loi islamique : la Charia revendiquée par l’ensemble des groupes djihadistes est composée de plusieurs textes. Elle tire son essence du Coran et de la Sunna et englobe certains principes de droit de l’ijtihad. Evidemment, la création de règles de droit n’est pratiquement plus faite chez les sunnites, les groupes djihadistes se réclamant tous du salafisme, doctrine évoquant le retour aux pratiques des pieux ancêtres, n’ont pas de « hadiths » (préceptes) concernant le trafic d’armes à feux ou des drogues.

Les idéologues sont pourtant parvenus à légitimer des actions absentes de la Charia, des actions qui vont même à l’encontre du respect de soi et d’autrui prôné par le Coran : ils parviennent à démontrer à leurs partisans que c’est la finalité du djihad qui est poursuivie avant tout par ces agissements.

Ces incohérences ont été mal vécues par certains chefs de Katiba notamment au Sahel. Au moment où AQMI s’est organisé dans la zone, ils ont refusé de s’associer au trafic de drogue, désigné comme « haram » par les textes islamiques.

Le Coran mentionne clairement l’interdiction de l’alcool et de tout ce qui peut contrevenir au fonctionnement normal du cerveau. La pratique du commerce est en revanche licite mais s’accompagne de règles d’équité et ne doit pas être défavorable à l’un des deux parties : de même le mensonge, les vices cachés ne doivent en aucun cas faire partie de la transaction ; d’après plusieurs hadiths de la Sunna.

Enfin : on peut évoquer une haramisation du djihadisme auquel certains groupes vont se rallier par opportunité économique et même politique : trafiquants du Sahel, qui s’associent à AQMI pour bénéficier de certains réseaux, et débouchés.

Ainsi, au regard de ces observations, on peut conclure que la halalisation des trafics demeure le résultat le plus probant, le plus fructueux du grand détournement idéologique que le djihadisme ait produit depuis qu’il s’est internationalisé voire mondialisé.

Anne-Clémentine LARROQUE,

Maître de conférence à Sciences Po,

auteure de « Géopolitique des islamismes » (PUF).