Très informée sur le terrorisme, Louise I. Shelley est l’une des meilleurs experts au monde, en particulier de leurs réseaux de financements – étonnamment diversifiés, nous explique-t-elle – et d’actions. Chercheuse aux Etats-Unis, mais occasionnellement aussi dans d’autres pays dont la France, elle dirige le TraCCC: « Terrorism, Transnational Crime, and Corruption Center » (School of Public Policy ; université américaine George Mason University ; en Virginie).
Auteur de « Dirty Entanglements » (Sales enchevêtrements ; Cambridge University Press, 2014), elle répondait aux questions de la Revue Civique (en décembre 2014, quelques jours avant les attaques terroristes qui frappaient Paris, les 7 et 9 janvier 2015). Sur les réseaux djihadistes, leurs liens mondiaux avec les grands trafics criminels: sujet redevenu tragiquement d’actualité en 2015 et 2016 en France et en Europe. « Il y a incorporation de la criminalité transnationale dans l’organisation terroriste ». Entretien éclairant sur de très puissants réseaux, aux ramifications méconnues.
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La REVUE CIVIQUE : comment s’établit la chaîne criminelle entre contrebandiers et trafiquants en tous genres (de drogues, de tabacs, d’alcools), les réseaux criminels « ordinaires » et les réseaux terroristes ?
Louise SHELLEY : les réseaux criminels et terroristes se pensent comme un grand commerce, de manière très rationnelle. Ils se développent dans l’économie illicite, et concernent principalement le monde développé. Il y a 20 ans, les trafics de drogues ou de produits illicites entretenaient simplement une grande criminalité, locale, nationale ou internationale, une criminalité « ordinaire », aujourd’hui organisée en réseaux.
Comme la mafia ?
Non, car la mafia correspond à une criminalité organisée comme une vieille structure : un peu comme autrefois IBM ou General Motors, structure un peu lourde qui n’est pas aussi dynamique que les nouveaux groupes transnationaux. Les réseaux criminels et terroristes, eux, ont des structures bien plus flexibles, comme le sont les grandes entreprises de nouvelles technologies. L’organisation n’est plus seulement verticale ou pyramidale mais horizontale et mobile dans ses composantes.
La grande criminalité transnationale
Avec la chute de l’Union soviétique, il y a eu une grosse diminution de l’argent provenant des États, destiné au financement du terrorisme. De ce fait, les organisations terroristes se sont retrouvées dans une situation critique, elles ont manqué de ressources : elles ont ainsi utilisé la grande criminalité comme mode de financement. Quand j’ai commencé mes études en criminologie, les deux domaines étaient nettement séparés : il y avait d’un côté les organisations criminelles et, de l’autre, les organisations terroristes. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : il y a de la grande criminalité hors du terrorisme mais il n’y a plus d’organisation terroriste sans contact avec des réseaux criminels. Il y a même incorporation de la criminalité transnationale dans l’organisation terroriste.
Il y a imbrication entre grande criminalité et terrorisme à l’échelle mondiale ?
Oui. Le modèle que je présente dans mon livre est le suivant : pour comprendre l’économie actuelle, il faut comprendre la relation entre la grande criminalité transnationale et l’État et la relation entre terrorisme et l’État. Avant, par exemple dans la grande expansion de l’après Seconde guerre mondiale, l’expansion des mafias, en Italie ou au Japon, étaient liés à l’expansion dans ces États. Désormais, les grands réseaux de criminalité transnationale ne sont plus liés à un État mais sont liés à divers lieux où l’administration étatique est moins présente : dans certaines banlieues, dans des « méga-cités », dans certaines zones de conflits… Il faut comprendre les nouveaux phénomènes, depuis la chute de l’Union soviétique, dans ce contexte de la mondialisation.
Diversifications étonnantes de « État islamique »
Les réseaux criminels, qui alimentent le terrorisme, se jouent donc des frontières et des États…
Oui, sachant qu’on ne doit pas seulement parler de financement du terrorisme mais aussi de commerce de terroristes. Les réseaux recherchent des gens les plus capables, les plus performants, dans un sens global. Ils opèrent pour cela des diversifications étonnantes.
Je suis actuellement entrain de faire des recherches sur l’État Islamique, qui a une bien plus forte diversification de son économie que les pays de la région. Les pays du Golfe sont fondés sur le pétrole tandis que l’État Islamique a une économie diversifiée, reposant sur la criminalité avec des branches très différentes. Il fonctionne comme un commerce qui comprend qu’il doit avoir une stratégie économique de ressources diversifiées et qui agit comme un commerce, en élargissant son marché.
L’État Islamique est un hydre à plusieurs têtes ?
Oui, il a de nombreuses têtes…
Géographiquement, les ressources des organisations terroristes sont-elles aussi diversifiées ?
Oui. Quand on regarde en Amérique latine, en Afrique ou au Moyen-Orient, c’est le même phénomène : cette diversification des ressources terroristes ne concerne pas seulement le monde arabo-musulman. Quand on analyse par exemple la diversification du mouvement terroriste des FARC en Colombie, il y a la même diversification, et le même type de connexions.
Il y a un triangle, situé à la frontière du Paraguay, de l’Argentine et du Brésil, où se trouvent toute une série d’organisations terroristes et d’organisations criminelles – dont le Hezbollah libanais, des organisations chinoises, japonaises…
Un triangle très éloigné des zones d’actions terroristes…
Oui. Il a notamment été établis, dans ce triangle, des liens avec le Gabon, portant des ressources financières considérables.
Touaregs au Mali, bédouins au Sinaï, tribus sunnites en Irak, les islamistes réussissent aussi, par ailleurs, à instrumentaliser des populations défavorisées. Par le biais de contrebandes diverses, ces populations, réellement ou prétendument défavorisées, constituent-elles le terrain de chasse privilégié des islamistes ?
Ce phénomène existe mais il ne constitue qu’une partie de la diversification des ressources du terrorisme. Il y a bien d’autres zones, et des diasporas non contrôlées par les États européens, qui participent de cette diversification. Je pense notamment à la place de Hollywood.
Menaces sur Hollywood,
et l’historique « Kgébiste »…
Que se passe-t-il à Hollywood ?!
Pour les islamistes, Hollywood représente quelque chose d’horrible – la débauche, la liberté des femmes notamment -, qu’il faut donc absolument combattre. Pour cette raison, une cellule a été constituée par le russe Bassaïev, qui avait organisé l’attaque terroriste au sud de la Russie contre une école. Il a formé des cellules criminelles à visée terroriste en Europe et aux États-Unis, en particulier à Hollywood, dans ce qu’il considérait comme le cœur de la propagande américano-occidentale. Il a constitué ces cellules en lien avec des tchétchènes et un groupe de criminels arméniens. Ils ont travaillé ensemble pendant plus années pour gagner de l’argent à partir de leurs activités criminelles et pour organiser l’attentat au sud de la Russie.
Peut-on dire que s’établissent des liens plus que douteux entre certains Etats, qui ne sont pas les plus démocratiques de la planète comme la Russie, et des réseaux criminels à finalité terroriste ?
Oui. Il est étrange de voir des groupes de tchétchènes et d’arméniens travailler ensemble.
Des alliés non démocratiques et même à visées totalitaires peuvent trouver intérêt à travailler ensemble contre les démocraties. En ce domaine, des complicités peuvent être multiples…
Oui. J’ai été un expert de l’Union soviétique. C’était toujours le KGB qui était responsable des relations extérieures avec les partis dans de nombreux pays. Aujourd’hui, l’administration de Poutine, « KGbiste », continue de faire la même chose.
Avec des outils nouveaux…
Oui. Dans mon livre, j’explique aussi qu’il faut comprendre l’histoire, les modèles, pour comprendre la réalité d’aujourd’hui.
Les trafics nourris en Afrique
Dans les produits de contrebande, utilisés dans les trafics pouvant alimenter le terrorisme, il y a la drogue, les cigarettes, l’alcool… notamment au Sahel et en Afrique du Nord. Avez-vous une évaluation des gains financiers produits par ces trafics ?
C’est difficile à estimer. Dans le cas de la localité du sud de la Russie (où l’attentat contre une école a eu lieu), les groupes d’Arméniens étaient organisés autour d’un trafic de voitures volées : ils touchaient de l’argent sur les assurances des voitures volées (en Europe ou aux États-Unis) et ils gagnaient aussi de l’argent en revendant les voitures ailleurs, au Caucase par exemple. Mais l’imbrication d’organisations criminelles fait qu’on ne sait pas vraiment combien revient au réseau terroriste et quel est exactement le partage opéré.
J’étudie actuellement le trafic d’animaux sauvages en Afrique du Sud, en particulier pour les défenses d’éléphants et les cornes de Rhinocéros. Des réseaux de transporteurs se constituent mêlant des criminels et des terroristes. L’argent a une difficile traçabilité, car il passe par divers circuits occultes et on ne sait pas comment il se répartit. Cela vaut moins pour la criminalité chinoise. Car elle commence en Chine, passe en Afrique ou en Europe, mais les Chinois contrôlent toute la chaîne. Dans d’autres cas, il y a des intermédiaires, des facilitateurs, c’est plus compliqué à « tracer ».
Pour une zone de préoccupation pour la France, l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne, quels sont les trafics et les circuits opérationnels pour alimenter le terrorisme ?
Je commence mon livre par l’attentat commis dans le sud de l’Algérie, où les terroristes ont financé leur organisation par le trafic de cigarettes, puis par les prises d’otages d’Européens. Pays développés et pays en développement sont liés par cette histoire. L’attaque en Algérie est, à ce titre, exemplaire. Ce qui est important c’est non seulement l’importance des trafics mais aussi des otages, notamment d’Européens, dans le financement du terrorisme.
Les otages sont des monnaies d’échange, au sens strict ?
Oui. C’est plus de 100 millions de dollars, dans ce cas de l’attaque en Algérie, que les Européens ont payé à AQMI pour la libération des otages.
Pour le trafic de drogue, par ailleurs, c’est énorme aussi. Il vient d’Amérique du Sud, il passe par l’Afrique pour aboutir en Europe. C’est exactement le chemin inverse que la route des esclaves. 90% des esclaves africains avaient été « exportés » par les Européens au Brésil et dans la région d’Amérique du Sud qui, aujourd’hui, est la source de la route mondiale de la drogue.
Il y a 20 ans, mes collègues criminologues disaient qu’il n’y avait pas et qu’il n’y aurait pas de marché européen pour la cocaïne. Or, tout a changé : les marchands ont finalement créé un marché en Europe. Comme le marché de la cocaïne s’est stabilisé et a même diminué aux Etats-Unis, il s’est transféré en Europe, via l’Afrique. Il y a des communautés en diaspora, la libanaise en particulier, qui est concerné par ce trafic et le transport de la drogue.
Trafic de drogue pour le Hezbollah…
Vous voulez dire qu’une partie de la diaspora libanaise est impliquée dans le trafic de drogue en Afrique ?
Oui, le Hezbollah en particulier bénéficie de ce trafic réalisé en Afrique.
Je reviens sur la question des otages. Le paiement de rançons bénéficie aux réseaux terroristes. Ces réseaux profitent-ils de la faiblesse des démocraties européennes ?
Absolument. Cela a été discuté aux Etats-Unis récemment. Les démocraties font face à des réseaux violents et très autoritaires. Pour les démocraties, qui défendent les droits humains, c’est difficile de combattre des structures si puissantes.
Même si, militairement, le combat est engagé, par exemple en Irak contre l’Etat Islamique par une coalition internationale ?
Mais les militaires ne peuvent pas combattre un système commercial transnational, organisé avec une grande diversification de ressources.
Concernant la ressource des otages, il y a-t-il une réelle différence de doctrine entre les Etats-Unis et l’Europe ?
Oui. Les États-Unis ne paient pas pour les otages.
Est-ce vrai au-delà du discours ?
Oui. C’est la raison pour laquelle les otages américains sont souvent tués. Mais maintenant les islamistes prennent beaucoup moins en otage des Américains car cela ne leur rapporte rien financièrement.
Le trafic de cigarettes est source de financement aussi ?
Oui. Une partie des cigarettes vendues en France l’est de manière illicite. Un tiers de ce marché illicite provient d’Afrique du Nord. Les cigarettes vendues en contrebandes sont transportées par petits paquets, par mules un peu partout en Afrique du Nord, elles sont donc très difficiles à détecter et donc à stopper. On dit que, pour la drogue, environ 10% des marchandises sont arrêtées par la douane ou la police. Pour les cigarettes, c’est seulement 1 à 2%.
Que font les Etats de la région, soit en Afrique du Nord, soit au Sud de l’Europe, pour faire face au trafic de drogues ou de cigarettes ?
Si on examine l’Afrique du Nord, l’une des plus grandes explications est la corruption, la complicité. Le problème est que les organisations transnationales criminelles et terroristes travaillent avec des officiers de gouvernements.
Le problème prioritaire pour l’Europe
Même dans des Etats comme l’Algérie qui se disent en combat contre le terrorisme ?
Oui. C’est comme en Irak, un des États de la région est en lien avec État Islamique pour le trafic de pétrole… Dans ces conditions, il est difficile de combattre quand on est une partie du problème.
Le problème en Europe est de quelle nature ?
En Europe, le problème n’est pas celui de la corruption. Quand vous regardez les études de « Transparency International », qui fait la cartographie de la corruption, on voit qu’elle est importante en Afrique du Nord mais peu importante en Europe, sauf en Roumanie et en Italie. Une partie du trafic de cigarettes passe par l’Espagne et le Portugal, qui ne sont pas efficaces dans la lutte. Ce ne sont pas des États qui fonctionnent bien en ce domaine, cette lutte n’est pas considérée comme une priorité pour eux. Les organisations criminelles et terroristes ont des stratégies et utilisent les faiblesses du système, en l’occurrence européen. Ils ont une logique de commerce, et ce n’est pas un hasard si ces trafics passent.
S’il y avait une mesure prioritaire à prendre par les Etats européens, quelle devrait-elle être ?
L’Europe doit donner un budget à une structure de gouvernement qui fonctionne au niveau européen. Pour contrôler l’immigration, il faudrait une structure européenne efficace. Car comment un migrant illégal peut-il ensuite intégrer l’économie légale ? L’immigration illégale alimente naturellement une économie souterraine, des trafics en tous genres, qui peuvent aussi être des circuits pour la criminalité et donc le terrorisme. L’Europe doit faire face à ce risque avec davantage d’unité et d’efficacité. Car l’Europe est désormais entourée de pays en conflits et qui, pour certains, implosent. Les zones de frictions sont nombreuses aux frontières de l’Europe – le Proche Orient, l’Ukraine et la Russie, le Sud de la Méditerranée… Si l’Europe ne s’organise pas, ces zones de frictions peuvent conduire à l’importation de problèmes liés à la criminalité et au terrorisme transnational. C’est une question de protection.
Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET